Printemps 1975 : empêtrés dans le blues

Un jour...

Sirius émergea d'une sieste inintéressante, un demi-sommeil de lassitude, en tendant le bras vers sa table de chevet pour saisir une petite boîte. Il cligna des yeux un peu piqués par la lumière en faisant sauter le couvercle pour en sortir, pour la dixième fois, les polaroids que Remus lui avait confiés avant de se séparer.

Ils étaient là. Sur le premier cliché, James le tenait par l'épaule, ils se regardaient avec des airs de conspirateurs, complices devant l'éternel. Sur un autre, Peter faisait des grimaces et James se moquait de lui dans son dos. Le troisième, c'était Sirius qui l'avait pris : Remus seul dans le cadre lui adressait un clin d'œil timide, le visage serein, le sourire apaisant. Sirius retomba sur le dos, la photo pressée contre son cœur. Il la soulevait de temps à autres, pour contempler son visage, sinon il la tenait serrée là, contre lui.

Sirius était consigné dans sa chambre la plupart du temps, à rêver de vols en regardant par la fenêtre, à rêver de Remus sous les draps. Il entendait vaguement sans avoir envie d'écouter, ses parents qui discutaient avec des invités de marque, son père parler du travail à table. Le rassemblement familial de Walpurgis approchait, il était fatigué d'avance à l'idée de supporter les moqueries et regards de travers, les piques par en-dessous, les sorts à la dérobée, le mépris, les questionnements provocateurs ; et inquiet à l'idée que quelque chose pût le mettre hors de lui. Il se préparait à encaisser pour ne pas être transféré de Poudlard, de toutes ses forces. Une force qu'il n'était pas habitué à employer, à maîtriser. Il eût été plus confiant en appréhendant un duel.

Il retint un soupir et regarda Remus lui sourire à nouveau.

Ses lèvres, ses cheveux, ses épaules dont il se rappelait la rondeur dans sa paume.

Ses yeux dans le noir.

Une vague passa dans le ventre de Sirius.

Derrière, sur le mur gris glauque de sa chambre, luisait la bannière écarlate des Gryffondor que ses amis lui avaient offerte à la fin de leur première année. Il avait collé à côté une photo sur laquelle ils apparaissaient tous les quatre, et quelques posters moldus tirés des magazines parce qu'il n'en avait plus grand-chose à faire de la décence. Kreattur avait hurlé quand il était venu faire le ménage, et sa mère hurlé encore plus. Regulus, attiré par le raffut, avait simplement haussé un sourcil circonspect à la vue des pin-ups lascivement étendues sur les motos, avant que sa mère ne lui jetât un léger sort d'éblouissement pour lui éviter cette vision scandaleuse. « C'est pour la science, mécanique moldue, vous ne pouvez pas comprendre... ». Il s'était tu là, craignant que sa mère n'usât d'un sort d'aveuglement définitif sur lui. Les insultes de son père avaient plu pendant deux jours, et puis c'était terminé. Le sort de glu perpétuelle de James était fabuleux : Kreattur ne venait même plus faire le ménage dans sa chambre : paix quasi permanente. Ses parents avaient cru le punir ainsi, mais Sirius avait terminé ses devoirs et tenir sa chambre l'occupait au moins un court instant. En plus, il avait acquis le goût de nettoyer après lui, il vivait cela comme un ménage intérieur.

On frappa à la porte. Sirius sursauta au milieu des photos étalées sur le lit. Regulus entra.

« Qu'est-ce que tu fais au lit ?

- ... Rien ? »

Ça va, je veux dire, je suis pas dans mon lit non plus, juste allongé dessus. Qu'est-ce qu'il croit que j'aie à faire dans ma chambre toute la journée ?

« J'rêve que j'vole. »

Regulus eut un petit rire sans amusement, un rire convenu. En fait, il n'y avait même pas de quoi rire. Il s'assit sur la chaise de bureau, face à la photo des Maraudeurs. Sirius voyait très bien où il regardait, mais, histoire de parler, il l'avertit quand même :

« Regarde pas les filles toutes nues, tu vas devenir aveugle.

- Hahahhh... » recommença le cadet avec encore moins d'entrain.

Dans sa propre chambre, Regulus avait affiché des articles de journaux sur les Mangemorts et le Seigneur des Ténèbres. Deux salles, deux ambiances.

« Tu veux quoi ? »

Il haussa les épaules. La carte d'assassin de James brûlait sa poche mais il n'avait rien à dire à son frère. Tu m'emmerdes, James Potter. Ses yeux lorgnèrent de nouveau vers la photo, Sirius le remarqua une seconde fois.

« Tes parents t'ont envoyé me surveiller ?

