Été 1974 : Lily Marlene

Sirius cogna dans la pile de sacs et la tassa avec le dos, les jambes arquées sur le plancher du Poudlard Express, il soupirait et râlait après le bazar de James et Peter et il souriait à moitié parce qu'il était enfin de retour.
Il s'était préparé à des regards de travers. Il s'attendait à ce qu'on sût qu'il était allé au camp et que ses camarades ne s'éloignassent, il avait même prévu des coups et ses reparties. Il se méfia encore en saluant ses coéquipiers dont il fuyait les yeux, ses camarades de maison surexcités qui donnaient de grandes tapes dans son dos, en recevant un sourire de Mary ou en se faisant inviter à une partie de Doxy massacreur avec des troisième année bruyants qui racolaient dans le couloir. Il n'avait pu se retenir, pendant la dernière semaine de vacances, d'imaginer et rejouer les pires anticipations en boucle, mais il n'en fut rien. Martin Lewis lui adressa un signe de la main par la fenêtre du compartiment. Regulus le suivait, il détourna farouchement les yeux en voyant la grimace que lui adressait James. En même temps, Sirius baissa la tête.

« Vous ne vous êtes pas reparlé ? »

Sirius haussa les épaules. La montagne de valises tenait debout maintenant mais il continuait de pousser dedans avec brutalité.

« Moony est déjà à Poudlard ?

- C'est ce soir, il ne pouvait pas prendre le train, on arrivera de nuit.

- Je dois raconter ?

- Tu as envie ? »

Le calvaire ne s'était pas arrêté dans les bras de William. Il avait fallu endurer encore une semaine d'entraînements exigeants et inquiétants qui les avaient laissés démolis. Puis retourner au square Grimmaurd s'étouffer dans les humiliations de ses parents et la solitude de sa chambre close. Il avait parfois passé la soirée face au miroir sans oser appeler James. L'angoisse était telle que sa tête supposait que James en aurait assez de lui, serait dégoûté, trouverait plus d'accommodations chez Remus, et qu'ils lui tourneraient le dos, le négligeraient et le laisseraient s'étioler. Il avait toisé son reflet, longtemps. La beauté des Black. Il songeait à son grand-père qui était déjà père à son âge.

C'est lui le plus beau !

Non ma tête, arrête !

« Tu peux nous dire qui y était ? » proposa doucement Peter.

Sirius s'immobilisa enfin, au grand soulagement des bagages écrasés.

« Les anciens Cancrelards surtout : Malefoy, Lestrange et compagnie. Taylor, Mavies... Pas mal de six et septième année mais assez peu de jeunes de Poudlard. Les jeunes venaient d'ailleurs.

- Comme Tim ? »

Sirius acquiesça.

« Pas Snape ?

- Non, c'est vrai. L'année prochaine, peut-être. Là, c'est clair, je me jette dans le Lac Noir plutôt que d'y aller si c'est pour être avec lui.

- Tu comptes écrire à Emmeline, sinon ? minauda James, le sourire dévorant.

- Tssssssk, en tout cas je ne te donnerai pas son adresse ! s'écria Sirius en s'élançant dans le couloir. BON. Vous ne m'avez pas dit qu'il y a des première année à encanailler ? »

Et comme il tirait la langue à James qui se précipitait derrière lui, il fonça droit sur Esmond Graves, le frère de Merton qui leur avait fourni du Polynectar, l'année précédente.

« Vous avez su pour Myron ? demanda-t-il assez bas, en frottant son front endolori en même temps que Sirius.

- Sa mère a été arrêtée », marmonna ce dernier.

En fait, les autres le savaient déjà. Cette arrestation avait fait couler beaucoup d'encre dans la presse : comment une femme qui avait le souci des autres pouvait-elle être emprisonnée alors que des agresseurs de moldus couraient les rues en toute impunité ?

« Pourquoi il ne se passe rien ? Il y a sûrement plein de sorciers qui n'ont rien contre les moldus, pourquoi on ne les entend pas ?

- Ça n'existe pas les sorciers pro moldus, remarqua Peter. Ça ne concerne pas vraiment les sorciers, comment pourraient-ils être pro moldus ?

