11. Valley of Fire
J'écris ces lignes au cas où je ne rentre pas. Surtout pour dissiper un malentendu, je suis venu ici de mon plein gré et j'assume toutes les conséquences de mes actes. Mon téléphone a encore 76 % de batterie, je ne suis pas pressé. Je vais prendre le temps de tout écrire pour me clarifier l'esprit.
Je me suis garé sur le parking tout au bout de la route de Valley of Fire, au début de White Domes Trail. Comme je suis arrivé vers onze heures, il y avait déjà un peu de monde, mais ça ne m'a pas gêné. En fait, c'était à peine trois autres voitures. Il faut dire que mon tableau de bord annonçait 112 degrés Fahrenheit. Je ne connais pas la conversion, mais je sais que ça fait plus de 40 degrés à l'ombre, donc forcément ça n'est pas une journée à faire de la rando. Je crois même avoir vu un panneau d'avertissement à l'entrée vers le Visitor Center. Je n'ai réellement vu que deux personnes, qui sont arrivées un peu avant moi et qui se préparaient quand je me suis garé. Je n'ai pas vraiment fait attention à eux, si ce n'est que je me suis engagé sur le chemin juste après eux, ma bouteille d'eau à la main.
Je les ai vite rattrapés, comme ils s'arrêtaient toutes les deux minutes pour faire des photos. Je me suis senti un peu soulagé de les doubler, ça me donnait la nausée de les voir s'extasier à voix haute, se faire de grands sourires, éclater de rire sans raison apparente, se tenir la main sans cesse.
Une fois au calme, j'ai réellement commencé à regarder le paysage. Sous le soleil de plomb, les couleurs de la roche ressortaient d'autant plus. Des rouges vifs, des blancs éclatants, déposés en strates régulières comme les couches d'une pâtisserie. Et le sable, comme dans un vrai désert. C'est à ce moment que j'ai compris que j'étais effectivement dans un désert. J'ai aimé. La solitude, le silence. Ils parlaient à mon cœur. Il me manquait encore un élément, cependant. La sensation d'être perdu. Il suffisait de jeter un regard autour de moi pour trouver des repères. Les caerns qui balisaient le chemin, les parois qui l'encadraient à certains passages ombragés. J'étais au désespoir.
J'ai terminé le chemin au pas de course. C'est une boucle sinueuse qui serpente entre les dômes pendant environ deux kilomètres, avant de rejoindre la route et de la longer jusqu'au parking. En voyant que j'étais de retour à la route, j'ai senti la colère monter. Au lieu de docilement tourner à gauche et de suivre le tarmac, j'ai brusquement viré dans la direction opposée. Dans ce sens, je suis arrivé 200 mètres plus loin à l'épingle à cheveu qui précède le parking, et là j'ai vu le début d'un tout petit chemin, à peine visible, qui s'engageait dans la brousse. La promesse de l'infini.
J'ai jeté un œil à mon portable. J'avais un texto de Myriam.
N'essaye même pas de revenir en suppliant. Tu te démerdes pour trouver un hôtel. Je me suis enregistrée toute seule dans l'avion, je veux pas te voir pendant le vol ni à l'aéroport. J'en ai marre de toi. T'es vraiment trop con.
J'ai répondu.
Parfait.
Dans les premiers temps, j'ai gentiment laissé mes pas suivre le discret chemin. Je tâtais le terrain. J'observais, l'esprit tout entier à ce que je percevais, sans plus aucune impatience, aucun tourment. Je voyais des dunes, des rochers, des petits buissons. Des collines au loin. La réverbération de la chaleur qui déformait l'horizon. Je gardais un sourire espiègle au coin de la bouche, guettant l'instant où j'allais me décider à jouer un tour à ce gentil chemin qui pensait m'emmener à je-ne-sais-quelle destination.
Au détour d'un virage, je déborde sur le côté gauche et file tout droit. Le sol est plus meuble et je prends du sable dans ma chaussure, mais j'ai bel et bien décroché. Je fronce le sourcil et je laisse échapper un grognement lorsque j'aperçois le sentier qui revient m'intercepter par la droite, mais je ne vais pas me laisser faire. Je suis une moto virtuelle dans Tron, je suis le serpent du Snake sur mon vieux Nokia 3310. Je cours et traverse perpendiculairement juste devant la tête de mon poursuivant, qui se fracasse sur mon sillage. Game over.
