Petra
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« Le Concasseur est une bête féroce, » déclara Djibril d’un ton grave, croisant les bras comme pour souligner l’importance de ses paroles. « Sa peau est épaisse comme du cuir de rhinocéros, pratiquement impénétrable. Pour en venir à bout, il faudrait le pêcher ou le harponner d’un coup précis, mais aucun marin n’a réussi cet exploit. Le mieux, c’est de viser les yeux. Ce sont ses seuls points faibles. »
Lyra, écoutant attentivement, frissonna légèrement. L’idée de se retrouver face à une telle créature ne l’enchantait guère et sa première rencontre c'était terminé de manière fortuite, mais elle tenta de dissimuler son inquiétude sous un masque de concentration.
Paragus, de son côté, la pipe vissée au coin de la bouche, laissait échapper une épaisse fumée de tabac noir qu'il avait allumé d'une tige de Saeros, imprégnant la pièce d’un parfum si âcre qu’il semblait capable de faire pourrir les feuilles des palmiers et des cocotiers des alentours plantait aux terreaux fertiles autour duquel était construit l'hôtel de ville. L’homme, avec son allure trapue et sa stature compacte, observait Djibril d’un air narquois.
« Pas forcément, » marmonna-t-il en hochant la tête. Il souffla un nuage de fumée dense avant d’ajouter : « On peut aussi l'appâter. »
Paragus se tourna alors vers Lyra, ses yeux plissés trahissant une malice évidente. Elle haussa un sourcil, incrédule, et pointa un doigt vers elle-même, comme pour s'assurer qu'il la désignait bien.
« Hors de question qu'on m'y reprenne, » protesta-t-elle aussitôt, reculant d'un pas instinctivement.
Mais les regards de Djibril, de Paragus et des autres étaient déjà posés sur elle, la jaugeant de haut en bas. Lyra, prise de court, se sentit rougir sous leurs yeux insistant et, par réflexe, porta une main à une feuille de palmier qui pendait non loin. Le geste fut maladroit, et l’écorce acérée traversa son gant pour entailler légèrement son doigt. Une perle de sang, d’un rouge intense, apparut aussitôt.
Paragus esquissa un sourire satisfait. « Juste une goutte suffira, allez, » dit-il en la poussant gentiment vers la porte.
Le soleil de midi l'aveugla un instant en éclairant la rue bondée, où l’agitation battait son plein. Des touristes de toutes les régions affluaient, chacun avec son allure et ses particularités : des gens grands et maigres, au teint pâle, venus de Regina ; des Eastlandais trapus et robustes, comme Jorge, affichant un air bourru ; et même des marginaux semblables à Merilla, vêtus de haillons et de tuniques élimées, peu soignés, mais apportant leur charme à ce patchwork de voyageurs.
Lyra se fraya un chemin vers le quai, l’air toujours un peu réticente. Elle sentit la petite coupure sur son doigt, et une goutte de sang glissa de sa main pour tomber dans l’eau sombre. Elle la regarda se diluer dans les profondeurs, l'esprit aux aguets.
Quelques secondes plus tard, un grondement sourd monta des profondeurs. Le monstre, le fameux Concasseur, émergea de sa cachette sous-marine. Sa gueule massive, hérissée de dents comme des éclats de roche, fit surface avec fracas, et Lyra eut à peine le temps de dégainer son arc avant qu’il ne disparaisse à nouveau, s’enfonçant dans les flots dans un tourbillon d’écume et d’ombres. Elle retint son souffle, son cœur battant à tout rompre.
Avant qu'elle ne puisse réagir davantage, un bateau pirate accosta soudainement la rive. Il s’agissait d’un énorme drakkar, long d’une vingtaine de mètres, arborant un pavillon noir déchiré , d'une tête de mort a la plume verte. À la proue, une femme fine aux marques de camouflage vert lançait son sabre dans les airs en scandant : « À l'abordage ! »
Les pirates déferlèrent du navire, encerclant Lyra en un instant. Sans perdre de temps, elle activa le pouvoir qui sommeillait en elle, et des lianes jaillirent de son dos comme des racines avides de lumière. D’un mouvement rapide, elle décocha une volée de flèches renforcées par ses pouvoirs, transperçant plusieurs assaillants d'un seul coup. Les pirates, pourtant redoutables, furent vite débordés ; ils n’avaient ni la force ni le nombre pour lutter contre elle et ses lianes mortelles.
La bataille fut brève, et les moussaillons restants s’écartèrent, vaincus, sous le regard sévère de leur chef. Cette dernière, debout sur le ponton, fixait Lyra d’un air calculateur, ses yeux verts perçants posés sur elle avec curiosité. Elle descendit d’un pas ferme, sa haute silhouette se détachant de la foule. Elle mesurait bien un mètre quatre-vingts, sa peau d’une teinte verte moussue, striée de cicatrices, témoignant de nombreux combats passés. Elle s'arrêta devant Lyra, la toisant d’un air mi-impressionné, mi-arrogant, et tendit sa main rugueuse.
« Attendez, madame, peut-être qu’on peut trouver un terrain d’entente, » lança Lyra, incertaine, en ébauchant un sourire prudent.
La femme pirate la dévisagea un instant, puis, dans un geste brusque, cracha dans sa main et la tendit à Lyra pour un salut à l’ancienne. Lyra, un peu dégoûtée, hésita avant de serrer la main tendue, esquissant une grimace teintée d’amusement.
