Au travers de l'écran

À peine l'œil ouvert, mon réseau social défile face à moi. Premier réflexe matinal, j'observe la vie parfaite de mes amis.

La belle balade au coucher de soleil, le dernier produit de beauté acheté, le câlin aux animaux, le bisou à l'amoureux... Chaque fois que j'ouvre mon application, ma vie terne se rappelle à moi. Que pourrais-je partager ? Ma solitude ? Le dernier paquet de pâtes que j'ai acheté ? Mon petit studio ? Ma vie ennuyeuse ?

Je balaye l'écran avec mon pouce pour me plonger dans la vie idyllique des personnes que j'ai intégrées à mes abonnements, amis ou parfaits inconnus.

Justine et ses merveilleuses photos dans des paysages sublimes, avec son chien et son chat, semblant si heureuse, étant si drôle dans ses messages. Moi, je n'arrive pas à garder un poisson rouge en vie et ne voyage pas.

Delphine, qui habite au bord de la mer, et ses fabuleuses photos de la plage et de l'océan. Ce que j'aimerais avoir seulement la rue à traverser pour m'y retrouver.

Anne-Laure, vraie pin-up toujours bien habillée et maquillée, prenant la pause dans la rue ou se dandinant devant son miroir. Je fais peur au mien et n'arrive pas à associer un haut avec un bas.

Claire, motivée, toujours à faire du running. Moi, je mange n'importe quoi et n'arrive pas à bouger mes fesses pour perdre mes kilos en trop.

Laura avec ses trois enfants, qui semble gérer comme une professionnelle avec sa maison impeccable, quand moi le tas de linge s'amoncelle dans le bac et que mon chez-moi subit un désordre exponentiel.

Kilian en terrasse avec sa bande de potes qui rigolent, ils semblent si heureux. Mon cœur se serre, ils avaient oublié de me convier. Ou j'avais volontairement fait abstraction, préférant rester terré sous mon plaid.

Émeline qui respire la joie de vivre et est devenue l'égérie d'une grande marque. Elle s'éclate et vit un rêve. Je n'ai jamais rien tenté d'extravagant de mon côté, n'ayant rien à apporter aux autres.

Jan, ce jeune acteur si mignon, dont l'avenir se profile bien. Quelle chance il a !

Taylor, ce sublime chanteur qui fait ce qu'il veut de sa voix et que les femmes adulent, les hommes aussi. Ce que ça m'énerve.

Marie, avec son homme et ses enfants, passant un bon moment en famille dans le jardin de leur belle maison. Avec lui...

Je jette mon téléphone à l'autre bout du lit et hurle dans mon coussin. Mon cœur est en miette depuis des années. Si seulement j'avais osé à l'époque. Seulement, la peur me tiraillait l'estomac. Et si pas de réciprocité, et si je gâchais tout, et si... Désormais, elle le possède, et je n'ai rien, ou juste la possibilité de voir leur bonheur, comme si elle me le crachait au visage : "T'as vu ? Il est à moi !"

Je m'extirpe de mon lit tant bien que mal, sans oublier d'attraper mon téléphone, et fonce vers la cuisine lancer mon café. Pendant que je bois ce nectar, je retourne sur le réseau.

Cassandre et ses dessins éblouissants, moi qui ne sais même pas dessiner une fleur correctement.

Florent, mon ami extravagant, paré de ses beaux habits multicolores, qui se promène en ville sans complexe, alors que moi, j'ai tendance à me cacher dans mes vêtements amples et sombres.

Lili, qui a parfaitement réussi à coudre son sac, quand je me galère à mettre le fil dans l'aiguille.

Ce magasin de fringues qui poste des photos de ses modèles dont les habits vont à merveille, quand je ressemble à un sac dedans.

Louis devant son entreprise, fier de sa réussite. Moi, je dois me rendre chaque jour à mon travail terne au supermarché.

Marie, encore, lui faisant un baiser au coin des lèvres.

Je bous intérieurement. Ça aurait pu être moi. Ça aurait dû être moi. Comment vais-je faire ce soir, quand je vais les voir à la soirée qu'ils organisent, pour ne pas laisser éclater ce qui me ronge de l'intérieur ? Ils ont tout, je n'ai rien. Je maudis les choix que j'ai fait, je me hais de les envier à ce point. Ma boisson ne passe pas et me tord l'estomac. J'exhale un soupir d'agacement et pars me préparer pour mon ennuyeuse journée de travail.

*

Les clients s'enchaînent à la caisse : la gentille mamie super en forme qui me tient le crachoir alors que je suis las de l'entendre, ces hommes et ces femmes qui ont le temps de faire leurs courses en journée alors que je trime pour un salaire de misère et... lui.

— Hé, ça va ? Tu viens toujours ce soir ?

Il me questionne alors que je passe ses achats au scan. Je lui souris timidement et mes joues rosissent, comme à l'accoutumée lorsqu'il est dans les parages.

— Bien sûr, je ne manquerais pas ton anniversaire.

— Génial ! Alors, à plus tard !

