Puzzle

En cette veille de Noël, j'attends avec impatience la venue du facteur, emmitouflée dans mon plaid, le casque audio sur les oreilles, musique à fond. Cachée derrière la fenêtre de ma chambre, j'observe l'extérieur enneigé et la boîte aux lettres, encore givrée par le froid hivernal.

Depuis le 1er décembre, je reçois chaque jour une enveloppe contenant une pièce de puzzle, accompagnée d'une citation écrite à la main. La première m'avait touchée :

« Dans la vie, fais confiance à ceux qui peuvent voir ces trois choses : ta peine derrière ton sourire, ton amour malgré ta colère et la raison de ton silence. »

Au départ intriguée, quoique craintive, j'ai entrepris de coller chaque morceau sur une grande feuille. Au fur et à mesure, j'ai complété le puzzle, le cœur battant de plus en plus fort, jusqu'à en comprendre la signification.

Le visuel à reconstituer représente un endroit bien précis du parc près de chez moi : un banc, non loin du kiosque à musique. Au dos, une note s'est révélée : « Rendez-vous le 24 décembre à ». Sur le dernier fragment se trouvera ainsi une heure. Parce que, oui, j'ai, a priori, rendez-vous avec un inconnu.

Et si c'était encore pour se moquer de toi ?

J'envisage cette possibilité, néanmoins, pas la peine de s'emballer. Y aller ou rester chez moi ? Voici la question que je me pose depuis plusieurs jours. Les élèves de mon nouveau collège ne sont pas tendres avec moi depuis mon arrivée en début d'année. Il se pourrait bien qu'ils me jouent un mauvais tour. En même temps, je les comprends, je fais pitié à voir avec ma dégaine. Je serre les poings et enfonce mes ongles dans ma paume pour faire passer la douleur que je ressens au fond de moi.

Quand le professeur principal m'a demandé de me présenter devant toute la classe le jour de la rentrée, les mots ne sortaient pas de ma gorge serrée. Les mains dans les poches, les ongles dans la chair, je tanguais sur mes jambes et le rouge me montait aux joues. Avec tous ces regards braqués sur moi, je me sentais si petite. J'aurais voulu me terrer dans un trou pour disparaître. Je brûlais sur place de honte et mes yeux ne lâchaient pas mes baskets.

— Eh bien, Billy, si tu n'as rien à nous raconter, va t'asseoir dans le fond.

Son ton las me mit encore plus mal à l'aise. Je me retrouvais à faire mauvaise impression aux adultes aussi. Lors de mon passage entre les tables, j'entendais mes camarades pouffer, ainsi que leurs commentaires désobligeants à mon égard, à peine chuchotés. Un grand vide m'envahissait et je serrais les dents à m'en faire mal à la mâchoire.

— Dis, c'est un mec ou une nana ? Avec ses cheveux courts et ses vêtements larges, on sait pas !

Surtout, je ne devais pas me laisser aller à pleurer. Au moins, assise au dernier rang, personne ne pouvait me regarder sans se faire remarquer. C'était bien sûr sans compter sur les coups d'œil discrets et les rires dissimulés, qui n'ont pas cessé depuis.

« Personne ne peut te faire sentir inférieure sans ton consentement. »

Cette citation m'a marquée, à croire que mon expéditeur anonyme a assisté à la scène. Si ça se trouve, c'est vraiment une mascarade qui vise à m'humilier encore plus.

Ma timidité maladive m'empêche toujours de m'ouvrir aux autres. Je me cache durant les pauses et m'évade dans les livres, coupée du monde par la musique dans mes oreilles. Ils doivent sentir que quelque chose cloche chez moi, et ils en profitent pour me ridiculiser. Je demeure la cible permanente de leurs moqueries, mais je n'arrive pas à leur dire. Je ne veux pas faire pitié, je préfère qu'on me déteste.

« Accepte ce qui est, laisse aller ce qui était et aie confiance en ce qui sera. »

Et si cette personne avait compris ?

