Hiver 1975 : Polaroïds

Un jour...


 Le premier représente un chantier abandonné.

 En regardant le cliché, Sirius sent encore la main de Remus se crisper sur son bras : il n'a pas pu s'en empêcher quand il a senti le portoloin le saisir dans la région du nombril. « Je n'aime pas ça... » a-t-il grimacé avant d'être emporté. Bien que Sirius ait eu envie de sourire, il s'est aussitôt senti si compressé dans un chaos de couleurs et de sons, les oreilles désagréablement bouchées, les orbites des yeux sous pression, qu'il n'a pu que serrer les dents en attendant de retomber sur ses pieds, cinq épuisantes secondes plus tard, pour répondre : « Moi non plus.

- Moi encore moins... gémit James, en face.

- Oh ta tête ! t'as le teint frais, pour un un troll ! s'esclaffe Sirius.

- SILENCE, vous n'allez pas commencer, vous ! » intime Bibine.

C'est un chantier abandonné, interdit au public, au bout d'une venelle entourée de larges murs, surplombé par un immeuble abandonné lui aussi, aux fenêtres condamnées. Des pigeons seuls passent par les carreaux cassés.

« Mais c'est charmant, Londres... ! »

Sirius est plus surpris que vexé que personne ne s'amuse de sa boutade mais quand il se retourne, il remarque que les sorciers ont quitté les ruines qui dissimulaient leur arrivée pour s'attrouper autour d'une vieille pelleteuse délaissée là. Il rejoint James, lui tape sur l'épaule droite, va pour poser son menton sur l'épaule gauche mais la manque car son ami s'est tourné. Peter lève les yeux au ciel. Quirell explique le système des chaînes, des poids, du moteur thermique et tous l'écoutent avec intérêt. Sirius ne comprend pas un seul quart des démonstrations du professeur. Il faudrait ouvrir cette machine pour observer son fonctionnement, puisqu'elle agit sans magie.

« Tu y comprends quelque chose ?

- Non mais c'est marrant. Je crois qu'on aura des explications dans le Science Museum.

- Bien, conclut madame Bibine, nous sommes attendus pour neuf heures, mettons-nous en route ! » 


 Sur le deuxième, ils sont dans le bus, tous les quatre, assis au fond 

C'est Bibine qui l'a prise, après leur avoir interdit de s'asseoir ensemble. Il a fallu protester et négocier mais finalement, ils se sont accordés. Derrière, par la fenêtre, on ne voit pas bien, il y a la zone industrielle de la banlieue qu'ils viennent de quitter. Elle a laissé dans le cœur de Sirius et James un frisson d'effroi. Tout est trop grand, trop carré, uniforme qui dévore tout le paysage, partout et le dépouille de son âme. Mais le bus a quitté la voie rapide et parcourt maintenant les quartiers aux immeubles sans fin, débouche dans les rues commerçantes parcourues de travailleurs, de vélos, motos, de taxis noirs, de bus rouges, des affiches et enseignes qui capturent les yeux dans chaque mouvement.

« Je voudrais voir ça d'en haut... Sur un tu sais quoi. »

Les bords de la Tamise bourdonnent de voitures et de métros, criaille et tapage ; ils sont bousculés, au corps collent des odeurs qui imprègnent l'air gras et humide de pollution à la surprise des sorciers. Quirell les houspille pour qu'ils se tiennent bien serrés, mais c'est difficile de l'écouter : il y a tant à ressentir.

« Merlin... souffle Sirius, en se mettant en marche.

- Oh non, corrige Remus.

- Cachu.

- La maison de tes parents est à Londres, non ?

- Oh, on n'y est que pour y habiter. On ne va jamais se promener dans Londres, on utilise des moyens de transport » explique Sirius évasivement au cas où un passant – tout le monde était si pressé ! - entende quoi que ce soit, au milieu de cette foule si chamarrée, bruyante, colorée, gouailleuse, brailleuse.


 La série de photos suivante a été prise sur les bords de la Tamise.

