Hiver 1976 : distances


Un jour...


Les hiboux du petit déjeuner avaient suspendu leur vol au bord de la fenêtre. Tous les élèves étaient installés, le thé seul fumait dans les tasses et Dumbledore manquait à la table des professeurs. Chacun·e attendait impatiemment de se remplir le ventre de mets bien chauds et consistants sans oser lever la voix de crainte qu'un malheur ne fût arrivé. Le regard de Remus traversait les masses nuageuses qui éclipsaient les coursives, il voyait les nébuleuses s'enrouler derrière, en songeant qu'une nuit prochaine, Sirius et lui pourraient bien venir en balai par la fenêtre et trouver enfin cette deuxième étoile. Il adressa un discret clin d'oeil à son ami qui bégaya dans la boutade qu'il avait commencé à riposter à James. La tablée rit nerveusement puis la porte s'ouvrit.

Dans l'encadrement apparaissait Dumbledore, en tenue bordeaux et or, le visage plus que serein : rayonnant. C'était un rayonnement profond et sage, qui se dispersait malicieusement en étincelles rebelles dans ses yeux bleus. A côté de lui se tenait un sorcier aux cheveux parfaitement blancs, ébouriffés comme un pissenlit. Confusément, l'assemblée des élèves eut envie de souffler dessus pour exaucer son voeu. Le directeur ouvrit largement les bras en remontant l'allée centrale pour présenter les élèves à son invité, tablée par tablée.

« Mon ami, quel honneur de pouvoir t'accueillir ici ! Chers élèves, je vous présente monsieur Elphias Doge, explorateur, ambassadeur, et chercheur insatiable, particulièrement avisé des relations avec les Êtres et les hybrides et ancien élève de cette école. Il a généreusement accepté d'assurer les cours de Défense contre les Forces du Mal aux cinquième - monsieur Potter, contenez votre joie, je vous prie -, sixième et septième année, le lundi et le mardi. Les cours des première à quatrième année seront dispensés du mercredi au vendredi par Fabian Prewett que vous rencontrerez dans deux jours. Vos nouveaux emplois du temps ont été remis à vos Préfets, ils vous les feront parvenir pendant le petit déjeuner.

- Il a un petit peu l'air vieux, non ? grimaça Peter.

- C'est vrai qu'il a l'air un peu malade, mais toujours moins que Sac-à-vers. Ah, cachu, bon débarras ! 

- Eh, Edgar, interpela Remus, ton père n'aurait pas travaillé avec lui ? Son nom me dit quelque chose.

- Oui, ils avaient mené une étude ensemble, tu as dû voir son nom dans les articles... »

Edgar parut sur le point de dire autre chose mais il s'interrompit prudemment et sourit à Remus, rassuré. Ça va aller, maintenant. 

« Professeur Dumbledore ! héla James alors que Lily levait la main pour demander ce qu'il en était de Caitlin Anderson.

- Monsieur Potter ?

- Bienvenue monsieur Dodge, commença James. Est-ce que Sac à... Aïe, Moony,  monsieur Sacarver va enseigner ailleurs ?

- Pas pour le moment, rassurez-vous.

- Moi ça ne me rassure pas pour le moment, s'alarma Sirius.

- Est-ce que Caitlin va revenir ?

- Nous sommes restés en contact avec sa famille et espérons qu'elle parviendra à nous retrouver l'année prochaine. A présent, que diriez-vous de bonnes tartines de pain perdu à la cannelle ? »


&


Tout Pré-au-Lard était piqueté de gel scintillant, des herbes folles parées des plus fins cristaux aux stalactites qui tintinnabulaient sous les enseignes. Vraiment, rien ne vaudra jamais l'hiver, songeait Remus, écrasé par le bleu angoissant du ciel. Il contemplait le paysage surnaturel avec une telle intensité, un tel sérieux, à croire qu'il eût voulu lui aussi, sentir sous sa peau le sang s'étoiler, barbeler, en cristaux carmins. Sirius seul pouvait se targuer d'avoir été contemplé ainsi, et à voir ce regard-là dirigé vers un autre objet, un paysage tout entier, il s'en troublait davantage. C'est ça alors ? Il avait envie de le dessiner, de saisir avec ou sans magie cette essence vivante, comme on saisit un souvenir sur la tempe chaude, pour le garder contre son cœur, tentative vaine, tourments de l'immatériel.

C'était l'avant-veille de la pleine lune, Remus était à fleur de peau, il dissimulait ses soupirs dans son écharpe remontée jusqu'aux cernes, fatigué par rien, agacé d'être fatigué, agacé aussi par chaque bruit. Ses amis s'engouffrèrent dès que possible aux Trois Balais pour avaler un grand chocolat mais le froid précipitait tous les élèves dans les cafés, et si madame Pieddodu connaissait un certain succès en cette veille de Saint Valentin, le pub préféré des Maraudeurs était déjà bondé. Il ne restait que quelques places, près de Lily et Marlene. Ils s'écrasèrent un peu sur les banquettes pour s'y caser.