Enfin seul. Enfin nulle part où aller. J'avance sans penser à rien. Je pose chaque pas là où je veux. Je ne regarde plus au loin. Je jouis de la sensation d'être le premier à poser le pied ici, de laisser mon empreinte là où aucune autre n'a été. Comme un matin d'hiver dans la neige fraîche. Je fais ma propre trace.
Je marche longtemps. J'en perds la notion de la distance. Je finis ma petite bouteille d'eau. Mon t-shirt est trempé dans le dos. Je commence à sentir le soleil taper un peu trop fort sur mes bras, sur mon front malgré ma casquette. L'air que je respire me paraît soudain pauvre en oxygène. J'avise un buisson assez touffu qui projette une petite ombre, je m'y installe. Je sors mon téléphone, je tente de regarder mon GPS. La carte ne se charge pas mais ma position est bien là. Je suis un petit point bleu sur un fond quadrillé gris. Je prends une grande respiration en parcourant le paysage uniforme. Je commence alors à écrire.
Voilà donc où j'en suis. Alors que je viens de terminer ces mots, la nuit tombe. Il me reste 47 % de batterie, il est 19h42. La température baisse peu à peu. Je vais rester encore un peu ici.
Je repense aux événements de ce matin. Myriam avait décidé de passer la matinée à la piscine du MGM. Je ne me sentais vraiment pas d'humeur, j'ai lourdement insisté pour ne pas y aller. Elle a fini par me laisser. J'ai mis la télé et j'ai regardé des rediffusions des émissions du soir, ça m'a fait du bien de rire sans me soucier de rien. Elle est rentrée plus tôt que prévu, et au moment où elle est entrée dans la chambre, il m'a semblé que quelque chose la troublait. Elle n'a rien dit, et tournait comme un lion en cage. j'ai fait celui qui n'avait rien remarqué. J'ai éteint la télé. Je lui ai demandé comment était la piscine. Je n'ai jamais eu la réponse.
« T'as réservé les sièges pour le vol retour ? »
Au son de sa voix, je sais qu'elle connaît la réponse. Le bas de ma colonne vertébrale devient un bloc de glace. J'ai une sensation étrange, comme si tout l'air de la pièce avait été aspiré, ou au contraire comme si on m'avait soudain mis dans un caisson hyperbare. La seconde avant une explosion atomique.
« Euh, je sais pas si on peut vraiment réserver des sièges à 48 heures du décollage.
- Attends, t'as rien fait ? Mais t'as foutu quoi tout le matin ? T'avais tout le temps et t'as RIEN FAIT ? »
Quand j'y repense, je ne crois pas que ce qu'elle a dit était vraiment une question, en tout cas elle n'a pas pris la peine d'écouter ma réponse. De toute façon je n'avais pas grand-chose à dire pour ma défense. Toujours est-il que le premier projectile vole. Je hausse le ton et lui dis de se calmer, même si je sais que c'est une mauvaise idée. Elle m'envoie par la figure tout ce qui lui tombe sous la main, et au fur et à mesure que la distance se réduit, elle m'arrose de tous les noms d'oiseau.
« T'es qu'un connard, tu sers à rien. T'es trop con, je te déteste. Tu fous jamais rien, je te demande des trucs mais t'es trop débile. T'es pas foutu de faire ce qu'on te demande, au lieu de ça tu restes là à regarder tes conneries à la télé. De toute façon t'es qu'une merde. »
Le flot semble ininterrompu, je ne peux pas en placer une, je n'essaye pas d'ailleurs. Elle s'avance lentement vers moi et se tient la tête entre les mains, elle ébouriffe ses cheveux longs, son visage devient rouge, elle a de l'écume aux lèvres. Elle crache par terre. Elle crache sur moi. Elle me gifle. Elle me frappe au visage, plutôt. Elle enfonce ses ongles sur mon torse et tire sur mon t-shirt, elle le déchire. Mon col en V blanc que j'aimais bien, ouvert en lambeaux. Je ne peux rien lui dire. Mon âme hurle « Pourquoi tu me fais ça ? », tandis que mon corps impassible encaisse sans broncher les insultes, les crachats, le coups qui font tourner la tête, les griffures qui lacèrent les avant-bras. Je me suis toujours juré de ne jamais lever la main sur une femme. Mais à cet instant une vérité m'apparaît soudain comme une évidence. J'ai le droit de me défendre.