 Le soleil est froid, la brume blanche sur les eaux noires. C'est curieux parce que Londres est pleine de vie, de couleurs, indéniablement, c'est une ville éclatante en 1975, mais il y a cette lumière improbable venue de la rivière, cette ombre dans le revers des rayons du soleil. On y voit des quartiers hétéroclites, des marchés improvisés, des halles odorantes et on passe tout à coup à des squats sous des ponts, des graffitis, des guitaristes de rue que Sirius contemple avec émoi, et ce n'est pas dû au désordre des photos, c'est vraiment comme ça le long des ponts de Londres. Les sorciers ont l'impression d'avoir déjà vécu plus d'un voyage dans cette randonnée urbaine. 

 Il y a ensuite la photo d'un bâtiment de style géorgien 

Sobre et symétrique, loin des fantaisies de Poudlard sa composition impose pourtant, sans qu'on ne comprenne comment, une certaine solennité. Preston English College est un centre privé ouvert à toutes sortes d'étudiants, notamment des étrangers, leur a expliqué Quirell lors des réunions. « Nous prétendrons donc venir du lycée anglais de New Delhi. » Ils se rappellent la voix cassée par le tabac de la directrice, madame Appelby, et les motifs de son tweed prince de Galles. « Vous allez suivre quelques cours ce matin et je vais vous dispenser le premier d'entre eux, je vous ai préparé un petit atelier à la découverte de Londres, suivez-moi ! »

Sur les murs des grands couloirs clairs sont accrochés des travaux d'élèves, des souvenirs laissés par des visiteurs des quatre coins du monde connu. Des dessins immobiles, des affiches coloriées maladroitement au crayon, des cartes ; bazar hétéroclite de papier déchiré, assemblé, bricolage et collages sur les lisières desquels Remus laisse errer ses doigts. 

Il y a un, non deux, papiers pliés en quatre, parmi les photographies. Ce sont les cartes de Londres qu'Appelby leur a distribuées, celles de James et de Sirius. Sirius a écouté les anecdotes historiques en dessinant sur la sienne des miniatures des bâtiments qu'elle leur montrait au tableau grâce à des diapositives. Il l'a conservée, le cœur pincé par le regret de ne pas savoir toutes ces choses sur ce pays qui est aussi le sien. Les cours de Binns ne parlent que des sorciers et dans les grimoires, il n'y a pas grand-chose de plus. Pourtant les moldus sont plus nombreux, et les deux peuples partagent la même géographie : leurs politiques sont nécessairement liées. Sirius a longtemps cru que les moldus ne savaient rien des sorciers, il se rend compte qu'il est crassement ignorant.

James a gardé sa carte parce qu'il a inventé, avec tous les noms de rue, des jeux de mots dont il est très fier.


Le polaroïd suivant représente deux motos garées devant un bar.

 Après avoir quitté l'école en remerciant chaudement leurs hôtes, les jeunes sorciers sont retournés vers les bords de la Tamise où ils devaient pique-niquer. Sirius et James se sont éloignés du groupe, prétextant chercher une librairie et comme guidé par un envoûtement, Sirius a avancé droit vers le fond d'une rue. Il y avait là trois bars autour d'une place centrale, et, devant l'un d'entre eux, deux motos. Sirius s'approche des véhicules rutilants, chipe l'appareil de Remus qui n'ose pas s'approcher, et il est en train de sortir le cliché quand un grand bonhomme sort de l'établissement en fulminant :

« Eh ! Tu touches pas !

- J'ai pas touché ! riposte Sirius. Vous n'avez qu'à jeter un...

- ... un regard, approuve James en le tirant par le bras. Pardonnez-nous, on vient de loin, on n'en a jamais vu des comme ça !

- Ah ben non, je pense bien que vous n'en avez jamais vu ! »

Remus sent son cœur s'emballer. Sont-ils démasqués ?

« C'est une édition limitée ! Deux cent exemplaires ! Alors si tu poses le doigt sur ne serait-ce que le pot d'échappement, je te transforme en pâtée pour chat !

- Oh non, soupire James, pas pour chats, il me reste un peu de fierté...

- Le pot d'échappement ? »

Remus, qui recommençait à peine à respirer, tressaille pour de bon. L'homme les considère avec circonspection.