- Non ! » se récria-t-il comme un chat qui feule.

Ils se fusillèrent du regard.

« Bah viens pas fouiller dans mes affaires. »

En réalité, il s'en fichait. Ça lui faisait un peu de compagnie, et s'ils finissaient par se disputer vraiment, ça lui ferait un peu d'animation.

« Je ne fouille p... »

Regulus avait baissé les yeux vers les parchemins épars sur la table où traînaient de petites bandes dessinées. Il oublia aussitôt l'interdiction de son frère et fit passer les dessins dans ses mains sans pouvoir se retenir. Il n'en avait pas vu depuis son entrée à Poudlard. Sa façon de dessiner avait changé. Son trait était devenu étrange, pas académique du tout, tellement expressif, tellement mystérieux aussi, comme si un autre dessin était caché sous certaines lignes. Difforme, parfois, défiguré. Ça ne ressemblait à rien. Ça ressemblait à tout.

Existait-il une chose dans laquelle Sirius n'excellait pas insolemment ?

Satisfaire ses parents ? Certes. Mais il réussissait brillamment à les décevoir.

Regulus regarda à nouveau son frère. Sirius n'avait plus l'air revêche.

« Tu veux les prendre ?

- Non. »

Sirius s'assit en tailleurs sur son lit. Sourire espiègle en coin. Son regard s'éclairait d'une lueur interrogatrice et amusée à mesure que les yeux de son frère s'assombrissaient. Il éclata de rire comme on soupire et tendit la main.

« Donne-moi ce cahier... Et une plume. »

Il posa l'encrier sur son lit avec précautions.

« Tu vas le faire tomber ! pesta Regulus.

- Mais non... Tiens, j'ai fait une pile de livres dont j'ai plus besoin, si tu veux, fit-il en désignant un coin de sa table. Notre mère a dit qu'elle les donnerait à des œuvres de charité, sinon. »

Il dessinait déjà, trois lignes seulement, mais Regulus ne doutait pas qu'elle avait été tracées exactement à leur place. De l'encre estompée au pouce, des hachures, et un relief apparaissait. Regulus tendit vaguement le doigt vers le dos des volumes pour lire les titres et étouffa une exclamation de colère en distinguant une couverture de papier glissée entre deux reliures du cuir.

« T'essaies de me piéger ou quoi ? Celui-là est moldu ! »

Sirius ricana.

« T'aurais pas regardé, sinon...

- Ah t'es con ! pesta-t-il en se levant.

- Oh, ça va, ta baguette va pas tomber en poussière parce que tu as regardé un livre moldu... Prends-le, tu verras bien. »

Regulus secoua la tête. Sirius cassa la plume sur son papier. Des gouttelettes d'encre maculèrent la page. Ce n'était pas mal. Il ferma l'encrier et tira une langue triomphante à son frère.

Qu'est-ce qui nous reste ? De quoi parlait-on si facilement, avant ?

Sirius, avec un frère comme toi, qu'est-ce qui me reste ? Tu es le génie insolent qui a pris toutes les libertés et envoyé balader les héritages, je suis le raisonnable médiocre qui endosse ce que tu as rejeté. Tu n'as jamais compris ce sentiment de rivalité. Moi-même je t'admire en même temps que je m'inquiète et que je te hais. Père et Mère parlent mal à ton sujet, ils te prédisent un avenir misérable, la langue pleine du fiel triomphant de la rancune. Mais moi, je m'inquiète vraiment.

Sa main dans sa poche réduisait la carte en charpie. Je n'ai pas gagné, je n'ai rien gagné.

Mais Regulus ne pouvait pas formuler cela. Sirius pouvait à peine distinguer ses propres émotions, grâce aux longs efforts de Remus, James, et McGonagall. Regulus n'y connaissait rien, rien que les sensations violentes dans son ventre et sa gorge, sensations d'étouffement, brûlure âcre de sa jalousie.

Sirius lui tendit son cahier. Regulus jeta à peine un premier regard dessus. Il y revint. L'ombre du Château, des constellations au-dessus. Bon sang, ça ressemblait à la gravure d'un livre ancien, très ancien, qu'ils eussent feuilleté ensemble, quand ils étaient enfants. Regulus savait que cette gravure n'existait dans aucun livre. Mais l'émotion d'aujourd'hui, si.

De quoi parlait-on ?

Tant qu'on regarde le décor familier de loin et qu'on ne se sépare pas derrière ses portes, on peut rester côte à côte.

&


Cette année-là, la famille fut reçue chez les Black, peut-être par précaution à cause des derniers scandales dans la maison de Flagey-le-Haut. Pour Sirius, c'était la même corvée, les mêmes remarques désobligeantes, remarques sur le fil entre flatteries creuses et reproches à te fourrer le nez dans la poussière dès que tu te détends un peu.

