Chapitre 36 : Dernier avertissement

   — C'est bon, tout y est ?

   — Oui, on peut y aller maintenant, monte, confirme Ellen.

Je m'installe à bord du carrosse, déjà à bout de souffle. Les cochets sont déjà en place. Je sens que ce voyage ne sera pas de tout repos. Au moment de quitter le palais avec Ellen, Marek reste sur le pas de la porte en agitant la main pour me dire au revoir. Je lui envoie un bisou volant en réponse, sourire à l'appui, quand je vois Arthus s'approcher de lui et lui chuchoter quelque chose à l'oreille. Mon sourire disparait quand je vois le visage de Marek devenir grave au fur et à mesure qu'on s'éloigne du palais. Depuis ce que j'ai dû faire avec Arthus, j'ai la chair de poule à chaque fois que je le vois. Comment aurais-je pu vivre en paix avec moi-même si cet enfant était de lui ? Je n'ose même pas imaginer ce scénario, tellement il m'horripile.

   — Un problème ? s'inquiète Ellen.

Sans m'en rendre compte, mon visage était subitement devenu très sérieux et exprimait tout le dégoût que j'ai pour cet Arthus.

   — Tout va bien, juste quelques inquiétudes par rapport au voyage.

   — Tu as dit à ton mari que tu avais des douleurs ?

   — Non, je le lui dirai à mon retour.

   — Croise donc les doigts pour que ce voyage soit sans encombres.

Après quatre jours frôlant la perfection niveau santé, on aperçoit enfin les premières maisons d'Heldor. Leur architecture assez cosy avec la chaleur qu'ils dégagent m'avaient tellement manqué. Enthousiaste, j'en fais même une rapide visite guidée depuis le carrosse à ma belle-mère, qui semble beaucoup apprécier de voir certains de mes endroits favoris. Puis on arrive finalement au palais. Un peu nostalgique vu que ma dernière visite avait été à l'enterrement de mon père, je pénètre assez timidement, l'enceinte du palais.

   — Reine Uméïra ! Vous êtes arrivée !!

Je reconnais cette silhouette rondelette qui m'interpelle avec tant d'énergie. Débordante de joie, l'Ilknur du palais court me faire une révérence, les lèvres remplies d'éloges.

   — Vous êtes devenue si belle, si incroyable ! Et vous êtes enceinte, toutes mes félicitations !

   — Merci Ilknur ! Euh...So...Sa..., balbutié-je.

   — Soria, rectifie-t-elle en souriant.

   — Excusez moi, Soria. Comment va mamie ?

   — Pour être honnête, très mal votre majesté, et...non, laissez tomber.

   — Non, continuez, je dois savoir, insisté-je.

   — Ça fait un mois qu'elle est très malade à cause d'une mauvaise chute qu'elle a eu pendant qu'elle cherchait quelque chose dans les archives, et ces derniers jours, elle est entre la vie et la mort.

   — Comment ça la vie et la mort ?

   — À vrai dire, vous arrivez à temps pour lui dire au revoir votre majesté. Même parler est un calvaire, surtout depuis la disparition de Damian, renchérit Soria.

   — Damian a disparu ? Depuis quand ? Bon, je dois immédiatement monter la voir avant de me faire recevoir par maman.

   — Reine Uméïra, il y a de grandes chances qu'elle dorme.

   — Ce n'est pas grave, allons voir.

Toutes les informations se bousculent dans ma tête. On monte précipitamment l'étage, et en rentrant, je vois effectivement ma mamie couchée sur le dos, toute fatiguée, le visage, le cou, les mains, tous ridés, la peau sur les os, tellement elle est amaigrie. J'ai un douloureux pincement au cœur, qui se transforme assez vite en une douleur atroce au ventre, qui m'oblige à me tordre de douleur.

   — Ahh ! Ah...

   — Vous allez bien votre majesté ?

   — Oui, ça va, ça va.

   — Uméïra, tu dois prendre du repos, pour le bébé, me conseille Ellen.

   — Je dois rester auprès de ma mamie, je veux être là quand elle se lèvera.

   — Mais tu vas clairement mal, tes contractions précoces t'obligent à te reposer plus qu'il ne le faut. Conduisez-la à sa chambre Soria, je vais personnellement veiller sur Rhoda, se propose Ellen.

   — Déjà des contractions vous dites ? redemande Soria.

   — Contredisez-vous l'Ilknur d'Athéna ? lui répond Ellen.

   — Non, ce n'est pas du tout ça votre majesté Ellen, je ferais exactement ce que vous avez dit.

Assommée de douleur, je n'arrive même pas à intervenir dans la discussion. A contrecœur, je laisse Soria me guider, ma vision devenue trouble. Elle m'aide à m'allonger et en excellente Ilknur, elle me prépare un remède miracle qui calme immédiatement ma douleur et me redonne des forces.

   — Ça va mieux ? s'enquiert-elle.

   — Oui Soria, tu fais des miracles !