- Ils ne vont pas se risquer à les défendre, chacun a ses propres batailles à mener, confirma Esmond. Certains n'osent pas justement parce que ce n'est pas leur bataille : vous avez entendu comme Wagtail se fait accuser d'indécence, à "parler pour ceux qui ne savent pas qu'on parle d'eux"... Chacun a d'autres problèmes. Les sorciers qui ont de la famille moldue vont peut-être les mettre à l'abri, ou s'éloigner d'eux mais sans plus. »

Il y eut quelques secondes de silence. Un toussotement sonna derrière eux, c'était Lily qui attendait qu'ils dégageassent le couloir.

« Oye, les gars. Je crois que j'ai rêvé d'elle pendant les vacances, s'étonna James en la regardant s'éloigner.

- Oho ! taquina Peter.

- Nan, ça m'a fait comme un déjà vu de la voir passer, là. Enfin, un truc bizarre.

- C'est la peur, ça peut donner mal au ventre. »

« Hey, Moony. Je ne t'avais pas vu ! »

Remus haussa un sourcil, souriant sans y songer. Il savait que c'était faux : pourquoi diable, sinon, Sirius eût-il été en train de cavaler en direction de l'infirmerie ? Encore accroché à la manche de James, il s'était tourné pour le saluer, comment ? Tendre la main, ouvrir ses bras ? Alors "Hey Moony", rien que cela, en s'accrochant un peu plus le temps que l'instant s'évanouît : je n'ai pas les mains libres, tu vois, dommage. Balivernes. Allait-il vraiment lui faire croire qu'il n'avait pas songé à lui, qu'il n'avait pas chanté, rêvé de lui, ne s'était pas saoulé de souvenirs jusqu'à l'abrutissement, ne s'était pas langui de sa main, de son sourire timide, du cosmos libre de ses légendes, et de son ombre ? Bien sûr qu'il l'avait reconnu, et avant même de le voir : d'un sursaut inattendu, incendio dans le cœur. Il l'attendait tant que son corps avait signalé sa présence avant que ses yeux ne l'eussent reconnu. Le monde vibre différemment quand il est dans les parages. Remus. Les mains dans les poches, tout craquant de maladresse, les sourcils froncés. Remus. Trois mots à peine balbutiés, ces questions qu'on ne sait jamais comment poser, une certaine absurdité mais pas au point de faire valser un plateau, ces banalités qu'on regrette et oublie vite parce que l'urgence presse de se taire et vite retrouver l'étrange familiarité des êtres, les yeux grand ouverts, est-ce que tu vas ouvrir les bras Remus, moi je ne pense qu'à ça et on se retrouve si blêmes en train de rire par-dessus le gouffre de cet été prends moi dans tes bras, moi le chien perdu, je serai sage, rien que tes bras

« Imbécile..., gronde-t-il en donnant une pichenette à Sirius. Tu n'es qu'un imbécile... Tiny Tim ?! Un surnom moldu ! quelle imprudence... ! »

Tiny Tim était devenu tellement réel que Sirius avait oublié le livre de Dickens et son souvenir lui griffa le cœur mais, derrière Remus, James leva les yeux au ciel : il avait dû entendre sa désapprobation inquiète des dizaines de fois. Sirius éclata de son gros rire brut qui pénétra la peau de Remus comme des rayons. Il ne le prendra pas dans ses bras. Si cela devait arriver, Sirius n'est pas sûr qu'il ne partirait pas en courant.

Deux malédictions se percutent si fort qu'elles en font éclore une troisième

Décidément, il y a des coïncidences heureuses et il y en a des malheureuses

absurde au point de faire valser le monde

Mais il n'est pas encore temps de tout gâcher. James pose une main sur chaque épaule et avance, éternel réconciliateur des pôles.

« Alors, Lupin, on manque la rentrée, comme ça, tranquille ? »

C'était Margot qui traversait le couloir.

« Oh mince, s'écria-t-elle lorsqu'il leva la tête pour répliquer sur le même ton amusé, je suis désolée, tu es...

- Un peu malade, ça va passer ! sourit Remus. Mes parents ont eu la bonne idée d'aller en vacances sur les îles Feroe, il a plu tout du long en plus on a mangé des huîtres et ça me rend malade à chaque fois et le bateau...»

Remus s'interrompit en sentant James presser un doigt dans son dos.