« Tu te fous de moi, là ? Ou tu n'y connais scandaleusement rien ? D'où vous débarquez ? »

Un ami à lui sort inopinément du bar, après cinq secondes de balbutiements sorciers, chope pleine à la main, pour voir si tout va bien, et comme ça va plutôt bien, il taquine le motard : bah alors, on fait les colonies de vacances, maintenant ? Il a les cheveux bleu turquoise et surtout, il porte une veste de jean sans manches qui laisse voir les tatouages de ses bras nus : des motifs de jeux de cartes, un crâne, un poignard et le mot PUNK.

Vaurien.

Le père de Sirius l'a déjà appelé ainsi. C'est aussi curieux qu'étrangement galvanisant de le voir revendiqué dans sa peau, dans la peau oh seigneur ! Les moldus sont vraiment fabriqués à l'envers !

« Arrête de frimer avec ton bijou !

- Mais c'est pas moi ! c'est les gamins qui sont venus tourner autour... »

Sirius lui tire la langue. Le copain énumère les qualités du "bijou" dans une description à laquelle aucun des quatre amis ne comprend rien, histoires de cylindres et de transmetteurs. Remus tire discrètement sur sa veste d'uniforme à chaque fois que Sirius s'apprête à poser une question naïve, et tout à coup, il tire beaucoup plus fort.

« On est morts, les mecs... Voilà Bibine ! »

Elle surgit au bout de la rue, si furibonde que sa magie irradie dangereusement autour d'elle.

« Ouah, c'est une prof, ça ? Mais d'où vous venez !? demanda le motard, impressionné.

- POTTER ! BLACK ! Et vous aussi Lupin, mais quelle déception ! Qu'est-ce que vous avez dans le crâne, disparaître ainsi dans une ville inconnue ! »

Les motards déguerpissent dans le bar de crainte de se faire tirer les oreilles eux aussi. Bibine attrape Sirius par la manche pour le ramener fermement vers le reste du groupe.

« Laissez-moi ! 

- Ça suffit ! » rugit-elle, bien plus fâchée qu'il ne le croyait, plus qu'elle ne le devrait, la main serrée sur son bras par une poigne sèche d'inquiétude.

Il s'immobilise, interdit, le regard toujours incendié mais la parole coupée.« On n'a rien fait de mal, on n'est pas stupides ! Il y avait nos écussons, si jamais...

- Silence, Black, silence. Il n'est plus temps de vous rattraper. » 


 Ensuite, il y a une photo d'un tableau 

Inanimée, elle n'a rien de beau ni d'intéressant. On ne distingue pas le relief de la peinture, on ne perçoit pas l'éclat des couleurs, et en plus, il y a la tête de Sirius devant, plongé dans sa contemplation. C'est cela que Remus a photographié, l'adoration qui a cloué Sirius sur place, son immobilité inquiétante si elle n'était quasi-religieuse.

Il murmurait : « toute cette civilisation souillant ta folle couronne d'or... »

 « Ça ne plairait pas aux vieux sorciers, ça... murmure-t-il à Remus qui s'approche.

- Ça n'a pas plu aux vieux moldus, au début. Il a fallu attendre la génération suivante. »

Pauvre fleur morte ? quand oublias-tu que tu étais une fleur ? quand as-tu regardé ta peau et conclu que tu étais une sale vieille locomotive impuissante ? un fantôme de locomotive ? le spectre et l'ombre d'une folle locomotive américaine jadis puissante ?

T'as jamais été locomotive, Tournesol, tu étais un tournesol !

« Je crois que je ne me serais pas arrêté devant s'il n'y avait pas eu le poème.

- Merci au poète.

- A tous les poètes et aux rues industrielles. »

Le musée est silencieux comme une bibliothèque, quelque chose du sacré dont Sirius devine la complexité sans l'avoir apprise. Remus, prie-t-il. Remus

Je n'aurais pas aimé le monde, sans l'art

Je n'aurais pas su l'aimer sans toi 


 Dehors, sur le chemin du retour pour retourner à Poudlard en portoloin, ils remarquent les imperceptibles et illisibles regards entre Bibine et Quirell, qui n'ont rien à voir avec des consultations de collègues. Leur nervosité ne s'apaise pas. 