Il y a deux ans, aux alentours de Noël, j'apprenais que j'étais atteinte d'une maladie qui me fit perdre beaucoup de poids, ainsi que des poignées de cheveux. Je perdais foi en la magie du moment. J'ai commencé à haïr mon corps. Je préférais le cacher sous des vêtements amples. Je me suis aussi rasé la tête. Après m'avoir déscolarisée pendant un temps, mes parents ont décidé de déménager et de quitter la ville pour la campagne, afin que nous nous ressourcions. Je pensais, à tort, que les enfants seraient plus sympas. Mais une fille qui ressemble à un garçon, qui ne se défend pas quand on l'agresse, c'est tellement tentant de la rabaisser.

« S'accepter tel que l'on est est le premier pas vers la confiance. »

Chaque phrase écrite sur ce petit bout de papier quotidien résonne en moi. J'espère que quelque chose de positif va m'arriver en cette période féérique. J'ai envie d'y croire, avec un peu d'espoir, mes prières ont été entendues. Une personne semble faire réellement attention à moi, au point de viser juste avec chaque citation. Qui serait assez méchant pour faire mine de me remonter le moral, pour mieux me détruire ensuite ? Peuvent-ils être aussi cruels ?

J'ôte mon casque et observe ma chambre, devenue un champ de bataille. Mes habits se bagarrent pour savoir lesquels trouveront grâce à mes yeux. Un baggy avec un t-shirt ample à l'effigie de mon groupe de rock préféré et des Vans ? Un col roulé près du corps avec une jolie jupe, un collant et des bottines ? Un pull large ou une veste cintrée ?

« C'est l'image que nous avons de nous-même qui fait notre destin. »

En sous-vêtements, je scrute mon corps tout maigre dans le miroir. Ces mots font écho dans mon esprit. Je passe une paume sur mon crâne rasé de près, l'autre se pose sur ma poitrine, véritable planche à pain. Je ne ressemble plus à une fille, cependant, je ne suis pas un garçon pour autant. Je m'assieds sur le bord de mon lit et pleure à chaudes larmes, la tête entre les mains. Mon apparence me désespère. J'aimerais me glisser dans la peau d'une autre, au moins pour me sentir jolie.

Pourquoi ne puis-je pas être comme toutes ces filles populaires que tous admirent ? Pourquoi a-t-il fallu que je tombe malade ?

« Quand tu te sens différente, tu ne vois pas les personnes qui t'acceptent comme tu es. Tout ce que tu remarques, ce sont celles qui ne t'acceptent pas. »

J'essuie mes larmes et me redresse. Il semblerait que quelqu'un m'ait remarquée, autrement que comme un punching-ball. Néanmoins, dans le doute, j'opte pour un jean slim, ainsi qu'un haut quelconque, et cache le tout sous un sweat à capuche.

— Billy ! Ton admirateur secret t'a encore envoyé un courrier !

Affolée, je cours dans l'escalier, manquant de peu de tomber, pour attraper l'enveloppe que mon enquiquineur de petit frère s'apprête à ouvrir dans l'entrée.

— Lâche ça, ce n'est pas pour toi !

— Allez, dis-moi qui c'est... Billy a un amoureux, Billy a un amoureux !

— Tais-toi donc, sale mioche.

Il sautille autour de moi pour tenter de reprendre mon bien et je le repousse dans le salon.

— Aide plutôt Maman à préparer la table pour le repas de Noël. Moi, j'ai des choses à faire.

Je l'abandonne dans cette pièce, décorée de multiples guirlandes lumineuses et de figurines – un père Noël, des lutins, des ours blancs et autres animaux de la forêt, tous porteurs de bonnets rouges –, ainsi que d'un sapin haut comme le plafond. Je ne comprends pas comment il tient debout avec le nombre de boules pendues à ses branches. Mes parents en font toujours des tonnes pour cette fête, encore plus depuis mon diagnostic. Ils tentent de m'aider à retrouver ma joie de vivre. J'aimais tellement cette période, avant.