« Bon, les gars. J'ai vu que Sac-à-vers était toujours enfermé dans son bureau.

- Euh, oui, d'accord ? » marmonna Remus.

Déjà Sirius le bousculait pour déplier la Carte du Maraudeur, extasié.

« Je PROPOSE qu'on se glisse sous la cape d'invisibilité pour espionner son bureau, voire s'y infiltrer si Mowgli trouve un passage.

- Je DISPOSE ! s'écria Sirius en levant la main.

- Je m'oppose, gémit Remus.

- Je... Je..., commença Peter avant de réfléchir à une rime.

- Moony !

- C'est Sacarver. »

La moue de Remus s'effondra dans un sourire dont on ne voyait que les rayons autour de ses yeux jaunes.

« D'accord, j'ose.

- J'OSE ! Voilà ! approuva Peter.

- Opération déboutage du Sac-à-Vers enclenchée ! Les Maraudeurs en action ! »

Ils entrechoquèrent bruyamment leurs chopes. Sur la table à côté, Lily aspira le fond de son milk-shake de façon très sonore. 

« Pardon, je n'ai rien entendu. »

Elle sourit, les dents autour de sa paille, petites perles forgées dans le plus indomptable des océans. Tout le monde s'accordait sur la beauté des yeux verts de Lily, mais ce n'était rien face à son sourire qui rutilait comme un bouclier sur lequel s'échouer.

« Dommage, t'aurais pu venir.

- Vraiment ? s'étonna-t-elle en lâchant sa paille, le regard piqué.

- Moi j'ai entendu, assura Marlene.

- Il va nous repérer, il connaît sûrement les contresorts, parano comme il est... s'inquiéta Remus.

- C'est pas grave, comme ça on ira dans son bureau ! Eh, vous allez où les filles ? Ça commençait à devenir croustillant ! »

Lily adressa un clin d'oeil à Remus en enfilant sa cape. Regulus et Martin venaient d'entrer. Elle leur désigna la table qu'elle venait de libérer. Regulus hésita, James sourit, Sirius répliqua :

« Eh on sent pas le Bubobulb non plus ! Assieds-toi.»

Martin posa sa chope sur la table. Regulus réfléchit, choisit la place à côté de Sirius pour ne pas être face à lui, regretta car il n'arrivait pas à lever les yeux vers James.

« De quoi on parlait, déjà ? » marmonna ce dernier en fronçant les sourcils.

Remus secoua doucement la tête en le toisant droit dans les yeux. Ne parlons pas de méfaits devant eux. Il attrapa la Gazette sur une table voisine, passa les pages d'actualité - source éventuelle de conflit entre les frères - commenta les faits divers.

« On devrait créer un journal de Poudlard comme ça, s'emballa James, avec des potins dont la moitié serait fausse ; les pronostics des examens, des biographies des profs... Tenez, saviez-vous que Dumbledore et la ministre de la Magie française, Soizic Lozac'h ont failli signer un accord historique ? C'était en 1928, Lozac'h n'était à ce moment-là que ministre de la baguette pas trop cuite, et Dumbledore vivait au sommet du Moulin Rouge.

- Tu sais ce que c'est, le Moulin Rouge, au moins ? s'enquit Remus.

- Lors d'une soirée de dégustation de Chardonnay à l'Opéra...

- Oui oui mon ami, acquiesça Sirius en français.

- Pour la convaincre de signer cet accord historique, Dumbledore se transfigura en Bécassine et interpréta, sur la scène du Palais Garnier, un ballet sur la chanson « We will rock you » de Queen.

- (Qui n'existait pas encore.) chuchota Remus.

- (On s'en fout, c'est de la magie.)

- Et cet accord historique ?

- Lozac'h outrée par tous ces clichés, le déchira en mille morceaux, les jeta du haut d'un phare, drapée dans son ciré jaune, coiffée de dentelle blanche, et retourna manger des crêpes avec le loup, le renard, et la belette. Il n'en reste aucune trace.

- Gast ! »

Regulus pinçait les lèvres, Sirius se brûlait aux rayons autour de ses yeux.