« Il est excellent en Défense... »

Il pensait aux cris de Remus dans la cabane. S'il peut supporter une nuit d'enfer par mois, moi aussi, je peux tenir le coup.

« Oh, oui, bon, Sulimane... Pas la plus fiable tout de même. Elle n'est même pas diplômée pour enseigner... »

A la voix de Remus qui faisait naître des Patronus.

« C'est surtout son stage de l'été qui l'a secoué. Il était temps. »

A la langue de Remus.

« N'est-ce pas, Sirius ? »

Sirius soutint le regard de son cousin. Il savait qu'il devait acquiescer mais c'était au-dessus de ses forces.

« Toujours aussi contrariant, toi. Après tout ce qu'on a fait pour te hisser hors de la boue... Je crois que t'as pas idée... »

Orion bouillait de honte, incapable de contredire sa belle-famille. Ses yeux lançaient des éclairs à Sirius pour lui dire de réagir, et Sirius ne doutait pas que sitôt la famille repartie, son père déchargerait sur lui la plus amère des magies. Mais il ne pouvait plus rien répondre qui n'eût sonné faux, c'était trop tard. Pour le moment, c'était Kreattur qui subissait ses foudres. Evan et Bellatrix ricanaient, eh quoi, il n'est même pas capable de tenir son elfe.

Ils défilèrent ensuite dans sa chambre pour tourner ses couleurs au ridicule, ses photos de filles qui le faisaient passer pour un pervers, il mirent le bazar dans ses tiroirs, ses draps, tout ce qu'ils pouvaient ; commentèrent les dessins atypiques, raillèrent les têtes de ses amis qui, à la grande joie de Sirius, leur adressaient des signes impolis sur la photographie. La petite boite était cachée dans sa poche, rien d'autre n'avait d'importance.

Ils finiront par partir, ils finiront par partir...

Leurs paroles s'envolent, ce ne sont pas des sortilèges, elles n'ont pas la force de nos chansons.

Enfin, c'était terminé.

Sirius s'étendit sur son lit, les bras en croix, le sang battant dans les violences invisibles. En bas, on entendait Kreattur se flageller et gémir doucement de douleur. Sirius avait croisé le regard de Regulus, complètement bouleversé, mais il était trop en colère pour consoler sa serpillière de frère. Son traître de frère qui avait plus de compassion pour son elfe que pour lui.

« Courage, mec, on a fait la moitié ! » encouragea James sous la couette.

Sirius lui montra son poing serré en signe de persévérance. Il appréhendait déjà le dernier retour à l'école parce que c'était le dernier avant les grandes vacances et qu'il sentait venir le retour aux Camps. On riait derrière James qui était aussi en famille. Deux salles, deux ambiances.

« Moony te salue. On n'a pas pu se voir cette fois, je crois que ses parents sont trop contents de chouchouter un peu leur très grand garçon... »

Sirius sourit en imaginant Remus se faire dorloter. C'était plutôt carrément le truc de James. Son ami plongea la main dans sa robe et en sortit une fiole noircie.

« Toi aussi... soupira Sirius, les larmes de colère et frustration brûlant ses yeux.

- Je suis dégoûté... »

La petite main sur son cœur lui manquait, il avait l'impression de l'avoir abandonnée.

« On va y arriver, faut pas qu'on abandonne...

- Je sais, je sais... »

Mais si au moins cela avait pu marcher... S'il pouvait faire surgir un Patronus de temps en temps dans cette chambre oppressante pour lui donner une bouffée d'espoir. Parfois, il y songeait si fort qu'il sentait sa magie bouillonner en lui, songeant que s'il le faisait sans baguette, on ne pouvait le punir. Mais il n'allait pas jusqu'au bout.



La rue ou le toit ?

Sirius grattait le rebord de la fenêtre.

La rue ou le toit,

Il faut que je sorte.

Il enfila son tee-shirt sous sa cape et descendit l'escalier sur la rambarde. Un, deux, trois sauts jusqu'à la porte. Non : jusqu'à Regulus qui sortait de la cuisine, probablement venu visiter Kreattur. Il glapit :

« Mais... tu... quelle tenue !... que manigances-tu, par Merlin ?

- Je sors. Faire un tour.

- Tu vas te faire punir !

- Je vais seulement me promener autour de la maison ! Si tu crains quelque chose, t'as qu'à continuer de me surveiller : viens avec moi.

- Nous allons nous faire punir !

- Ce sera ma faute. Écoute, viens voir et tu sauras. »

Regulus hésita, inquiet. Leurs parents étaient absents pour la journée mais il redoutait de se faire happer par l'enrobage sympathique du monde moldu.