Flattée, elle se met à sourire, ses boucles rousses se tortillant dans son cou, faisant ressortir son éclatante beauté. Une question soudaine me brûle les lèvres.

   — Dites-moi Soria, vous avez quelqu'un dans votre vie ?

   — Moi votre majesté ? Non, je n'ai pas encore été donnée en mariage.

Sa gêne la rend encore plus mignonne. Je ne cherche pas à faire la police, loin de là, parce qu'à sa place, je m'aurais envoyé paitre. Je veux juste la taquiner, et qui sait, dénicher le mystérieux amant qui hante les nuits de toutes les femmes mariées de force à Heldor.

   — Je ne parle pas de mariage arrangé Soria, je sais que vous aimez quelqu'un.

Prêcher le faux pour avoir le vrai. Très rapidement les masques tombent. Comme quoi, elle n'est pas hypocrite cette fille.

   — En fait votre majesté, j'aime un homme, qui m'aime aussi. Mais c'est un peu compliqué en ce moment...

   — Je le connais ? lui demandé-je, excitée.

Elle rougi tellement que j'en conclu que c'est oui.

   — Ne vous inquiétez pas, cette petite conversation restera entre nous, la rassuré-je.

    — Merci votre majesté, je vous en serai éternellement reconnaissante. 

Je lui rend son sourire et baisse la tête, inquiète. Mamie Rhoda est encore plus mal en point que je le redoutais. J'ai envie de me lever pour m'asseoir à ses côtés, mais je me sens encore plus faible que d'habitude.

   — Par rapport à vos douleurs, quelque chose a changé dans vos habitudes ces deniers mois ? me demande Soria et appliquant un mouchoir carré glacé sur mon front tiède.

   — En fait, je bois régulièrement du...

   — Reine Uméïra ! Reine !

Un serviteur essoufflé pénètre subitement dans ma chambre.

   — Que se passe-t-il ?

   — La reine-mère Rhoda est en train d'agoniser, et son dernier souhait est de vous voir seule urgemment !

Je saute littéralement du lit et cours jusqu'à elle. Non, pas elle, pas ma mamie, celle qui est mon pilier depuis ma naissance. Ce n'est qu'une crise ! Elle n'est même pas malade ! Elle ne va pas craquer, non !

   — Mamie ?

Tétanisée, je me précipite dans sa chambre et vais m'asseoir près d'elle en lui serrant la main, mes yeux larmoyants et hors de leur orbite. Elle me regarde, les yeux écarquillés, et essaie de me faire un signe en m'indiquant le coussin près d'elle et Ellen qui est arrêté juste derrière moi.

   — Je vous laisse, elle doit avoir quelque chose à te dire Uméïra, dit Ellen en s'éclipsant.

Ellen sort, et nous laisse mamie et moi, pendant que des larmes me coulent sur les joues.

   — Pars pas mamie, pas toi, s'il te plait...

   — Calme-toi ma tulipe, j'ai vécu assez longtemps, ne sois pas triste si je meurs, me souffle-t-elle avec un élan d'effort.

De ses mains fébriles, elle nettoie superficiellement mes joues trempées de larmes.

   — C'est toi qui doit vivre. Et..., commence-t-elle.

Elle se met à tousser, en se tenant la poitrine, comme étouffée.

   — Mamie ? Je vais chercher de l'aide, tiens bon ! Arrête de t'épuiser !

Elle m'attrape et m'oblige à rester près d'elle.

   — Non ma chérie, tu dois m'écouter, c'est peut-être...ugh... mes derniers mots. Tu es jeune et belle, mais pour que tu aies toute la vie devant toi, tu vas devoir te montrer courageuse, et leur faire payer tout le mal qu'ils ont fait à ta famille. Mais saches que tu ne seras jamais seule.

   — Mais de qui tu parles Mamie ? Qui veut du mal à Heldor ? Qui t'a fait du mal ?

   — De...Ugh Ugh...De...

   — Doucement mamie, dis-moi l'essentiel, je comprendrai..., ne force pas pour parler mamie...

   — Arrête...de...boire...le thé...sinon, tu...mour...Hum.

   — Mamie ! Mamie, continue s'il te plait, un dernier effort ! Mamie, non !

Sur ces derniers mots, mamie Rhoda s'éteint à tout jamais, après avoir expiré bruyamment, me laissant seule dans cette chambre froide, remplie de l'effluve fade de la Faucheuse. Mamie ne respire plus. Son pouls ne bat plus, plus aucun signe de vie. Mes pleurs ardents attirent du monde dans la pièce, dont Soria qui tranche définitivement :

Mamie Rhoda est bel et bien morte.

Achevée, je m'écroule de douleur, baignant dans les larmes que je verse pour la personne qui m'est la plus chère au monde.

*

Trois jours sont passés. L'enterrement s'est déjà terminé. Comme il est de coutume dans tout l'empire d'Enceladia, il s'est fait le plus rapidement possible. La tête posée contre la fenêtre de ma chambre, je n'arrête pas de pleurer la mort de mamie Rhoda.

