Été 1974 : une parade


Un jour...


Aliénor s'écroula. Un matin, deux camarades de son équipe, Philipp et Meredith, lui tombèrent dessus parce qu'elle était allée chercher à pied le sac qu'ils avaient jeté par la fenêtre au lieu d'utiliser un sort d'attraction. Ils l'avaient traitée de cracmol, suivie dans les sanitaires avec trois autres coéquipiers, assommée d'ordres contradictoires, pressée d'employer des sorts qu'elle n'avait pas appris. L'après-midi, elle se laissa tomber de très haut, de son balai, lente, les bras levés comme un ange. William amortit sa chute in extremis. Elle survécut et on ne la revit plus.

Sirius avait compris dès son atterrissage dans le parc qu'il suffisait d'abandonner parce que rien ne les arrêterait. Il avait la survie dans le sang. Non pas le sang de ses parents opportunistes, bourgeois dégénérés et décadents ; il avait la survie dans la peau craquelée à toutes les embûches, les nerfs rongés vrillés élancés brûlés et puis séchés, les nerfs noirs brillants comme la nuit lors desquelles il rêvait de bras pour mieux supporter le jour. Il avait ses issues, Aliénor ne savait pas s'y prendre.


&


Nous apprenons des sorts de dissimulation également et nous entraînons aussi nos esprits à la stratégie. Je ne suis pas certain du but de tous ces entraînements. Je suppose que le Seigneur des Ténèbres notre Berger, en voulant rompre le secret, espère dominer les moldus. Mais nous ne sommes pas en train d'apprendre à nous battre contre des moldus.

Sirius signa de son vif d'or et effaça les dernières lignes de sa lettre.


&


De temps en temps, les miliciens devaient participer à des incursions en terrain moldu. Ces jours-là, les chefs étaient un peu moins nombreux que d'habitude, ceux qui restaient étaient un peu plus laxistes et tout le monde appréciait cette atmosphère détendue de récompense, en même temps qu'ils s'inquiétaient : que leur resterait-il à faire quand ils seraient enfin confirmés, enfin formés, si toutes les opérations réussissaient déjà avec un tel succès ?

Les chefs profitèrent d'une de ces journées allégées pour organiser un pique-nique. C'était dimanche. On perdait un peu le compte des jours. Bien entendu, il avait fallu se battre pour obtenir son déjeuner mais à présent tout le monde mangeait joyeusement. Ils étaient tout le temps affamés. Sirius mordit sans envie dans un sandwich. Ses camarades bavardaient et il ponctuait leurs déclarations de remarques dans un semblant d'interaction idéal. William ne le quittait jamais complètement des yeux. Sirius non plus. Son frère au loin le salua, il était encore en compagnie de Martin Lewis.

« Aerosmith », murmura derrière son épaule une fille du dortoir voisin. Sirius fronça les sourcils sans répondre.

« Je l'ai vu » insista-t-elle doucement, une taquinerie dans la voix.

Il serra les lèvres. Qu'est-ce qu'elle venait l'emmerder celle-là ? Les jeunes se disputaient les fruits de la corbeille ou s'étiraient en racontant des plaisanteries. Il y avait quelques garçons qui discutaient avec des filles. William surveillait mais il était trop loin pour les entendre. La camarade gratta le sable. Un vif d'or avec un A en son centre.

Seigneur.

« Qu'est-ce que c'est ? murmura Sirius.

- Comment ? Tu... ne sais pas... ? »

Elle blêmit et balaya brusquement son dessin sous le regard effaré de Sirius. Ce symbole devait être plus dangereux qu'il ne le croyait. Il eut un très mauvais frisson et réfléchit à quelque chose à dire ou faire.

« Quidditch ? » marmonna-t-il.

Elle eut un mouvement pour partir mais il la retint par le poignet. Deux têtes se tournèrent vers eux, un instant. Elle lui fit alors un beau sourire en inclinant la tête, comme si elle flirtait. Ah mais quelle comédienne !

« Qu'est-ce que ça veut dire ? Répète-moi ce nom ! intima-t-il à voix basse.

- Toi d'abord. Dis-moi où tu l'as vu et pourquoi tu le dessines sur tes lettres.

- Comment tu sais ?

- J'étais à côté de toi. Tu dois savoir... Puisque tu les fais disparaître...

- Saleté ! je me méfiais des yeux de la milice mais toi...

- Ne te méfie pas de moi.

- Ouais tu parles, tu ne m'aides pas, là !