La suivante représente Sirius qui tire la langue à côté d'une jeune fille.

Elle les a retrouvés lors du pique nique, le deuxième jour. Quirell et Bibine ont bondi pour lui barrer le chemin avant même qu'elle n'ait eu le temps de saluer Sirius.

« Je la connais, c'est bon ! clame-t-il.

- Un instant, monsieur Black. » le retient Quirell.

Si elle meurt d'envie de retrouver enfin Sirius, elle répond quand même aux interrogations inaudibles des professeurs. Quand elle se retourne vers eux, Remus est stupéfait. Emmeline Vance est la plus jolie fille qu'il ait jamais vue. Sa beauté éclate comme un rire insolent à toutes les facettes du monde. Elle adresse un signe aux autres sorciers de Poudlard et s'assoit naturellement parmi les Maraudeurs, avec un mot aimable et taquin pour chacun mais sans présomption. Sirius ne la quitte pas des yeux. C'est étrange de la revoir, il ne sait plus si cela lui plaît ou non. Elle a changé depuis l'été dernier, les traits de son visage se sont affirmés, ses cheveux ont poussé, et puis elle porte une tenue moldue : veste en jean, pantalon large et chemisier à motifs. Mais elle rayonne toujours de cette chaleur invincible, le profil même de l'espoir qu'on suivrait au bout du monde.

« Je suis venue en Angleterre avec la belle-soeur de ma tante : mes parents sont en déplacement toutes les semaines, ils travaillent dans le commerce international. Je dois être la seule sorcière née moldue dont les parents n'en ont rien à foutre, ni en bien ni en mal ! Je dois juste faire un peu de magie pendant des stages obligatoires, pour la sécurité, pour apprendre à la contrôler, vu que je ne vais pas dans une école... Franchement, la plupart du temps, je m'occupe comme je peux, je suis des cours par correspondance mais j'ai hâte d'arrêter, même si je ne sais pas ce que je ferai après, je m'en fous, on verra bien. Les Camps l'été dernier, j'y suis allée pour ça, par curiosité. Ça me paraît loin maintenant, tu ne trouves pas ? »

Le printemps revient alors, oui, c'est assez loin. Sirius sent pourtant l'angoisse se réveiller dans ses tripes. Il croyait avoir oublié mais il reconnaît aussitôt ses tourbillons. Elle s'épanouit, plante les griffes dans sa chair pour grimper lentement jusqu'à sa gorge, d'où elle n'était jamais partie, tapie dans l'ombre tant qu'il n'en parlait pas, qu'il faisait comme si rien n'était arrivé. Sur son passage, l'appréhension incohérente ranime la rage. C'est ridicule, il n'en a même pas vraiment souffert, pas comme Aliénor ! Le souvenir brusque d'Aliénor plonge dans l'acide de ses veines et reviennent la tension, le dégoût qui ont pesé sur lui sans répit pendant ces six semaines ; l'oppression, l'étouffement, cette longue et inexorable noyade. Comment Emmeline peut-elle en parler si légèrement, enfin pas légèrement quand même, mais facilement ? Lui n'y est jamais arrivé, jamais. Pourquoi ne peut-il pas ? Et là, même après des mois, à des miles de là, dans le pays innocent des moldus, il ne sait pas s'il va exploser en larmes ou vomir, rien qu'à ce souvenir. Il glisse les mains sous ses genoux pour ne pas trembler, le visage soigneusement impassible.

« Enfin, ce n'est pas ce que je venais vous dire ! Ma tante, Mabel, est mariée avec un certain Frederick Athenray.

- Quoi ?!

- Alors lui, c'est un moldu pur et dur...

- Mais...

- .... Mais pas sa sœur !

- Oh non, alors là, pas du tout !

- Et il se trouve qu'elle travaille à la radio Coraline.

- C'est pas vrai ! mais on la capte la Caroline !