Je bloque le coup suivant. Mes quelques notions d'aikido suffisent largement à la maîtriser. Je contrôle son coude et je l'amène face contre le sol, immobilisée. Prise de surprise, de rage, elle hurle. Comme une bête. Jusqu'à cet instant, j'ai été d'un calme absolu, d'une froideur extrême. Mais je sens une colère noire s'emparer de moi. Je serre comme un étau mon emprise sur son bras et je lui crie d'une voix qui fait trembler les murs.
« Je me laisserai plus faire ! T'as compris ? Si tu me touches encore une fois, je me laisserai plus faire. C'est clair ? »
Elle se met à pleurer. Je me relève, elle reste prostrée. Je vais vers la valise prendre un autre t-shirt, j'attrape les clés de la voiture, mon porte-feuille, mon téléphone et mes baskets, et je sors en claquant la porte. J'enfile mes chaussures dans l'ascenseur. Je ne pleure pas.
Voilà comment je suis arrivé ici, couché sous un buisson en plein au milieu du désert au bout du bout de la route de Valley of Fire, perdu en pleine nuit noire. Et je me sens si bien. Mieux que depuis un paquet d'années. Allongé sur le sable, je vois les étoiles pour la première fois de ma vie. Je trace de nouvelles constellations. La constellation du Phoenix. La constellation du Renard. La constellation de la Tortue. Je ne sais pas si je l'ai jamais aimée. Peut-être que je ressentais son besoin maladif de m'avoir à elle, de me posséder. Peut-être que ça m'arrangeait de vivre comme un grand ado qu'on gronde quand il n'a pas fait ses devoirs. Peut-être qu'elle m'aimait vraiment, mais j'en doute. En tout cas elle se trompait quand elle pensait m'aimer, car on n'aime pas comme elle le faisait. Je le comprends maintenant en regardant les étoiles. Aimer, c'est libérer. C'est aider l'autre à être ce qu'il veut, à faire ce qu'il veut, tout en attendant la même chose en retour. Et si l'on s'aime vraiment, alors on se retrouve. On emprunte sans cesse des chemins qui se séparent, et pourtant on n'arrête pas de se croiser. On se retrouve toujours comme deux oiseaux sur la même branche. C'est comme ça que l'on sait qu'on est faits pour vivre ensemble.
Je me sens très fatigué. Il est tard, j'ai froid, j'ai chaud en même temps, et j'ai faim et soif. Demain je tâcherai de retrouver la civilisation.
***
J'ai eu de la chance.
En me réveillant le lendemain, je me suis remis en marche. J'étais très faible, la chaleur était épouvantable, et j'avançais très péniblement. Je me suis évanoui au bout d'un certain temps. Ce sont les rangers qui m'ont trouvé. Ma voiture a été signalée le soir même, et ils ont passé la nuit et une bonne partie de la journée suivante à me pister. Ils m'ont retrouvé en début d'après-midi, inconscient.
Je me suis réveillé à l'hôpital où une gentille infirmière m'a expliqué comment j'avais été sauvé. Je suis au Mesa View Regional Hospital, à Mesquite. Je ne peux pas parler car on m'a mis sous respirateur, mais la police a voulu que je fasse une déclaration écrite pour éclaircir mon histoire. J'ai aussi des brûlures importantes qui me font souffrir, donc on m'a mis sous morphine. Le médecin m'a expliqué qu'on me traite des suites d'une grave insolation. En faisant des examens, ils ont découvert que j'ai une déficience cardiaque, ils vont donc m'opérer rapidement pour régler le souci. Ma famille me manque. Je pleure beaucoup, aussi. Tout le temps, en fait. Ce n'est pas tant la perspective de subir une opération grave dans un pays étranger loin de ceux que j'aime. Je crois que c'est le contre-coup de mon expédition solitaire. J'ai un peu peur, mais ça n'est pas le principal. Je pleure surtout ce temps où je n'ai pas vécu comme j'aurais pu, ce temps perdu. Et aussi je pleure le prix que j'ai payé pour gagner le droit de recommencer à vivre. Je le referais mille fois, si c'était à refaire. Mais comme c'est dur. Je dois y aller.
***
On m'emmène sur le chariot et je vois défiler les néons et les portes à battants. Je crois être dans la salle d'opération, des gens s'affairent autour de moi. Un médecin se penche vers moi et me dit à travers son masque vert « You're gonna be okay, pal. Just take it easy.» Une autre voix me dit de compter lentement jusu'à zéro en partant de dix.
Dix.
Neuf.
Huit.
Sept.
Six.
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