- Je ne t'ai pas dénoncé ! »

Bordel, elle était aussi autoritaire et têtue que Lily, celle-là !

« Dénoncé pour quoi ? »

Elle leva les yeux au ciel.

« "Tiny Tim", sérieusement ? C'était pas un peu con de lui donner un surnom tiré d'un livre moldu ? »

Sirius se sentit blêmir. 

« C'est ça qui m'a mis la puce à l'oreille. »

Il essuya son front moite.

« Personne n'était censé le connaître. »

Elle lui lança un regard noyé de commisération.

« Mouais, si personne n'est censé le connaître, alors tout est sous contrôle, hein... Promets-moi juste de ne jamais devenir agent secret.

- Et toi, t'es quoi ? Espionne ?

- J'ai effectivement regardé tes lettres. Mais tu as une écriture illisible.

- Ça dépend de l'angle. Mais je n'ai rien dit de douteux dans mes lettres, je ne suis pas aussi stupide que tu sembles le croire.»

Elle eut un coup d'œil par-dessus l'épaule de Sirius, très rapide et déclara, le regard planté bien droit, sans trembler :

« Je m'appelle Emmeline Vance et je suis fan de rock. »

Et elle lui adressa un clin d'œil.

Sirius vit des taches blanches danser devant ses yeux. Foutu soleil d'été. Le sang battant à ses tempes chantait tout à coup des paroles du jukebox magique et tout revenait en cascade. Emmeline poursuivait, avec un naturel confondant, un semblant de conversation. Elle avait repéré que William était en train d'approcher.

« Est-ce que à Poudlard vous avez des clubs de duels ou des trucs comme ça ? J'ai l'impression d'être dépassée ici, vous êtes tous tellement bons ! vous connaissez tant de sortilèges !

- Ça va, tu nous as rattrapés, je pense, tu es assez vive mais si tu veux on s'entraînera à...

- Black. Viens avec moi. »

Sirius se leva. Il prit à peine congé d'Emmeline et marcha côte à côte avec William jusqu'à la tonnelle des chefs, un peu en amont. Ils discutaient ou se relayaient pour circuler, sans plus prêter attention que cela à son arrivée. Sirius avait encore du mal à définir les limites qui régissaient ce camp.

« On va interrompre le pique-nique par une attaque surprise. Ça te dit d'en être ? »

Il fit une petite moue indécise, retourna la tête vers les jeunes qui s'égaillaient. Emmeline l'observait du coin de l'oeil, il le sentait, même si elle était en train de rire avec des camarades. William avertit doucement :

« On ne vous met pas au camp pour ce genre de choses... »

Sirius sourit.

« Non. »

Il se disait qu'il avait hâte de parler de ce groupe, Aerosmith, avec Remus, s'il s'en sortait et il souriait de sa propre naïveté. Sa tête n'avait pas arrêté de chanter. 

« Tu es bon sur un balai, non ? On part à huit, avec des sorts de désillusion. On fait quelques tours à blanc pour voir qui repère notre présence, ensuite on les arrose d'aguamenti. »

Sirius se tourna vers lui, intrigué.

« Ce n'est pas méchant. »

William se méprit et sourit, le visage illuminé.

« Non, pas méchant. C'est un peu la fête aujourd'hui, non ? »

Sirius balaya de nouveau le paysage du regard, épaule contre épaule avec William.

L'attaque fut un demi-succès, c'est à dire que les jeunes ne craignirent pas longtemps la menace et que ce fut bientôt une gentille bataille. Les gerbes d'eau s'éclataient en gouttes scintillantes, qui éclaboussaient tous les rires, reflétaient tous les rayons du soleil et la légèreté retrouva, pour quelques heures, ses droits dans les coeurs insouciants. Perché en l'air, toujours invisible, Sirius regretta qu'Aliénor n'eût pu vivre cela. Et il regretta aussitôt sa pensée avec un frisson d'horreur.

N'oublie pas où tu es, bon sang.


&


Lorsque les miliciens revinrent, le décret d'Artémis Nine avait été abrogé : les sorciers n'étaient plus dans le devoir de porter secours aux moldus menacés par quelque magie que ce fût.


&


Un mouvement dans la nuit. Le coeur de Sirius s'emballa. C'était Tiny Tim, la respiration erratique, à deux doigts de sangloter. Cela résonnait comme de l'angoisse, oh non, Merlin, non, Tim, bordel, serre les dents...