- Non, non. CO-raline. »

Elle sourit, fière de son effet, toute étincelante d'espièglerie.

« Laissez-moi expliquer : l'année dernière, Mabel et Fred ont fait un reportage sur les bateaux de Caroline, la radio pirate. Vous le savez peut-être : les radios nationales diffusent peu de pop, et ce sont toujours les mêmes artistes qui sont joués, à cause du monopole des labels... Les radios pirates, c'est beaucoup plus varié, et riche, et novateur ! mais puisqu'elles sont clandestines, elles émettent depuis les eaux internationales. C'était la galère – ça l'est toujours – les lois mettent des pressions sur le ravitaillement par exemple, et quand Mabel y est allée, ils venaient de perdre plein de DJ.

A l'automne, Lula, la sœur de Frederick, est venue visiter, prétendument par curiosité mais moi je pense qu'elle avait déjà quelque chose en tête. Elle a vite imaginé comment s'en servir pour les sorciers : il y en a plein qui connaissent la radio, même si en ce moment on l'écoute plutôt en cachette. Mais tu ne peux pas demander à un né moldu d'arrêter d'écouter de la musique. Alors elle a créé, sur le même bateau, la station Coraline. Elle a été accueillie comme une reine car elle apporte du ravitaillement "comme par magie"... Pour l'écouter, il faut passer par Caroline, avec un mot de passe. On y diffuse les mêmes chansons, sauf qu'on transforme les paroles pour que ça passe inaperçu aux oreilles des réfractaires. Comme ça, ça s'adresse aussi aux sorciers comme moi qui ne sont pas liés au monde de la magie. Et là, ça fait un mois que je suis avec elle !

- Mais quel genre de message est-ce que vous diffusez ?

- Eh bien, généralement ce sont des encouragements, comme la chanson que je t'ai envoyée dans ma première lettre. Parfois, on insère des positionnements personnels - comme dans toutes les chansons de rock à vrai dire. Quand il y a eu la crise avec Wagtail, on a pu porter les faits à la connaissance du plus grand nombre, en contournant les informations officielles. Et il y a eu une tentative d'intrusion au Ministère qu'on a pu prévenir : Bones a fait tinter les accessoires de son bureau au son de « smoke on the water » et son frère n'a pas réagi – c'est sa chanson préférée. C'était un milicien sous polynectar.

- Horreur, blêmit Peter.

- Mais ça permet surtout d'œuvrer en faveur des moldus, en faisant connaître leurs œuvres, leur art. Coraline est diffusée dans plusieurs pays : c'est la grande, grande communauté du rock qui devient une armée. »

Armée ? Tout cela est exaltant et inquiétant songent les garçons silencieux.

« Vous avez quoi de prévu cet après-midi ? finit-elle par demander.

- On va au cinéma à trois heures, d'ici-là, on a quartier libre.

- Je peux passer l'après-midi avec vous ? »

Emmeline les emmène dans des magasins de disques et de vêtements où ils dénichent un tee-shirt des Rolling Stones pour Sirius qui tire la langue tout le temps. Le long de toutes les rues, il déchire des morceaux d'affiches, projetant de faire un immense collage sur un mur du dortoir. Avec Remus, il réussit à en décoller une qui annonce la venue de Led Zeppelin en mai, presque sans la déchirer, avant de partir en courant quand un agent les interpelle, le trophée dans les mains. 

« Cours, cours ! On s'en fout ! On est des PUNKS ! » 

L'agent les oublie vite, c'est vrai qu'on s'en fout. Ils s'assoient sur un banc, James tente d'offrir une glace à Emmeline, Peter derrière observe les parfums. D'autres motos passent, d'autres chansons dans les bars font danser leurs épaules, mentons, cheveux. C'est difficile de s'isoler parce qu'il ne faut pas faire trop bande à part, que James a toujours des choses à raconter à Sirius. Emmeline le distrait à peine, et de toute façon, quand il flirte, il aime que Sirius soit à côté, pas pour la frime mais pour la repartie qui le rend plus juste, parce que leur amitié exceptionnelle, miroir et parachute, le rend encore plus irrésistible. Sirius se retourne vers Remus et murmure : « J'ai envie de t'embrasser, là... » Remus lui fait un clin d'oeil et ils se contemplent tendrement jusqu'à ce que les autres reviennent.