Il règle et s'en va. Mon regard le suit un instant, le détaillant avec envie. Il est si bien fait de sa personne, sportif, attrayant, gentil, sexy... Le raclement de gorge du client suivant me rappelle à l'ordre et c'est en bougonnant que je termine la semaine.

Une fois chez moi, je ne peux m'empêcher de rouvrir l'application maudite.

Tony et sa nouvelle voiture de sport, fier comme un coq. Je sors à peine de ma vieille R5 et rage.

Élodie qui présente son livre fraîchement édité, tandis que je ne suis pas fichu d'écrire un mot correct pour souhaiter une fête.

Matthieu sur son mur d'escalade, beau comme un dieu et n'ayant pas l'air de souffrir de l'effort. La moindre accélération m'arrache une toux abominable.

Marie, toujours, contente d'avoir fait elle-même le gâteau pour celui qui partage sa vie. Je lui mettrais bien la tête dedans, à celle-là.

Je me change et jette un coup d'œil à mon reflet. Je tente de maîtriser ma tignasse noire, sans grand succès. Je laisse tomber, de toute manière, je ne ressemblerais jamais à ceux que je surveille toute la journée à travers mon smartphone.

*

— Bonsoir Marie, tu es magnifique dans cette tenue ! entonné-je, de manière légèrement obséquieuse, lorsqu'elle ouvre la porte de sa demeure.

J'affiche une mine enjouée alors qu'il n'en est rien. Sa robe grenat est étonnante et je me sens ridicule dans mon jean et mon t-shirt noir passés à la va-vite. Normal qu'il n'ait jamais cherché à aller plus loin avec moi. De nombreux amis sont déjà là, et je fais semblant d'être ravi. Je le vois sortir de la cuisine, lumineux, et tout mon être tremble. Il s'approche de moi pour me faire la bise et mon esprit chavire.

— Ça va, toi ?

— Mmh. Joyeux anniversaire ! Comment tu te sens ?

— Plus vieux d'un jour.

— Avec une vie rêvée.

— Ah, tu crois ça ?

Son regard s'assombrit, il semble triste. Mon air stupéfait ne lui échappe pas.

— Si tu savais...

Il m'invite à le suivre dans le jardin afin d'être un peu plus tranquille.

— Que t'arrive-t-il ? Tout semble aller, pourtant.

— À quoi le vois-tu ?

— Tout ce que Marie montre, ta vie semble parfaite.

— Ne te fis pas à de simples photos. Elle pense donner le change avec ses mises en scène, mais elle ne trompe qu'elle.

Il part dans de longues explications et je comprends que, finalement, tout n'est pas si rose dans sa vie. Son couple bat de l'aile, il galère avec ses enfants, son job le soûle. Je me suis fait une fausse idée de sa vie, finalement pas aussi belle que sa femme le laisse penser. Nous continuons de parler et évoquons nos amis.

Justine cache sa dépression au travers de son humour et des lieux qu'elle traverse.

Delphine s'est fait larguer et noie son chagrin sur le sable chaud.

Anne-Laure est complexée et recherche l'attention à tout prix.

Claire court pour oublier qu'elle ne voit jamais l'homme qui est censé partager sa vie.

Laura est à bout de forces avec sa marmaille et cache sous l'aspect resplendissant de sa maison un foutoir sans nom dans sa vie.

Émeline n'a plus de temps pour elle, submergée de travail par la marque pour qui elle fait de la publicité.

Cassandre n'a pas un sou en poche et n'arrive pas à percer dans le domaine artistique.

Florent se fait sans cesse harceler.

Lili a raté d'innombrables fois son projet avant de le réussir.

Louis galère avec son personnel et croule sous les dettes.

Tony a bien galéré et n'a que son bolide comme compensation.

Élodie n'en peut plus et passe des nuits blanches pour produire la suite de son livre.

Matthieu a besoin de faire du sport pour garder la forme et ne pas retomber malade.

— Tu sais, au lieu de perdre ton temps à observer la vie des autres à travers ton écran, tu devrais sortir plus souvent et venir nous voir, en vrai. Tu te rendrais compte par toi-même que nos vies sont loin d'être parfaites. Mais c'est ensemble que nous avançons.

— Tu n'es donc pas heureux ?

— Je te le dis à toi, mais ne le répète pas.

Il se penche vers moi pour murmurer ses paroles au creux de mon oreille :

— Il y a longtemps, j'étais amoureux de quelqu'un. Seulement, je n'ai jamais osé, et ce quelqu'un non plus. Qui sait, aujourd'hui, nous serions peut-être heureux, ensemble.

Je me tourne vers lui et plonge mon regard dans le sien. Une boule de chaleur se forme dans mon ventre. Et s'il parlait de moi ?

— Allez, viens, retournons faire la fête. Il ne faudrait pas que la star de la soirée manque à ses invités.

Nous rentrons, échangeant une œillade complice. Mon cœur s'est réchauffé, j'ai compris. Alors que la musique déchaîne la foule, je prends mon téléphone en main et supprime cette horrible application. À partir de maintenant, je prendrai des nouvelles directement auprès de mes amis.

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