« Moi, c'est Petra, de Rebertalia, » se présenta la pirate, d’une voix rauque et assurée. « Et toi ? »
« Lyra, de Regina, » répondit-elle.
Petra ricana, un éclat ironique dans le regard. « Ah, Regina. Ce pays de merde ! » Elle prononça ces mots avec mépris, et Lyra, surprise, baissa légèrement les oreilles, curieuse de comprendre.
« Pourquoi ça ? » demanda-t-elle, intriguée.
Petra se recula légèrement, un sourire mélancolique étirant ses lèvres. « Il y a longtemps, mon peuple y était traité comme des esclaves et des criminels. On nous jetait par-dessus bord comme des déchets, mais on a survécu. On a trouvé refuge à Rebertalia, il y a plus de cent vingt ans. On a rebâti nos vies. Mais tout ça, je suppose que ça ne t'intéresse pas. Ce que tu devrais savoir, c'est que toi et moi, on se ressemble plus que tu ne crois. Nous sommes les rejetés de nos propres terres. »
Lyra sentit une vague d’émotion l’envahir en entendant ces mots. Elle acquiesça doucement, un sourire de compréhension naissant sur ses lèvres. Il y avait dans le regard de Petra une lueur familière, celle des âmes écorchées mais résilientes. Entre elles, le silence s’installa, non comme une barrière, mais comme un pont fragile, tissé de respect mutuel et de vécu partagé.
Pour aider Lyra ,Petra déploya son filet improvisé fait de sa propre peau de Kraiin. À chaque mouvement, elle décollait soigneusement les couches de son épiderme comme un vieux tissu, révélant en dessous une teinte rouge vif et une texture inhabituelle, à la fois souple et résistante. Sa chemise kaki, usée et trouée, pendait en lambeaux autour d’elle, ne cachant plus grand-chose de cette anatomie singulière. Lyra observa avec fascination, tentant de comprendre le fonctionnement de ce corps qui semblait à la fois humain et autre chose, façonné par des siècles d’adaptations et de souffrances.
Le plan était simple en théorie : attirer le concasseur en utilisant des crabes yéti comme appât. Ces créatures, bien que prisées, étaient connues pour leur agressivité. Petra, déjà irritée par la chaleur écrasante, se débattait contre les pinces acérées des crabes, qui s'accrochaient parfois à elle. Ses sursauts et ses jurons fusaient, rompant le calme du quai.
« Bon, c’est quand que ça se finit, ce cirque ? » gronda-t-elle en essayant de contenir les crabes récalcitrants.
« Ça te fait mal ? » demanda Lyra, mélangeant la curiosité et l'inquiétude.
Petra haussa un sourcil et lâcha un rire sec. « Mal ? Ces bestioles sont agaçantes, c’est tout. Mais tu vois, ma peau est différente. Elle se détache, oui, mais c’est plus le soleil qui la brûle. »
Lyra regarda la peau rouge vif de Petra, intriguée et vaguement horrifiée. Elle se rappela les contes autour des feux de camp, où l'on parlait des Kraiin comme d'un peuple maudit. On racontait que, jadis, les ancêtres de Petra avaient été persécutés pour leurs pratiques vaudou au cœur des montagnes de Caster. Les hommes étaient écartelés, les femmes brûlées vives pour briser leur foi. Mais au fil des générations, les Kraiin avaient développé une étrange adaptation : leur peau se détachait, leur permettant d’éviter les douleurs de la torture. Lyra frissonna, ressentant un mélange de respect et de tristesse pour cette histoire.
Soudain, un choc sec fit vibrer le filet. Petra, croyant avoir attrapé le concasseur, tira d’un coup, mais réalisa bien vite que c'était un rascal, un poisson-pierre venimeux. Dès l’instant où ses épines perçantes entrèrent en contact avec sa peau, un poison paralysant se propagea en elle. Les traits de Petra se figèrent, et une douleur fulgurante la fit vaciller. Son corps, parcouru de frissons, commença à se gonfler de boursouflures violacées.
Sans hésiter, Lyra s’élança, soulevant Petra sur son dos avec un mélange d’effort et de précipitation. Elle courut à travers les ruelles encombrées, bousculant des passants éberlués, jusqu'à la hutte d'une vieille guérisseuse de Porferuz, réputée pour ses remèdes rares. La guérisseuse, un visage ridé et bienveillant, administra sans un mot une décoction épaisse à Petra, lui massant les bras et le visage pour faire disparaître l’enflure. Le poison se résorba progressivement, mais Petra était encore trop affaiblie pour se relever.
À l’extérieur de la hutte, Djibril et le reste du groupe attendaient, l’inquiétude peinte sur leurs visages.
« Alors, c’est quoi la suite ? » demanda Lyra, essoufflée mais déterminée.
Djibril croisa les bras, son visage durci par une décision grave. « On n’a plus le choix, » murmura-t-il, sortant lentement son épée interdite. La lame noire, chargée d’une magie sombre et redoutée, semblait presque vibrer dans sa main, assoiffée de puissance. « Le concasseur a eu assez de chance. On va relâcher nos pouvoirs, tous ensemble, et en finir. »
Les membres du groupe échangèrent des regards, chacun conscient de ce que cela impliquait. Le plan initial d'appâter le monstre semblait presque naïf désormais. Djibril resserra sa prise sur l'épée noire, jetant un dernier regard vers les vagues où se cachait le concasseur.
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