« J'aime bien les chansons de Led Zeppelin, marmonne Emmeline, mais les membres du groupe sont dégueulasses.

- Hein ? s'étonne Remus.

- Jimmy Page est sorti avec une mannequin de quatorze ans. Lori Mattix. Elle avait refusé ses avances, mais son manager l'a quand même emmenée dans sa chambre. Elle dit qu'elle a connu sa première fois avec Bowie et Angie. »

Les mains moites de Remus se crispent sur le papier de l'affiche, c'est tout ce qu'il peut ressentir encore. Il aimerait bien qu'elles la désintègrent, ne jamais les avoir connus, ni aimés parce qu'il se sent si... si sale. Merlin. Led Zeppelin ? Les chansons de ses étés, l'hymne à l'espoir de Sirius ? Qu'est-ce que je lui ai fait ?! Qu'est-ce que je lui ai fait croire ! C'est ridicule, ça n'a rien de personnel, mais ça a le goût d'une trahison. Suis-je bête ! Il a l'impression que l'ombre de Greyback couvre ses épaules en ricanant que tu t'es bien fait avoir, nous sommes là où que tu ailles, c'est nous qui tirons les ficelles, nous en faisons ce que nous voulons. Cours, allez, continue de courir comme un imbécile, tu n'échapperas pas aux voleurs d'enfants.

« Merci de nous l'avoir dit, dit Remus d'une voix blanche.

- Ah... Eh bien, je suis contente que tu le prennes comme ça. Certains disent que les groupies savent ce qu'elles cherchent mais je pense que ce n'est pas vrai, ils se déchargent de leurs responsabilités. C'était à Page de dire non, c'est tout. »

Au cinéma, ils découvrent le soda et les dessins animés. Il va sans dire que le rire de James contamine la salle tout entière. Sirius profite de l'obscurité pour presser son pied contre celui de Remus, lui demander si ça va. La lumière de l'écran empêche de se prendre la main. Si le monde avait été bien fait, il aurait fiancé les beautés de Sirius et d'Emmeline : ils seraient devenus des vedettes, éternels, et sans avoir besoin de se cacher.

« Je suis si déçu... Ça me dégoûte et me fait mal comme une blessure intime. »

Sirius hoche la tête. Il pense la même chose que Remus, que même le talent d'un artiste n'étouffe pas le vice des prédateurs, bien au contraire, et ça ne fait pas scandale.

Qui d'autre ? Ginsberg, Barrie, Melville ?

Leur mythologie se désintègre dans le bruit du projecteur dont ils ne distinguent pas les images.

Comme il leur reste un peu d'argent, ils achètent des magazines, se perdent encore un peu dans des images surréelles en fin d'après-midi. 

« J'y vais, murmure Sirius en quittant la presse, les autres attendent.

- J'arrive. »

Sirius sort. Il n'a rien vu venir.

C'est arrivé si vite, il ne comprend même pas.

Une main gigantesque s'est refermée sur tout son corps, il ne s'appartient plus

Alerte, alerte, c'est une gigantesque alerte 

Il n'y a plus que son cœur qui bat comme une furie mais cachu arrête !

Une. Deux. Trois secondes passent.

Mais il n'est pas blessé. Il respire.

Il entend « Sirius ! »

Il sent la petite main affectueuse de Remus sur son épaule et la lumière revient.

« Ça va, jeune homme ? demande le marchand.

- Eh, oh, Starlight ? » appelle James.Sirius relève la tête. La rue est déserte.

Il a disparu.