« Trêve de badinage, tu me dois une revanche ! continua l'infatigable en sortant son paquet de cartes de sa poche avant de désigner Peter. Vous jouez les 61 ? A six, c'est mieux. »

Martin et Regulus regardèrent autour d'eux et se consultèrent du regard avant d'accepter, mal assurés. Il fallait se faire au jeu de James, tricheur éhonté, qui s'indignait qu'on ne le surprît pas à tricher et s'offusquait quand on le prenait sur le fait ; qui te conseillait à chaque coup - et une fois sur trois c'était du bluff, te déconcentrait en voulant perturber ton adversaire, intrusif à jamais. Martin rit franchement, Regulus s'amusait quand il ne pensait qu'au jeu, dérouté parfois par la voix caverneuse de Remus, agacé par le gros rire de son frère tout près, son gros rire absent, son frère.

A la fin de la partie, hilare, décravaté, les manches retroussées, James commanda d'autres boissons pour tout le monde.

« On ne va pas rester..., marmonna Regulus.

- Oh, fais pas ton mauvais perdant, allez ! »

Martin et lui continuaient de se consulter, sans répondre.

« On ne fait que jouer, rien de grave. »

Ce qui était grave, c'était ce gamin qui retenait son rire en face de lui, ça lui tordait le ventre. James avait sous les yeux un garçon de treize ans qui avait participé à des formations de magie noire, suivi ses aînés dans les saccages, et qui s'engouffrait à leur suite. Que faire, comment faire ? Est-il encore temps de le retenir ?

Regulus ne voyait que son sourire en coin. Rien de grave ? c'est ça, ouais.

James haussa les épaules et reprit une conversation avec Sirius. Ils discutaient de Quidditch, de tout de rien, des examens ; leurs mains animées sur la table se saisissaient parfois avec une tendresse spontanée quand leurs propos les échauffaient, et Regulus voulait se lever à chaque parole, à chaque gorgée.

« Ça va, Moony ? murmura Peter.

- J'ai un peu chaud, mais ça va aller. »

Sirius hésita à sortir, puisque Regulus ne se décidait pas. Son coude heurtait le sien parfois, ils n'avaient jamais été si proches, et surtout pas à la table solennelle du square Grimmaurd. Seulement lors des bagarres. James remplit un verre d'eau glacée sur laquelle Remus se jeta. Ses lèvres rougissaient, Sirius ne put s'empêcher d'essuyer prestement une goutte perdue près de son menton. D'autres glaçons apparurent, qu'il laissa fondre, et il les but plus lentement.

« Qu'est-ce qu'il a ? demanda Regulus, il est malade ?

- Rien de contagieux », répliqua Remus avant que Sirius n'eût pu lui fermer son claquet de façon moins polie.

Quelques secondes passèrent avant que Sirius ne marmonnât :

« Ça va, toi ?

- Oui. »

Et il sourit à son frère, d'une plaie coupée à vif dans les lèvres gercées. Ce sourire-là n'était pas un bouclier, c'était un miroir impitoyable.

Sirius avait envie de dire : tant mieux, si ça va.

Mais c'était faux. Soit ça n'allait pas, soit ce n'était vraiment pas pour le mieux. 

« Ce n'était pas viable pour moi. Tu sais, tu as assisté à tout ça. »

Les coups, les malédictions.

Regulus secoua la tête.

Tout ça, il l'avait bien cherché.

« C'est pas toi que j'ai quitté en partant, d'accord ? Ça n'a rien à voir avec toi. »

Je suis parti le premier, l'aîné, pour te montrer la voie.

Regulus haussa les épaules. Une caresse contre celle de Sirius.

« On refait une partie ? proposa James.

- On va s'en aller.

C'est mieux comme ça », répondit-il à Sirius.

Et il dit encore : « Bonne chaaance. » avec la même provocation chantante qu'au jardinier, à Flagley-Le-Haut, Sirius se le rappelait, Regulus le savait, et ils se souriaient toujours comme des flèches en s'éloignant, ils se souriaient pour garder la face et ils se souriaient pour se sourire.

&


Le dimanche de la Saint Valentin, les fleurs, rubans, chocolats et billets doux glissaient de poche en poche. Sirius trouva dans les siennes un poème nouveau à chaque fois qu'il y plongeait la main. Il passa le déjeuner à essayer de les épuiser mais ils s'empilaient sous les yeux éberlués de ses voisins, se froissaient dans ses mains, et il y avait maintenant de quoi tapisser tout un mur. L'encre se troublait quand son doigt n'était pas posé dessus. Il souriait mystérieusement, les yeux dissimulés derrière ses boucles sauvages. « C'est la même fille ou c'est des filles différentes à chaque fois ?

- Différent.

