12. Vegas
Je n'ai jamais rien gagné au jeu. Je me souviens, enfant, d'avoir attendu les résultats de la tombola de l'école, trépignant d'anticipation, écoutant les noms s'égrainer. Et la déception arrivé au dernier lot, de repartir les mains vides. L'injustice de voir que certains qui n'avaient même pas attendu les résultats allaient être contactés par téléphone. Et moi, rien. Comme si la patience d'avoir attendu méritait bien un lot de consolation. Comme si le hasard se souciait de ma petite personne.
Comme tout le monde, j'ai joué au loto. Mais je ne joue que lorsque la cagnotte dépasse 50 millions d'euros. En dessous, je considère que ça ne vaut pas la peine. C'est vrai, on prend le risque de gagner une somme incroyable, alors il faut vraiment que ça suffise à changer complètement de vie. On ne gagne qu'une seule fois, alors je n'ai pas envie de me retrouver avec un pauvre million et la même vie qu'avant. Avec 50 millions, là on commence à parler de changement radical. Bon, je n'ai jamais rien gagné au loto non plus. On voit de plus en plus souvent des sommes au-dessus de 50 millions, mais ils ont rajouté 2 étoiles, donc les chances de gagner sont d'autant plus réduites, et forcément le jackpot est moins souvent décroché. Ça sent l'attrape-nigaud. Donc j'ai arrêté de jouer.
On n'aura pas mis un seul dollar dans les machines à sous. Au lieu de ça, on a bien claqué des sous aux magasins d'usines, on a rempli une valise de jeans et de chaussures. On a attaqué le buffet du Bellagio, on s'est fait un survol de la ville en hélicoptère. Il nous reste en tout et pour tout 51 dollars et 48 cents. Et pas le temps de jouer, on a un vol ce matin à 10h06.
De la fenêtre de notre suite au 42ème étage de l'hôtel Vdara, je profite une dernière fois de la vue plongeante sur les fontaines du Bellagio, la tour Eiffel du Paris Paris, la circulation sur l'autoroute, la tour Trump au loin. Les valises sont bouclées, il n'y a plus qu'à faire un dernier tour pour vérifier que l'on n'oublie rien. Nous rejoignons la Mustang décapotable orange qui nous a fait remarquer lorsque nous remontions le Strip. Le petit pincement au cœur au moment de la déposer à l'agence. La navette nous dépose à l'aéroport, nous avons presque deux heures d'avance pour l'embarquement.
Tu ne trouves pas notre guichet d'enregistrement ? Allons voir au tableau. Comment ça, notre vol est annulé ? On va aller voir le comptoir de la compagnie, laisse-moi chercher deux secondes. Eh, attends-moi !
C'est par là, t'es sure ? Oui, bon d'accord. C'est là où il y a toute une foule de gens qui se pressent. Je sens que ça va être long. Effectivement, on passe presque trois quarts d'heure à attendre sans que la file n'avance. En écoutant les gens discuter entre eux, je comprends que l'avion a eu une avarie et qu'il ne décollera pas. Il paraît aussi qu'ils déroutent les passagers vers Houston pour ensuite leur faire prendre une correspondance vers New York. Ça ne nous arrange pas franchement, parce que New York c'est notre correspondance vers Amsterdam, et à Amsterdam on a encore un vol vers Lyon. Hors de question de se rajouter un quatrième aéroport. Quand vient enfin notre tour, j'explique notre cas à l'employé débordé qui nous explique calmement ce que l'on savait déjà. Je garde mon calme et tente de lui faire comprendre qu'il va falloir trouver une autre solution. Il tapote sur son clavier et scrute son écran pendant de longues minutes. Finalement, une proposition concrète. On prend le vol de 17h26 pour Chicago, on atterrit à Londres, et de là Londres - Lyon et c'est bon. Retour à la maison. Pfff...
Il n'y a pas grand chose à faire dans un aéroport toute une journée. On passe le temps comme on peut. Le coca est à 4 dollars, donc on évite de trop penser à la soif. Heureusement, on a eu des bons pour un repas et on peut se faire notre énième burger frites, et clairement pas le meilleur. Les sièges ont l'air très confortables, mais après deux heures sur nos fesses, n'importe quel fauteuil devient inconfortable. Nous regardons l'horloge. Il est 16h20. Notre comptoir d'enregistrement est encore désert, mais comme nous ne tenons plus en place, nous faisons le guet. Et justement, un employé s'installe. Je vais aux renseignements, ne serait-ce que pour savoir à quelle heure nous pourrons nous délester de nos bagages.
