Hiver 1974 : art

Un jour...


Remus s'arrêta au milieu de l'aile sud, dans un corridor désert. Le soleil puisait dans le vitrail des reflets d'or bleu à parsemer sur ses joues. Son souffle court éraflait les pierres, Remus y puisait des sensations égarées. Il n'avait pas été raisonnable de se lever si tôt pour échapper à l'infirmerie mais au moins, à cette heure-ci, tout le monde était en train de déjeuner à la Grande Salle ou de profiter de l'air adouci, dehors. Le jour chassait bel et bien la nuit. Dans deux semaines, ce serait le printemps, vite bousculé par l'été.

Anxiété.

En passant le portrait de la Grosse Dame, le jeune homme pressentit que le dortoir était occupé malgré le silence. Contrarié, légèrement inquiet, il monta le plus discrètement possible, et poussa la porte. Une longue baguette surgit derrière un lit, puis un visage dont la défiance fondit en ravissement surexcité :

« Mais c'est Remus ! Tu rentres tôt !

- On pensait passer après les cours !

- Viens ! »

Ils étaient terrés entre deux lits, une foule de bonbons et de parchemins en pagaille dans l'étoile de leurs jambes croisées. James plia sa couverture pour lui faire un siège.

« Mange !

- Qu'est-ce que vous faites là ?

- On regarde les dessins de Sirius.

- Maintenant, à midi, par ce temps ?

- ...

- Il se peut également qu'on essaie d'échapper à Alice. »

Ils étaient surtout en train d'écrire à Athenray.

« Regarde, il a fait la statue d'Agnes Sampson ! Sirius, tu dessines si bien que ç'en est agressif ! »

Remus lissa le parchemin que lui tendait James. On voyait jusqu'aux aspérités du marbre, on avait envie d'y passer la main pour en toucher le velouté, le cœur inévitablement brisé de n'atteindre que le papier. La sorcière n'avait pas exactement la même posture, ni la même expression que dans le souvenir de Remus, pourtant c'était indéniablement elle, elle et une autre, sans annihilation

transfiguration

Remus sursauta. Quelque chose qui dépassait du matelas lui avait piqué le cou. C'était un autre parchemin. Il représentait la tête de lion suspendue au-dessus de leur porte. Remus se leva pour les comparer. Quand il voulut se rasseoir sur le lit, le regard toujours rivé sur l'œuvre, il bondit : il venait de faire dégringoler une liasse de dessins. Il ne les avait pas remarqués.

« Qu'est-ce que... ? »

Son lit en était recouvert, une profusion étourdissante de papiers à n'en plus finir qui noyaient sa couverture, débordaient par terre, dépassaient le ciel du baldaquin, se glissaient sous les oreillers, fuyaient, grouillaient, papillonnaient, détalaient, voltigeaient et au milieu, jeté dans le froissement de son ombre, Sirius. Il riait, bien sûr, écroulé dans la masse de tout ce qu'il avait dessiné sans jamais le montrer, auréolé malicieusement de ses cheveux noirs qui se confondaient avec l'encre de ses lignes, son âme en volutes, dispersée, pleins et déliés insatiables, les pensées au bout de la baguette qu'on n'enferme ni dans une pensine ni dans une fiole. Il riait aux éclats, de ce rire claquant comme une coupe de champagne ou un miroir brisé pour se tendre tout entier à la merci de Remus dont l'âme venait se couper à ce verre tranchant. Qui, tout affolé, tentait de sauver les œuvres par poignées, poussait le corps musculeux de Sirius, son corps nerveux lourd et sec qui écrasait la merveille de son pays imaginaire ; il saisissait à pleines mains des coins déchirés de pages de cours, le verso d'une lettre de James, une feuille de journal, une facture, un feuillet d'un grimoire dérobé, un carton de chocogrenouille, une étiquette de bouteille, un parchemin, et toutes ces formes, tailles et finesses multiples s'échappaient de ses doigts, refusaient le rangement, le regard, se perdaient

La tête lui tournait, chute de tension

Je ne peux pas tout saisir d'un coup comme ça

je t'en prie

Remus ouvrit les mains pour les libérer. Il n'en retint qu'un lambeau, un seul, qu'il lissa de son mieux dans sa crainte perpétuelle des cicatrices.