 William 





« Tournesol sutra », Allen Ginsberg


Vincent Van Gogh


"Sunflower Sutra"BY Allen Ginsberg

https://youtu.be/oVjMKMogTDY


I walked on the banks of the tincan banana dock and sat down under the huge shade of a Southern Pacific locomotive to look at the sunset over the box house hills and cry.
Jack Kerouac sat beside me on a busted rusty iron pole, companion, we thought the same thoughts of the soul, bleak and blue and sad-eyed, surrounded by the gnarled steel roots of trees of machinery.
The oily water on the river mirrored the red sky, sun sank on top of final Frisco peaks, no fish in that stream, no hermit in those mounts, just ourselves rheumy-eyed and hung-over like old bums on the riverbank, tired and wily.
Look at the Sunflower, he said, there was a dead gray shadow against the sky, big as a man, sitting dry on top of a pile of ancient sawdust—
—I rushed up enchanted—it was my first sunflower, memories of Blake—my visions—Harlem
and Hells of the Eastern rivers, bridges clanking Joes Greasy Sandwiches, dead baby carriages, black treadless tires forgotten and unretreaded, the poem of the riverbank, condoms & pots, steel knives, nothing stainless, only the dank muck and the razor-sharp artifacts passing into the past—
and the gray Sunflower poised against the sunset, crackly bleak and dusty with the smut and smog and smoke of olden locomotives in its eye—
corolla of bleary spikes pushed down and broken like a battered crown, seeds fallen out of its face, soon-to-be-toothless mouth of sunny air, sunrays obliterated on its hairy head like a dried wire spiderweb,
leaves stuck out like arms out of the stem, gestures from the sawdust root, broke pieces of plaster fallen out of the black twigs, a dead fly in its ear,
Unholy battered old thing you were, my sunflower O my soul, I loved you then!
The grime was no man's grime but death and human locomotives,
all that dress of dust, that veil of darkened railroad skin, that smog of cheek, that eyelid of black mis'ry, that sooty hand or phallus or protuberance of artificial worse-than-dirt—industrial—modern—all that civilization spotting your crazy golden crown—
and those blear thoughts of death and dusty loveless eyes and ends and withered roots below, in the home-pile of sand and sawdust, rubber dollar bills, skin of machinery, the guts and innards of the weeping coughing car, the empty lonely tincans with their rusty tongues alack, what more could I name, the smoked ashes of some cock cigar, the cunts of wheelbarrows and the milky breasts of cars, wornout asses out of chairs & sphincters of dynamos—all these
entangled in your mummied roots—and you there standing before me in the sunset, all your glory in your form!
A perfect beauty of a sunflower! a perfect excellent lovely sunflower existence! a sweet natural eye to the new hip moon, woke up alive and excited grasping in the sunset shadow sunrise golden monthly breeze!
How many flies buzzed round you innocent of your grime, while you cursed the heavens of the railroad and your flower soul?
Poor dead flower? when did you forget you were a flower? when did you look at your skin and decide you were an impotent dirty old locomotive? the ghost of a locomotive? the specter and shade of a once powerful mad American locomotive?
You were never no locomotive, Sunflower, you were a sunflower!
And you Locomotive, you are a locomotive, forget me not!
So I grabbed up the skeleton thick sunflower and stuck it at my side like a scepter,
and deliver my sermon to my soul, and Jack's soul too, and anyone who'll listen,
—We're not our skin of grime, we're not dread bleak dusty imageless locomotives, we're golden sunflowers inside, blessed by our own seed & hairy naked accomplishment-bodies growing into mad black formal sunflowers in the sunset, spied on by our own eyes under the shadow of the mad locomotive riverbank sunset Frisco hilly tincan evening sitdown vision.

Berkeley, 1955



Tournesol soutra

J'ai marché sur les berges du dock aux bananes & boîtes en fer-blanc et je me suis assis dans l'ombre immense d'une locomotive du Southern Pacific pour regarder le crépuscule sur les collines à baraques et pleurer. 

Jack Kerouac s'est assis près de moi sur un poteau pété de fer rouillé, compagnon, nous avions les mêmes pensées de l'âme, mornes et sombres et l'œil triste, entourés des racines d'acier noueuses des arbres de machinerie.

L'eau huileuse sur la rivière reflétait le ciel rouge, soleil sombra au faîte des derniers pics de Frisco, pas de poisson dans ce cours d'eau, pas d'ermite dans ces monts, rien que nous œil chassieux et gueule de bois comme de vieux clochards sur la rive, fatigués et rusés.