« Tu as une voix épouvantable, j'ai mal pour toi... »

Un toussotement leur fit tourner la tête. C'était Snape qui débouchait du couloir des cachots. Il renifla sous le feu des yeux de James et Sirius et ne dut son salut qu'à Remus qui les retenait chacun par une manche.

« On se voit dans la salle commune, tout à l'heure ! lança Margot, ignorante du conflit. Il y aura ton Duke-Boxe ?

- Juke ! »

Avec le départ de Alice et Frank, il y avait un petit sentiment de vide à apprivoiser auquel les quatre amis ne s'étaient pas attendu. Ils se trouvaient du même coup auréolés d'un prestige nouveau. Si quelque chose avait changé dans la façon dont on regardait Sirius, c'était là : les plus jeunes lorgnaient les Maraudeurs avec fascination et envie, et les plus vieux avec une fausse lassitude nécessaire, et aussi fascination et envie. Les uns et les autres circulaient autour d'eux, se mêlaient à leurs jeux et leurs rires, et cette fois, il n'y avait pas d'attaque surprise, pas de rivalité et pas de tourment mais un mot taquin, une blague privée pour chacun, leur joie furieuse pour tous.

« La nouvelle prof de Défense s'appelle Suliman.

- Elle a l'air sévère. Ultra vieille et sévère.

- Ouais, on avait vachement envie d'une deuxième McGo... », geignit Peter.

Sirius était agenouillé par terre, accoudé à la table basse sur laquelle James bricolait un futur jouet magique. Remus, dans le canapé derrière lui, le regardait dessiner à grands traits sur un rouleau de parchemin, jamais assez grand pour lui : il dessinait aussi sur la table et sur les chevilles de James. De temps en temps, il lançait un regard complice à Remus mais aucun des deux ne parvenait à déterminer si James ne réagissait pas parce qu'il était trop concentré ou parce qu'il s'en fichait.

« Tu ne manges pas, Moony ?

- J'ai pas très faim.

- C'est du chocolat ! s'affola Peter.

- J'ai loupé la pleine lune d'août, s'excusa Sirius, dissimulé dans le bruit ambiant.

- Oh ne t'en fais pas, j'y suis allé tout seul.

- PARDON ?!

- Relax. McGo était seule, elle ne voulait pas avoir à vous surveiller.

- Traîtresse. Traîtres ! Je m'absente deux minutes et voilà le résultat !

- Tout s'est bien passé, rit Remus.

- T'es pas obligé de dire ça. »

Remus haussa les épaules, les paupières baissées. Sirius s'en voulut un peu de sa brusquerie, il corrigea :

« Tu n'es pas obligé de raconter si tu n'as pas envie. Viens plutôt faire des bêtises avec moi. Enfin : comme moi, je veux dire. Ça détend.

- C'est à la pleine lune que je fais mes bêtises. J'ai le reste du mois pour me rattraper.

- Balivernes. Je suis même pas là pour les voir. Raconte-moi ton été, tu es retourné voir des concerts ? »

Remus rougit. Il y avait des magazines dans sa valise. Un sur les motos, il se sentait un peu stupide et n'osait plus l'offrir à Sirius. Le deuxième, bien dissimulé dans son sachet kraft, était le New Musical Express. Remus n'avait pas d'argent de poche, il avait dû négocier âprement avec sa mère pour les acheter. Parmi toutes les revues proposées, il tremblait de ne pas choisir la meilleure. Il les avait longtemps feuilletées, jusqu'à ce que la fille du kiosque s'impatientât, sous le regard curieux d'Espérance. Il n'avait pas retrouvé de trace de l'interview de Bowie qu'il avait entendue à la télévision, les entretiens portaient surtout sur la musique. C'était intéressant, les photos étaient merveilleuses mais Remus se demanda s'il n'avait pas imaginé ce qu'il avait entendu. « Voilà autre chose... » avait simplement murmuré son père en voyant le poster qu'il avait affiché dans sa chambre, sans autre commentaire, sans s'alarmer. Il avait autre chose en tête lui aussi.

« MERLIN SIRIUS QU'EST-CE-QUE T'AS FAIT A MON PIED ?!

- J'aime assez... approuva Remus en s'accoudant à côté de Sirius pour lire : "Mes intentions sont mauvaises".