Je remonte dans ma chambre pour décacheter mon courrier, les mains tremblantes. Rien qu'une pièce, comme d'habitude, et la dernière citation : « Crois en toi et en tout ce que tu es. Il y a quelque chose à l'intérieur de toi qui est plus grand que n'importe quel obstacle. » Une flamme s'éveille dans mon être. Au dos du morceau de puzzle, l'heure se trouve bien là : 16 h. Je le place avec les autres pour compléter la photo. Un mince sourire s'étire sur mes lèvres, cependant, il reste éphémère.

La magie de Noël va-t-elle opérer cette année ? Mais... j'attends quoi, en fait ?

Mon souffle devient rare, je suffoque. Une crise de panique me gagne et je m'assieds par terre, fixant toujours l'image. Je visualise mes bourreaux, dissimulés dans le bosquet, en train de rigoler en me voyant patienter seule sur ce banc.

Imbécile... Mais que crois-tu ?

Je suis persuadée que c'est quelqu'un du collège. Qui d'autre ? Je ne côtoie personne en dehors. J'ai pourtant bien du mal à imaginer l'un des élèves me vouloir du bien. Je reste un moment sur le parquet, la tête entre les genoux, ces derniers repliés contre moi.

À l'approche de l'heure du rendez-vous mystère, j'attrape quand même mon bonnet et chausse mes baskets. Je souhaite en être sûre, je ne peux plus me cacher sans arrêt. Si ce sont mes tortionnaires, je leur ferai passer l'envie de continuer leurs méchancetés en leur balançant ma maladie à la tronche. Ils riront peut-être moins et y repenseront à deux fois avant de se moquer.

En même temps, si tu faisais des efforts avec ton physique maigrelet, tu n'aurais pas besoin d'en parler.

On m'offre une chance, il faut que cette nouvelle année qui arrive soit synonyme de renouveau.

Les mains dans les poches de ma doudoune, je marche dans la neige avec appréhension jusqu'au lieu de la photo. Mon souffle gelé s'extirpe d'entre mes lèvres de manière aléatoire. Le parc est animé, malgré le réveillon. Un groupe, avec ses membres emmitouflés dans de grands manteaux verts avec des bonnets de Noël, entonne des chants dans le kiosque décoré de guirlandes dorées. À côté, un chalet propose des sucreries, ainsi que du vin et du chocolat chaud. Plusieurs enfants courent et créent des bonhommes de neige en riant, tandis que les adultes discutent près d'un traîneau lumineux et d'un magnifique sapin tout blanc.

Sur le banc de la photo, personne. Je m'en approche et avise une enveloppe avec mon prénom inscrit dessus. Je la saisis et en sors une lettre.

Billy, si tu souhaites me voir, retourne-toi. Si tu préfères t'en aller, pars tout droit. J'aurais pu te parler au collège, mais je n'ai pas osé. J'aurais pu venir sonner chez toi, mais tu aurais sans doute fermé la porte en me voyant, et je n'aurais pas su quoi dire. Alors, j'ai eu cette idée. La période de Noël m'a toujours inspiré. J'ai envie d'apprendre à te connaître, et je ne savais pas comment faire autrement sans te faire fuir.

« Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont difficiles. »

J'hésite un instant, le cœur battant fort dans ma cage thoracique. Je tremble un peu aussi, l'angoisse me gagne. J'ai le choix, je peux partir.

Et si... Et si j'osais ?

Je finis par faire volte-face et balaye les badauds du regard. Aucun membre de la bande qui me harcèle, cependant, je reconnais un de mes camarades, discret, qui me sourit à pleines dents, la tête penchée sur le côté. Quelques mèches rebelles de ses cheveux bruns, qui lui tombent autour des oreilles, s'éclipsent de sous son bonnet gris. Il tient deux gobelets à la main et patiente, il ne me presse pas. Théo... S'il est ami avec eux, il m'a toujours semblé plus sympa que les autres, sans que je n'arrive à lui parler, trop peureuse. Lui n'a jamais ri de moi, en tout cas. Je décide de le rejoindre et de laisser une chance à la vie.

Et si, finalement, Noël redevenait ma période préférée ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top