Qu'est-ce que je vais bien pouvoir devenir sans elle ?
Pourquoi sa santé s'est-elle dégradée aussi vite ?

Mon cœur se serre en repensant à ses dernières paroles, son dernier geste doux envers moi, toutes les fois où elle m'a laissé poser la tête sur ses genoux pour qu'elle caresse mes cheveux en me racontant des histoires, ou encore pour pleurer quand je me sentais accablée tout au fond de moi. Ce que je ressens est indescriptible.

   — Chérie ?

Maman vient jusqu'à moi et me laisse poser sa tête sur son épaule.

   — Je suis désolée de ne pas avoir pu la sauver, pardonne-moi.

   — Mais ce n'est pas votre faute Maman, j'aurais dû être là aussi. Je n'ai rien fait pour elle alors qu'elle a toujours été là...

   — Chut mon cœur, chut...Ta mamie était gravement malade, mais elle ne voulait pas te le dire.

   — Qu'est-ce qu'elle avait ? demandé-je en nettoyant mes yeux mouillés du revers de la main.

   — Un cancer, ma chérie. Des os.

En proie au déni le plus total, je porte les mains à ma bouche.

   — Elle le sait depuis presque cinq ans maintenant, mais elle a refusé que qui que ce soit te le dise. Elle voulait te mettre dans la confidence, elle-même, mais hélas. Regarde ce que j'ai apporté.

Maman se détache un peu de moi et fouille dans l'une des poches de sa grande tunique, de laquelle elle ressort une petite broche en forme de tulipe.

   — Elle la conservait depuis le jour où elle avait été intronisée reine-mère, et m'a demandé de te la remettre s'il t'arrivait quelque chose.

Je recueille la précieuse broche dans ma main, et la fixe, les yeux à nouveau remplis de larmes. 

   — Je ne m'en remettrai jamais maman, c'est trop dur, dis-je en éclatant en sanglots. 

Elle essaie de me calmer et je la serre contre moi, en même temps que la petite broche logée au creux de ma paume meurtrie.

   — D'abord papa, et maintenant mamie...Il ne reste plus que nous maman, ne m'abandonnez pas s'il vous plait...

   — Jamais mon cœur, jamais.

On se prend dans les bras de longues minutes, et elle me laisse poser la tête sur ses cuisses comme mamie Rhoda le faisait. Pendant qu'elle me caresse la nuque avec tendresse, je laisse les larmes couler continuellement, hantée par chaque souvenir heureux passé avec ma mamie. Je me revois, courant lui rapporté un panier de tulipes que j'avais moi-même plantées et entretenue dans le jardin du palais? Elle aimait tellement les tulipes, que jamais je n'ai oublié l'immense bonheur qu'elle a ressenti en voyant mon cadeau. Je me rappelle aussi comment elle m'aidait à cacher la nourriture dans ma chambre alors que mon père me l'avait formellement interdit.

Des souvenirs si doux.

Finalement, bercée par ces attendrissants flash-back, je me laisse gagner par un sommeil profond. Je dors tellement que je ne me rends même pas compte quand ma mère part. À mon réveil, je reste étendue là, sans la moindre force pour me lever. J'aimerais tellement que le temps s'arrête et que je n'ai plus à quitter ce palais dans lequel flottera pour toujours l'odeur de ma tendre grand-mère.

*

C'est déjà le moment de retourner à Athéna. Me séparer de ma mère, la dernière personne vivante de ma famille proche me brûle le cœur déjà blessé par la mort de ma mamie, saignant encore de celle de mon père d'il y a quelques années. L'inquiétude se lit sur mon visage, qui garde les cernes de ces longues nuits sans sommeil, dont le vide est comblé par la tristesse. Ellen me lance un regard doux dans le carrosse. Je m'efforce de faire pareil, alors que toute mon âme est restée à Heldor. Malheureusement, mon accouchement étant pour bientôt, je dois absolument retourner chez ma belle-famille pour m'y préparer. Et pour éviter une catastrophe, je devais quitter cet endroit pleins de larmes et de chagrin, ainsi que ma chambre mouillée de partout par mes larmes. Du repos. J'en ai cruellement besoin.

C'est donc à mon plus grand soulagement qu'à la tombée de la nuit, un camp est installé. Je m'écroule rapidement de sommeil sans même manger.

Mais au petit matin, je me réveille avec une atroce douleur au bas-ventre. Je fais l'effort de me redresser, quand j'aperçois dans tout le périmètre de mon entrejambe, du sang encore frais, et un liquide bizarre sortant de mes entrailles.

Je panique et tremble sur moi-même. Non, ce n'est pas possible, c'est un cauchemar, ce n'est pas vrai, je dois halluciner...

Effrayée, je hurle :

   — Belle-maman...mam...Belle-maman, au secours, je crois que...j'ai perdu les eaux ! 



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