- Héhé ! »

Sirius se laissa tomber en arrière, adossé au pied du canapé dans lequel Remus se recroquevillait, sans faire exprès, mais il appuya son épaule contre son genou pour lui sourire. Ils tournèrent la tête, intrigués. Assise sur le rebord de la fenêtre, Marlene fredonnait :

Devant la caserne

Quand le jour s'enfuit,
La vieille lanterne
Soudain s'allume et luit.
C'est dans ce coin-là que le soir
On s'attendait, remplis d'espoir

- Tous deux, Lili Marleen, poursuivit Remus à qui elle avait adressé un signe.

Sirius sursauta et le regarda comme s'il avait inventé un nouveau sort. Lily se leva et continua de chanter la romance en caressant les cheveux de son amie.

Et dans la nuit sombre
Nos corps enlacés
Ne faisaient qu'une ombre
Lorsque je t'embrassais.
Nous échangions ingénument
Joue contre joue bien des serments
Tous deux, Lily Marlène.

« Quelqu'un veut danser avec toi, chuchota Mary à côté de Sirius.

- Je n'ai pas envie de danser. Je suis désolé.

- Et quelqu'un a peur. »

Sirius se tourna pour la toiser, piqué au vif. Elle détourna les yeux mais il eût pu jurer qu'elle avait jeté un regard imperceptible à Remus. Mais non. C'était Lily qui souriait à Remus, insensé ! Sirius renversa la tête en arrière, le bras sur le visage. Tout le monde s'était tu, même ceux qui avaient voulu refuser les étreintes de la tristesse. Ils l'accueillaient désormais, et elle était douce parce qu'elle était partagée. « Attends-moi, James, j'arrive ! »

James et Peter étaient couchés. James dans le lit de Sirius, ce qui le fit rire malicieusement quand son ami le surprit. Il dormait déjà presque et ce n'était pas vexant : il partait le premier, montrait l'exemple et sa torpeur allait contaminer Sirius dans l'apaisement. Remus et lui traînaient un peu comme ça, comme s'il y avait l'espoir de dénicher de la légèreté dans les dernières minutes de la journée, d'oublier que Sirius sentait le renfermé du square Grimmaurd et que Remus avait la pommette enflée et la voix rauque. Ils se laissèrent tomber sur le dos et firent voleter les parchemins encore suspendus là-haut. Il n'y a rien de mal, n'est-ce pas ? Si on ne parle pas sauf pour raconter des bêtises, si on ne se touche pas. Je crois que je ne trouverai jamais les limites entre toi et moi. Nous n'avons eu de cesse de les chercher depuis notre rencontre.

Les yeux fermés, Remus sentit Sirius quitter son lit pour rejoindre James. Il avait laissé le rideau ouvert. Il sourit à Remus qui se glissait sous le drap. Remus sourit en retour.

Sirius murmura :

« J'arrive. Attends-moi. »



Lili Marleen, La « Chanson d'une jeune sentinelle » est un poème de Hans Liep, soldat allemand, écrit en 1915. Amoureux de deux jeunes filles, la nièce de sa logeuse et une infirmière, il donne leurs deux prénoms à la femme de son poème. En 1937, Lale Andersen découvre le poème et demande au compositeur Norbert Schultze de le mettre en musique. Elle la chante régulièrement dans des cabarets mais la première version du disque est un échec. En août 1941, le dépôt de disques de radio Belgrade a été détruit par les bombardements. Faute de mieux, "Lili Marleen" est diffusée dans une émission lors de laquelle les soldats et leurs familles s'envoient des dédicaces. La chanson connaît alors un succès tel que même des membres du parti nazi la soutiennent, demandant sa diffusion quotidienne. Mais Radio Belgrade diffusant de l'Afrique du Nord à la Norvège, la chanson traverse les lignes de front et est acclamée également par les Alliés. On raconte qu'elle aurait entraîné un cessez-le-feu chaque soir, à 22h, pendant qu'elle était jouée. 

Devenue chanson de résistance car transcendant les frontières, "Lili Marleen" est interdite dans plusieurs pays totalitaires et devient l'hymne anti-nucléaire pendant la guerre froide. Cependant, ayant été diffusée lors de massacres de juifs perpétrés par les nazis, elle n'est pas entourée que d'une aura de liberté...


Il y a des dizaines de versions à dénicher
(j'aime particulièrement celle de Nina Hagen
et celle de Mathias Malzieu)

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