C'était un dragon, un peu léonin comme ils les représentent en Asie, comment sait-il ? L'harmonie des traits était à se pâmer. Le dragon s'échappa, dévoila une silhouette enfantine, Peter Pan ? Même en tout petit, au coin d'une page, on se brûlait les doigts à son énergie sémillante. Un sablier surmonté d'un crâne. Une boussole étrange à trois aiguilles, un astrolabe, une sphère armillaire et le blason de Poudlard. Des sirènes, énormément de sirènes, hybrides monstrueuses, aux écailles brillantes, aux cheveux interminables, Sirius n'aimait rien tant que dessiner les ondulations des cheveux et des rondeurs féminines, des crinières de chevaux ; des illusions d'optique, des châteaux ambulants, des amulettes, un champion de Quidditch aux yeux verts non il dessine à l'encre noire d'où vient cet éclair vert ? et puis des fantaisies : un joueur de rock issu des souvenirs mélangés, une moto telle qu'elle eût pu être inventée à l'époque victorienne, un zeppelin, des caricatures à gros traits, des gargouilles, des grotesques, une créature que l'on ne connaît pas

Tentaculaire

Les enfants perdus, plusieurs figures de chacun d'eux comme s'il avait furieusement cherché à les saisir dans une essence qui n'existe pas, et puis frustré il avait abandonné pour dessiner la jungle de Mowgli, des dizaines de croquis de hyènes, de tigres, de singes - mais pas de loup. Des lianes et palmiers de la jungle, il était passé aux pins maritimes, minimalistes, à des paysages presque entièrement noirs, seulement éclairés par la lune inconstante, vingt-neuf paysages nocturnes, un pour chaque jour du mois, puis une suite de voiles noirs qui pousse à l'extrême la transparence, drapés évanescents dont on entendait le murmure en contemplant les plis,

puis la mer et ses longues courses de chevaux d'écume et les montagnes, la brume dessus, et tout cela immobile, à l'encre noire : pour dessiner, Sirius n'a que cela à sa disposition, mais a-t-il besoin d'autre chose ? Il en repousse les limites, la gratte, la frotte, la brosse, l'éclabousse, la dilue, la caresse, l'imprime, la grave ; Sirius ne dessine qu'à l'encre noire et il l'a éhontément dépouillée de ses limites, c'est bien le propre de Sirius, de toute façon, où qu'il aille, d'anéantir les limites

de la brume à l'encre noire,

comment fais-tu Sirius ?

Il rit, au milieu de ça, il s'en fou

Il ne s'intéresse pas au dessin, c'est le trait qui compte,

l'émergence

Quand le dessin est là c'est fini

l'image n'est devenue qu'un cliché, rien que du réel tangible que l'on connaît

Ce que Sirius aime c'est la quête

L'inconnu

Le vertige, on y revient

Dans l'encre délayée de ses yeux gris

Où le noir laisse des traînées solaires

Uniques filles de hasard de déliés en déséquilibres

A l'orée du trou noir

Regarde mes ombres

Remus regarde

Où étaient-ils ? balbutie Remus.

Partout ! sourit Sirius.

Tu aurais dû faire de jolis dessins pour repeupler les rêves, rit James

C'est vrai, ils sont toujours là, Peter et lui

Non, moi je voulais voir ça, réplique Remus

Il a maintenant les yeux levés vers le ciel de lit où sont tendues des pages entièrement recouvertes d'ornements minuscules, géométriques, un peu végétaux, très abstraits, une dentelle d'art nouveau tissée avec une patience de maître,

Et comme en relief, illusion nouvelle, se détachent de ces motifs les runes qu'ils apprennent à lire cette année, on dirait l'ultime représentation du monde, à voir, à lire, à percevoir, c'est le

Verbe, une expérience humaine de la vérité spirituelle et Remus se sent petit et muet comme sous une coupole et

maintenant qu'il les a tous sous les yeux, Remus le voit distinctement

ébloui sans limite

les tracés virevoltent d'une page à l'autre, ils semblent s'animer, se chercher, se rejoindre par-delà les feuillets ce sont

les fragments d'une même âme, qui se relient dans la diversité étourdissante des styles de Sirius, ils tracent un chemin vers d'autres dimensions, d'autres cieux peut-être, une autre vérité, mouvante, du monde,

à corps perdu

même ce lambeau qui choit lentement, parcouru d'un seul trait

Sirius

cela faisait longtemps que je n'avais pas pris la parole

J'ai le cœur lourd, est-ce ton poids, celui de ta merveille

Sirius, tes furies,

On dirait une carte illisible et pourtant

Tu m'as touché rayon

Dardé droit dans le cœur

Guirlande rimbaldienne, ô funambule

Les comètes me distinguent mais moi

Je ne vois que Toi

Étoile ma Tristesse

J'avancerai toujours vers

l'Inexprimable

Ta joie marchera à mes côtés

Je serai ton passeur

Toi mon voyant

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