Regarde le Tournesol, il dit, il y avait une ombre grise et morte contre le ciel, grandeur d'homme, plantée desséchée en haut d'un tas de veille sciure – - Je me précipitai enchanté – c'était mon premier tournesol, souvenirs de Blake – mes visions – Harlem – les Enfers des rivières de l'Est, ponts cliquetants Joes Greasy Sandwiches, landaus d'enfants morts, noirs pneus lisses oubliés et jamais rechapés, le poème de la berge, pots et capotes anglaises, couteaux en acier, rien d'inoxydable, rien que la fange humide et des artefacts acérés comme rasoirs glissant dans le passé – et le Tournesol gris d'aplomb contre le soleil couchant, craquelé sans abri couvert de suie et de smog et du poussier des locomotives du temps jadis dans son œil - corolle de piquants troubles écrasés et brisés telle une couronne cabossée, graines tombées de sa face, bouche bientôt édentée d'air ensoleillé, des rayons de soleil oblitérés sur sa tête poilue comme une toile d'araignée en fil de fer cassant, des feuilles tendues comme des bras sur la tige, gestes nés de la racine de sciure, débris de plâtre chus des ramilles noires, une mouche crevée dans son oreille, 

Quelle pauvre vieille chose impie tu étais, mon tournesol O mon âme, je t'aimais alors !

La crasse n'était pas crasse d'homme ce n'était que mort et locomotives humaines toute cette robe de poussière, ce voile en ténébreuse peau de chemin de fer, cette poisse de joue, cette paupière de mouise noire, cette main de suie ou phallus ou protubérance de fausseté plus que sale – industrielle – moderne – toute cette civilisation souillant ta folle couronne d'or –

et ces troubles pensées de mort et ces yeux de poussière sans amour ces bouts et ces racines desséchées en dessous dans l'édifice de sable et de sciure, dollars en caoutchouc, peau de machinerie, boyaux et entrailles de l'auto toussotante et pleurnicharde, boîtes en fer-blanc vides et solitaires aux langues rouillées, quoi d'autres encore, cendres froides de quelques cigare-bite, cons des brouettes et seins laiteux des voitures, culs de chaises usés et sphinctères de dynamos – tout çà empêtré dans tes racines momifiées – et toi là debout devant moi dans le couchant toute ta gloire à même ta forme !

Une beauté parfaite de tournesol ! une existence de tournesol parfaite ravissante excellente ! un doux regard naturel sur la nouvelle lune hip, éveillé vif et excité embrassant dans le crépuscule ombre et soleil levant et brise mensuelle toute d'or !

Combien de mouches vrombissaient autour de toi innocentes de ta crasse, lors que tu maudissais les paradis du chemin de fer et ton âme de fleur ?

Pauvre fleur morte ? quand oublias-tu que tu étais une fleur ? quand as-tu regardé ta peau et conclu que tu étais une sale vieille locomotive impuissante ? un fantôme de locomotive ? le spectre et l'ombre d'une folle locomotive américaine jadis puissante ?

T'as jamais été locomotive, Tournesol, tu étais un tournesol !

Et toi Locomotive, tu es une locomotive, ne m'oublie pas !

Alors j'ai attrapé le tournesol-squelette et l'ai planté à mes côtés comme un sceptre, et délivre mon sermon à mon âme, et à l'âme de Jack aussi, et à quiconque l'écoutera, 

- Nous ne sommes pas notre peau de crasse, nous ne sommes pas notre locomotive effrayante et lugubre sans image, nous sommes tous au-dedans de beaux tournesols dorés, bénis de notre propre semence & des corps- accomplissements beaux nus dorés poilus qui grandissent en tournesols fous noirs et formels dans le crépuscule, épiés par nos yeux dans l'ombre de la folle locomotive berge de rivière crépuscule Frisco collines boîtes en fer-blanc vision assise du soir.

Traduit de l'anglais par Robert Cordier et Jean-Jacques Lebel




(Je suis toujours en proie au doute.

Tous les avis sont bienvenus)

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