- Mais il y a au moins toute l'école, là ! En comptant les profs ! »

Sirius adressa une grimace choquée à Peter et fourra les parchemins dans ses poches, déjà lassé par la curiosité de ses camarades. Pendant l'après-midi, des papiers de filles enhardies se mêlèrent aux poèmes de Remus, aux extraits de livres qu'il avait choisis pour lui, aux souvenirs qu'il avait écrits. Sirius les brûla dans les lavabos sans les ouvrir. Quand il releva les yeux, Remus le regardait dans la glace. Son visage était comme tous les jours pleine lune, un peu étranger, dévoré. Sirius fit un clin d'oeil raté et se retourna vers lui. « Cruel monsieur Black... râla sa voix brisée.

- Comment tu te sens ? » murmura-t-il en l'attirant dans ses bras. 

Remus grogna dans son cou.

« Comment ? répéta Sirius.

- Pas bien... »

Les mains de Sirius se fermèrent sur ses côtes essoufflées. Remus humait sa nuque.

« Excité... ? chuchota-t-il.

- Pas ici... »

 Sirius le conduisit à travers un couloir trop fréquenté. Il adressa un coup d'œil appuyé à Peter qui y croirait et descendit à la serre des papillons. Bien qu'elle n'eût plus vraiment d'utilité, elle continuait d'être visitée et entretenue par quelques volontaires. D'un coup de baguette, il déposa un voile de givre sur les vitres, une glace aux reliefs qui tournoyaient comme la Nuit Étoilée de Van Gogh et les dissimulaient aux regards. 

« Je ne sais pas si c'est une bonne idée. »

Son corps était fouetté d'impulsions. Il luttait déjà.

« On fait ce que tu veux. Et si ça ne va pas, on arrête.

- Ta poche. »

 Sirius glissa sa main dans sa cape. Il n'y avait pas de papier mais un tissu très doux qui coulait entre les doigts. Il tira le coin d'un carré de satin blanc, plus grand qu'un foulard, plus grand qu'un drap, qu'un ruban d'acrobate, il s'étendait encore. Remus l'accrochait au-dessus de leurs têtes en le clouant en l'air au hasard, baldaquin inégal qui ondulait autour d'eux, les cachait ici, les dévoilait là, labyrinthe blanc, ironie à couleur d'innocence, qui n'en finissait pas de se dévider de sa poche, blanc, blanc, blanc

blanc des mains qui effleurent les épaules nues, des canines qui poussent sur les hanches froides, blanc des ongles à la recherche de la chair la plus souple, du cou le plus palpitant, du gémissement le plus érotique, toutes ces petites choses qui se dérobent à leur désir en courant sous la peau et font gronder de frustration

La glace se délite sur les vitres et dessine la cartographie des bannis

Sur la face blanche et martelée de la peine lune, de ton ventre

On y laisse nos couleurs

Dentelle de soupirs, chute de reins vertigineux

Un cri rauque brise la glace, on dirait un sanglot

Remus s'égare un moment, la main sur le bras de Sirius pour se raccrocher, les yeux fermés

Les marbrures de son corps clignotent au rythme de sa respiration dans l'ombre

Chair de lune



Remus glisse entre les lèvres de Sirius la cigarette qu'il vient d'allumer. Il la lui tient puis arrache à son tour une bouffée. En soufflant, il caresse de l'épaule à la hanche Sirius couché dos à lui en chien de fusil, le temps de réapprendre à

Parler, sentir, savoir

Le temps que la folie s'exfiltre par les griffures qui luisent dans son dos


Il faut que je me lève, murmure Remus quand le ciel s'obscurcit

Je viens, tu sais

Tu n'es pas obligé. Si un jour, tu n'as pas envie

Je sais

Il se retourne sans sourire, alangui. Il étale sa main sur la cuisse de Remus et caresse, en embrassant son pied.

J'ai déjà envie de recommencer

&


Le soir venu, le loup bondit sur Sirius plus brutalement encore que la première fois. Cette nuit-là, Sirius lui parla, beaucoup. « Eh, c'est moi ! Cachu ! Je reviens pour que tu ne sois pas seul, alors arrête ! Tu me reconnais, je sais que tu me reconnais. Tiens-toi donc un peu tranquille, ne comprends-tu pas ? »

Il cherchait encore la trappe, hurlait de désespoir.

« Je sais... Je sais... »

Il enrageait contre ces invités d'infortune qui connaissaient le monde et acceptaient ce maigre compromis.

«  Oui je sais, je n'en veux pas, moi non plus, c'est vrai »

je n'ai que ça, tu sais

Ils finirent encore épuisés, face à face de nouveau, acculés à chaque coin de la cabane, et avancer une, deux griffes, et continuer de se toiser.

Maintenant, la patience. A force de se confronter à ces yeux jaunes, une patience naissait que Sirius ne se connaissait pas ; il découvrait ce que c'est qu'apprivoiser, une nuit par mois, une nuit à la fois, une griffe à la fois,

une victoire à la fois


à mesure que son frère s'éloignait 

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