« Sirius... » s'étrangla-t-il en se glissant dans son lit.

Lui aussi cherchait une étreinte pour se rappeler d'être quelqu'un, au bord de la rupture. Sirius savait que c'était viscéral. Il serra son poignet, pour la pression, pas pour le retenir. Non, il ne fallait pas, seigneur, il ne faut pas... Sirius l'assit à côté de lui, ouvrit grand les mains pour frictionner son dos osseux du mieux qu'il pouvait, c'était comme étreindre Mowgli. Il murmura dans son malaise, en frottant ses épaules : « Ils ne peuvent pas te tuer, Tim. Ils ont atteint le bout, tu sais... Tiens bon... »

Brusquement, il fut arraché.

« Par les chiens de Hadès, qu'est-ce que tu viens foutre dans son lit sale Povrebine ?! DÉGAGE ! »

Les baguettes s'allumèrent. William soulevait Tim par le col, des flammes dans les yeux. Il le jeta dehors. Tout le monde se précipita hors des dortoirs, comme un seul homme, pour assister à la scène. Les torches des baguettes se brouillaient dans la nuit, plus nombreuses qu'on ne saurait croire. Sirius se précipita pour retenir le bras de William.

« Arrête ! gémit-il tout bas, rien que pour lui, c'est un malentendu, c'est... »

William se dégagea sèchement de son étreinte.

« Toi, tu ne me donnes pas d'ordre ! »

Il y avait tant de monde autour. Était-ce William qui parlait, ou le milicien ? Sirius chercha son regard mais il ne trouva que des ombres fuyantes. Il sentait des vagues de nausée et de détresse échouer sur lui et il n'arrivait pas à décider que faire. Ne valait-il pas mieux que Tim fût exclus, qu'il quittât cet enfer pour de bon ? Il leva les yeux. Un cercle de camarades invisibles derrière leurs flammes s'était construit, spontanément, avec un automatisme effrayant. Tim se recroquevilla, minuscule dans son pyjama, petit monstre de misère qui n'avait demandé qu'une étreinte, écrasé par les yeux de ces spectateurs qui n'avaient plus figure humaine. Sirius savait que les siens disparaissaient là-dedans.

Va-t'en, Tim. Fuis. Ce n'est pas pour toi.

Et moi ?

Est-ce que c'est moi, ça ?

La rumeur inaudible avait terminé de se propager maintenant, tout le monde savait que Tim était allé dans son lit. Ils attendaient.

Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Est-ce que c'est juste ?

« William. » déclara Sirius.

Ne lui fais pas de mal. Laisse-nous nous expliquer à l'écart.

Que dire ? Comment dire ?

Pitié, William, pitié... Rien que cela.

« Je ne veux pas que ça se passe comme ça. »

William fronça les sourcils.

« Ce n'est pas toi qui décides.

- Mais toi, si. »

Ils se faisaient face, les contours de leurs visages devenus de grands traits orange et noirs. Jamais Sirius n'avait eu autant envie de le dessiner. William hésita. Sirius savait qu'il le mettait à mal mais il avait une botte : tout le monde savait qu'il adorait Tim. Même si l'intrusion de ce dernier dans son lit était scandaleuse, il nourrissait une petite chance de faire accepter son pardon. Et si cela ne fonctionnait pas et qu'il devait être châtié lui aussi pour avoir osé tenir tête à un chef, eh bien qu'il en fût ainsi. Il ne tenait pas autant que Tim à participer à ce camp.

Et il était un foutu damné Gryffondor.

William baissa sa torche. 

Tim fut enfermé dans une cellule, à l'isolement, en attendant le lendemain où il serait expédié chez lui. Chacun retourna au lit, un peu honteux de réaliser qu'il était déçu de ne pas avoir vu le châtiment.

Sirius entra dans le dortoir, impassible. Dans le noir, les mains de William se posèrent sur ses épaules, au milieu de la dernière agitation invisible des camarades qui se recouchaient. Ses pouces, sur sa nuque, faisaient naître des tourbillons qui grisaient sa tête dodelinante. Elles glissèrent sur ses épaules nues, jusqu'à ses mains dans une impalpable caresse. 

Sa deuxième botte, secrète.




&





Et "Tiny Tim" ça vient de "A christmas Carol" (un chant de Noël), de Dickens. Ce n'est pas le plus moldu des livres moldus puisqu'il parle de fantômes. C'est peut-être pour cela qu'Emmeline s'inquiétait un peu plus que Sirius...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top