« On rentre dans une heure. »

Il secoua très légèrement la tête.

« Eh. Je ne vais pas te kidnapper. »

Et si c'était le cas, tu serais mieux avec moi qu'ici.

Ah oui, et si je le kidnappais ?

« James veut le dernier numéro du NME. Je ne vais quand même pas lui dire que j'habite à Londres et que je ne peux pas descendre en ville...

- Qu'est-ce que le NME ?

- Un journal sur la musique. »

C'était Remus qui le voulait, bien entendu, et bien entendu il ne l'avait pas demandé à Sirius.« Promis, il n'y a pas de filles toutes nues, dedans. 

- Arrête ! »

Sirius ricana de la réaction épidermique de son frère.

« Bon, j'y vais. Dénonce-moi si tu veux. »

Sirius ouvrit la porte. Il avança sur le perron et sentit son frère s'approcher dans son dos, sans un mot. Il s'arrêtèrent sur les marches qui descendaient sur la rue. C'était idiot, mais il n'avaient pas le souvenir d'être jamais passés par là pour quitter la maison. Ils se retournèrent vers le couloir étroit où Kreattur les scrutait dans l'ombre, crispé de douleur. Le cœur battant, Regulus lui fit signe de ne rien dire et ferma la porte.

Ils avancèrent au hasard, sur le trottoir, admirant les voitures sans le dire, d'un même mouvement de tête pour les suivre des yeux, et se dirigèrent machinalement vers les avenues plus bruyantes. Sirius se délectait du parfum des tilleuls au bord de la chaussée. Qu'il avait envie de voler ! Ils débouchèrent sur la petite place commerçante du quartier. Regulus trouva les vitrines immobiles un peu déprimantes. Il avançait à très petits pas, sur ses gardes. Sirius lui offrit une glace au bête parfum vanille fraise sans effet spécial, mais si mange, ça ne va pas te transformer en cracmol, qu'ils dégustèrent en silence, assis sur le dossier d'un banc. Regulus se fâcha que sa crème coulât sur ses doigts. Sirius s'extasiait devant les motos, encourageait les gens qui couraient après le bus, saluait les écoliers, des filles qui rougissaient en les désignant. Le bar presse diffusait le dernier titre de Bob Dylan, « Tangled up in Blue », et Regulus s'effarait d'entendre un tel récit d'amours licencieuses.

« La prochaine fois, promit Sirius en l'air, je te montrerai le musée. Leurs tableaux, ils ne ressemblent pas du tout aux nôtres. Et la musique... Tu entends cette chanson ?

- C'est bizarre.

- Bizarre bien ?

- Non. La musique et la voix sont médiocres. Et les paroles... ! Je ne comprends vraiment pas pourquoi il raconte tout ça. C'est indécent de raconter sa vie, ça n'a aucun intérêt.

- Il le dit, dans la chanson. »

Then she opened up a book of poems

And handed it to me 

Written by an Italian poet

From the thirteenth century. 

And every one of them words rang true 

And glowed like burning coal 

Pouring off of every page 

Like it was written in my soul from me to you, 

Tangled up in blue. 

« C'est pour... Pouvoir dire "moi aussi", reconnaître ce qu'on ressent, savoir ce qui peut arriver, savoir qu'on n'est pas seul, qu'on s'en sortira. Expliquer aux autres, quand on ne sait pas le faire soi-même. C'est comme une métamorphose dans la tête. »

Sirius cherchait ses mots. Il n'avait jamais eu besoin de l'expliquer, même avec Remus. Il se sentait terriblement limité tout à coup.

« Tous les moldus vivent-ils ainsi ? « Des dizaines de filles, topless dans des bars » ? répéta-t-il plus bas.

- Mais non. Regarde autour de toi, ce ne sont pas des dépravés. S'il y en a qui dansent dans les bars, ce ne sont pas forcément des mauvaises personnes. Il y a des dépravés chez nous aussi. »

Regulus fit une moue dubitative. Il croqua la fin de son cornet de glace en silence. 

« S'il n'en parlait pas, ils pourraient faire comme si cela n'existait pas, et tout le monde se tiendrait mieux. C'est un très mauvais exemple à promouvoir. »

Je ne voulais pas savoir pour toi et Remus. Je ne voulais pas qu'on ait cela en commun. J'aurais pris n'importe quoi d'autre venant de toi, tout sauf ça.

 « Je crois plutôt qu'ils finiraient par exploser. On ne peut pas s'empêcher d'exister. »


We always did feel the same, 

We just saw it from a different point of view, 

Tangled up in blue. 





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