Bonne surprise, il peut nous enregistrer tout de suite. Je lui tends nos cartes d'embarquement. Son long silence et sa moue de dépit dans la lumière blafarde de son moniteur me signalent que quelque chose cloche. Puis vient la sentence. Ce vol est surbooké. Il l'était déjà avant que nous ne soyons redirigés dessus. Il y a en fait 20 passagers en trop qui ne décolleront pas, et nous sommes tout en bas de la liste d'attente. Mais pas de souci, il va nous trouver une solution.
Je t'aperçois du coin de l'œil t'éloigner du comptoir. Je te poursuis. Tu me tournes le dos. Tu pleures. Je te prends dans mes bras. "J'en ai marre, je veux rentrer à la maison." Mon cœur se serre d'impuissance. Nous deux enlacés au milieu du terminal et des gens qui passent. Je ne trouve rien d'autre à te dire, à part dans un souffle à ton oreille "Je sais." Une éternité passe.
Une grande respiration, nous retournons au comptoir. Le monsieur est vraiment désolé pour nous. Il va nous trouver une solution. On va tout remettre à plat. On va reprendre exactement ce qui était prévu pour aujourd'hui, mais demain. Décollage à 10h06, correspondance à JFK et atterrissage le lendemain à Lyon. Si ça nous va, il nous fait des bons pour le taxi, l'hôtel et le repas, et tout roule.
On se regarde d'un air dubitatif. Tu demandes quel hôtel. El Cortes. Je vérifie, ça se trouve en plein downtown. Si en plus y'a pas moyen de dormir à cause du boucan, on va se tirer des plombs. Tu dégaines alors ta carte de fidélité du MGM. Est-ce qu'on pourrait utiliser tes points pour avoir une nuit au Vdara ? Il étudie ta proposition, prend tes références et décroche son téléphone. Tu me fais un clin d'œil. "Je me suis pas fait suer pour des prunes pendant un an à tourner ma roue sur internet." Je peux témoigner que tu as passé toutes tes soirées à cliquer sur des jeux débiles pour accumuler des points de fidélité. Je te trouve incroyable d'arriver à changer cette occupation complètement virtuelle en quelque chose de concret. Je crois halluciner quand au bout de dix minutes le monsieur raccroche son téléphone et nous annonce que tout est arrangé. Et nous ressortons de l'aéroport avec une pile de petits papiers couverts de codes barres qui nous garantissent le transport, le repas, la nuit, et surtout le vol retour.
Dans le taxi, j'hésite entre l'euphorie et la lassitude. Finalement, la fatigue l'emporte alors que nous faisons une fois de plus la queue à la réception de l'hôtel. Encore davantage quand nous découvrons la petite chambre au sixième étage dont l'unique fenêtre donne sur la piscine. En m'asseyant lourdement sur le coin du lit, je comprends que je suis trop énervé pour dormir. La perspective de dîner dans un établissement pré-sélectionné et de me forcer à manger le burger frites maison avant de rentrer m'allonger ici pour chercher le sommeil ne m'attire absolument pas. Je n'ai qu'à croiser ton regard pour savoir que tu ressens la même chose, et je n'ai qu'un mot à dire pour que tu sortes les vouchers et les déchires en confettis.
"T'es folle, il nous reste 46 dollars. Tu crois qu'on va trouver un endroit sympa et passer une soirée de ouf avec si peu ?
- Laisse-moi faire. Appelle nos parents, pendant ce temps je cherche des infos sur mon tel.
- Je te préviens, pas question de faire chauffer la carte bleue. On est dans le rouge sur tous nos comptes, y'a pas moyen.
- T'inquiète, je gère."
Je m'occupe d'enregistrer un message vidéo pour mes parents et les tiens, expliquant notre mésaventure et promettant de rentrer au plus vite. Quand j'ai terminé, tu m'annonces avec un sourire radieux :
"Chéri, mets ta plus belle chemise, on sort à Vegas."
Je me sens un peu hésitant quand à peine sortis de l'hôtel nous descendons un discret escalier qui nous mène sur un trottoir bordé de murs nus. Nous dépassons une caserne de pompiers et nous engageons un peu plus loin dans l'entrée surchauffée de ce qui ressemble à un parking. J'ai de sérieux doutes, l'atmosphère est étouffante, mais tu marches d'un pas assuré. Et soudain, nous passons de grandes portes dorées qu'un groom nous tient ouvertes tout en nous saluant au passage, et nous débouchons dans un grand hall en marbre noir. Bienvenue au Cosmopolitan. Je reste bouche bée. Il me faut un instant pour comprendre l'arrangement de la fausse bibliothèque avec ses livres projetés sur les murs et les colonnes. On dirait le pendant négatif du Bellagio et de son marbre blanc. Le luxe, en version sophistiquée. Je peine également à trouver les mots pour exprimer ma réaction sous le gigantesque lustre en perles haut de deux étages, tandis que nous gravissons les escalators vers le dernier niveau de la galerie. Tu sembles chercher quelque chose. Tu rebrousses chemin subitement, tu t'arrêtes sans raison apparente. Soudain, tu avises un coin discret à côté d'un restaurant et t'engages dans un couloir à la décoration simple, dont la couleur blanche tranche avec la sophistication sombre de la galerie. Au bout, incroyable, un comptoir à pizzas. Secret pizza. Une part de pizza et une boisson chacun, le tout pour à peine plus de 16 dollars.
