Les Enfers

Le pourboire est une des traditions américaines les plus étranges pour nous les français. C'est aussi une des plus déroutantes, on ne sait jamais exactement combien on va payer, et les prix indiqués ne veulent rien dire. Chez nous, quand on rentre dans la boulangerie pour acheter notre flûte, il suffit de regarder l'étiquette et on est fixé, on peut préparer ses un euro quinze en petites pièces, et tourner et retourner sa monnaie dans le creux de sa main en faisant la queue. Aux États-Unis, on se fait toujours avoir. Il y a toujours une taxe ou un supplément qui fait qu'on est obligé, contraint dans la précipitation, de sortir son porte-monnaie et de chambouler notre plan, de jeter aux orties le parfait arrangement mathématique que l'on avait longuement, délicieusement calculé.

Et il y a le pourboire. Comme notre logeuse AirBnB nous avait dit à New York, "If the guy doesn't kill me, I give him 15%." C'est là ce qui nous semble si étrange, et qui est si naturel pour les américains. Passer son temps à donner de l'argent aux gens pour les remercier de ne pas nous avoir tué. Pays de cinglés. D'ailleurs, pour la plupart ils ne savent pas que le pourboire est un héritage de la période post-esclavagiste. On donnait aux noirs des emplois à peine payés, voire carrément pas du tout, et on leur permettait de garder les pourboires des clients. C'est un peu comme ça encore aujourd'hui, sauf que les noirs n'ont plus le monopole de ces petits boulots. Le salaire horaire est si ridicule qu'il est en-dessous du salaire minimum légal, et c'est justifié et largement accepté par l'ensemble de la population grâce au pourboire. Il y a donc toute une classe sociale de gens qui vivent de la générosité relative de leurs clients. Les taxis, les femmes de chambre, les serveurs, les guides touristiques, les valets d'hôtel, les coursiers, les livreurs. Et si un jour ces employés, s'estimant lésés, décidaient de s'organiser pour gagner un peu de respect de la part de leurs concitoyens ? Si toutes les petites mains invisibles qui assurent des services essentiels décidaient de ne plus assurer ces services, ou de les fournir d'une façon qui nuise à ceux qui en bénéficient ? On tombe dans la partie rock n' roll de la dialectique du maître et de l'esclave, un peu à la sauce Karl Marx, un peu à la sauce Black Panthers, un peu à la sauce Projet Chaos dans Fight Club, le moment où on te chuchote avec un clin d'œil qu'il vaut mieux éviter de choisir la bisque de homard.

Il faudrait vraiment être fou pour aller passer des vacances dans ce pays-là. Terres de mort, où tout le monde est un meurtrier en puissance. Les Enfers. Ça ne leur a pas échappé non plus, à eux qui vivent là-bas, il n'y a qu'à voir les noms des endroits où nous passerons. Devil's Garden, Dark Angel's trail, Dragon's mouth, Devil's Slide, Black Sand Caldron. Il faudrait alors faire comme les morts dans la Grèce antique, garder une pièce sous la langue pour payer une traversée du Styx sans encombre, sur la barque de Charron. Ou bien être comme Orphée et Eurydice, marcher main dans la main, avoir confiance l'un en l'autre et avancer sans jamais se retourner. Ou sinon pour combiner tout ça, on pourrait faire comme Bonnie et Clyde. On a dévalisé la banque, et avec notre magot en poche on prend la route, et on se fout du danger parce qu'on est ensemble, et tant qu'on peut se tenir la main, rien ne peut nous arriver.

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