Je te félicite de cette trouvaille incroyable tandis que nous mangeons sur une table haute dans le coin. Et tous les soucis de la journée semblent oubliés.
Après avoir traversé le casino, nous quittons le Cosmo, rejoignons le Strip et flânons un long moment, bras dessus, bras dessous, jusqu'au Treasure Island. Nous y arrivons juste à temps pour le spectacle. Les jets d'eau et la lumière donnent l'illusion d'un volcan en éruption, des flammes s'élèvent au rythme des grondement et de la musique.
Puis tu me prends la main et m'emmènes vers la galerie marchande du Caesar Palace. Je me sens un peu impressionné par l'escalator en spirale qui nous offre une vue spectaculaire sur l'immense hall d'entrée. Mais au début de la longue avenue intérieure, c'est une toute autre ambiance. Le ciel peint et les petites places ornées de fontaines donneraient presque une ambiance de petit village italien, abstraction faite des boutiques de luxe qui bordent l'artère centrale. Je suis choqué en regardant les prix. Un petit sac pour 600 dollars. Les manteaux coûtent plus que le SMIC. Évidemment, il n'y a pas des foules de clients. J'ai du mal à me sentir à ma place, mais en regardant bien je me rends compte que les badauds sont tous sapés en touristes. Une sorte de zoo avec des riches à la place des animaux. L'idée me fait rire et contribue à me détendre. Je prends plaisir à la balade.
Et tout au bout, un grand food court et bien en évidence au centre, un Cheesecake Factory. Des pâtisseries énormes, des parfums tellement nombreux que nous mettons bien 5 minutes à faire notre choix. Justement, il me restait une grosse place pour le dessert, mais là notre compteur de calories va crever le plafond. Tu insistes pour prendre à emporter. J'en ai vu suffisamment ce soir pour savoir que tu as tes raisons.
De la galerie marchande, nous débouchons sur le casino du Caesar, puis sur le hall de l'hôtel, et enfin sur le Strip, juste au niveau des fontaines du Bellagio. Nous cherchons un endroit où nous installer le long du muret qui jouxte le lac artificiel. Il y a foule, mais nous parvenons à nous faire une place et nous déballons notre délicieux dessert. Nous avons tout juste attaqué ces succulentes sucreries quand la musique commence.
Je reconnais immédiatement les premières mesures de Billie Jean. Le choix me frappe comme incongru, mais je me laisse rapidement absorber par la chorégraphie toute en souplesse des fontaines, comme des naïades funky qui ondulent sur le groove du roi de la pop. Je mets ma main sur ton épaule, nous ne disons pas un mot pendant tout le spectacle. Quand la musique se termine, nous applaudissons chaudement et tombons d'accord pour attendre le show suivant. La dégustation du cheesecake nous occupe le temps de l'intervalle. Cette fois, Céline Dion assure la musique. Nous qui ne sommes pas franchement fans, nous prenons la performance au second degré. My heart will go on and oooooooon. Nous rions de bon cœur.
Mais tu ne peux pas réprimer un bâillement et je vois bien que tu commences à tomber de fatigue. Je t'embrasse pour te remercier de cette belle soirée et t'emmène par le bras vers l'entrée du Bellagio. Nous n'avons plus la force de nous émerveiller. Nous traversons le hall d'un pas lourd, sans prêter attention au plafond multicolore et au jardin d'intérieur.
À cet instant, mon regard croise les lumières du casino. Je me détourne et m'approche des machines à sous. Le jackpot est à 423 millions de dollars. Je mets la main dans ma poche. Il me reste quelques pièces et un billet, le tout fait un peu moins de 8 dollars. Je sors un quarter et avance vers un bandit manchot. Je n'ai jamais rien gagné au jeu. C'est le moment. S'il y a un karma, si la vie est autre chose qu'une suite de hasards, si l'univers a un sens, je tiens mon destin au bout des doigts. Avec 423 millions, on change de vie. "Tu fais quoi ? Je suis crevée, on rentre ?" Est-ce que tu serais plus belle en Gucci ? Est-ce qu'on serait plus heureux ?
"Oh rien. Je me disais juste qu'on aura pas mis un dollar dans les machines à sous.
- Ah, et ça te manque ?
- Carrément pas. Allez viens, on va se coucher."
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