Chapitre 4
Il n'a fallu à Adrien que quelques minutes pour rejoindre son hôtel. Le corps parcouru de violents frissons, il traverse l'établissement aussi vite que le lui permet ses jambes tremblantes, avant de s'enfermer à double tour dans sa chambre.
A présent debout sous sa douche, mains posées à plat contre le carrelage, le jeune homme reste aussi immobile qu'une statue.
L'eau brûlante coule sur sa peau, soulage ses muscles de la tension inhumaine qui les habite depuis l'instant où il a retrouvé son père. Adrien ignore depuis combien de temps il est ainsi enfermé dans sa salle de bain, mais la pièce entière est maintenant emplie d'une brume humide et opaque. Cet air moite s'insinue dans ses poumons, renforce cette angoissante impression d'étouffement qui refuse de le quitter.
Adrien ferme un instant les yeux, essayant de se concentrer sur le doux clapotis du jet d'eau contre la paroi de la douche.
Il voulait revoir son père et à présent, il le regrette amèrement. Il voudrait tellement effacer cette journée de sa mémoire. Oublier ce qu'il a entendu. Laisser l'eau emporter avec elle ce chagrin qui brise son cœur en miette.
Mais les paroles de son père le hantent. Le torturent. Elles s'incrustent dans son cerveau avec autant de force et de violence que si elles y avaient été gravées à l'acide.
« Il fallait qu'elle revienne. »
« J'étais prêt à faire tout ce qui me semblait être le mieux pour toi. »
Adrien a l'impression que son crâne va exploser. Ces quelques mots le renvoient avec une brutalité phénoménale à tout ce qu'il a enduré ces dernières années. La mort de sa mère, l'indifférence de son père, les incalculables fois où Ladybug et lui ont frôlé le pire... Toutes ces épreuves, toute cette souffrance, dont une large partie aurait pu être évitée si son père avait tenté de le comprendre ne serait-ce qu'un peu.
Le jeune homme ne peut que constater l'ironie de la situation.
Toute cette douleur.
Toute cette peine.
Tout ça parce que son père voulait le protéger, lui.
Au bout de plusieurs longues minutes, Adrien se décide à interrompre cette douche qui commence à prendre de dangereuses allures de tentative de noyade.
Après s'être rapidement séché et habillé, le jeune homme regagne sa chambre. Alors qu'il passe une dernière fois sa serviette sur sa tête pour essuyer les gouttes qui perlent encore à la pointe de ses cheveux, Adrien regarde sa main que l'eau brûlante a marbrée de plaques rouges.
Cette même main à laquelle brillait autrefois une bague.
Un miraculous.
Son père ignore qu'il était Chat Noir.
Adrien ne sait pas s'il doit parler de sa double vie à son illustre géniteur. Avouer qu'il est Chat Noir, cela serait courir le risque de détruire cette fragile relation qu'il ne désespère malgré tout pas de tisser un jour avec lui. Car malgré la colère, malgré le chagrin, malgré les années d'indifférence et de douleur, le jeune homme ne perd pas espoir de trouver un jour la force de pardonner à son père.
Partagé entre une peur si atroce qu'elle lui retourne l'estomac et un désir presque malsain de hurler enfin à son père tout le mal qu'il lui a fait, Adrien reste paralysé. Incapable de réfléchir, de prendre la moindre décision.
Il est terrifié à l'idée de parler.
Il brûle d'envie de tout avouer.
Il veut avancer.
Il veut s'enfuir.
Il hait son père pour ce qu'il lui a fait.
Il l'aime en dépit du bon sens.
Il doit se confier.
Il doit se taire.
Le jeune homme n'en peut plus. Son secret est un poison qui le consume, l'épuise, le ronge jusqu'au plus profond de ses os. Sa tête lui fait mal à en hurler, son pouls s'emballe, les battements affolés de son cœur lui donnent l'impression que sa poitrine va exploser de l'intérieur.
Il faut que cette folie cesse.
De longues heures de réflexion plus tard, la décision d'Adrien est prise.
Peu importent les conséquences. S'il veut que la relation qu'il entretien avec son père reparte sur des bases saines, alors il doit tout lui dire.
Le lundi suivant, quand son père l'appelle d'une voix hésitante, Adrien lui propose immédiatement un rendez-vous dans ce même café où ils se sont retrouvés la semaine précédente. Et exactement sept jours plus tard, Adrien fait de nouveau face à son père.
Le jeune homme reste un instant debout, mains fermement agrippées au dossier de sa chaise. En dépit des efforts qu'il déploie pour conserver son calme, il ne peut empêcher la montée d'une soudaine bouffée d'angoisse dans sa poitrine. Sa nervosité est telle qu'il a l'impression de la sentir se glisser physiquement sous sa peau, de crisser sous son épiderme comme une poignée de verre pilé. Ses nerfs sont tendus jusqu'à en rompre, mais il ne peut pas reculer.
Ne veut pas reculer.
Adrien prend une profonde inspiration, se préparant mentalement à affronter son père. Il ne tient pas particulièrement à aller jusqu'à la confrontation, mais au vu de ce qu'il a à lui confier, la conversation promet d'être tout sauf plaisante.
- « Tu ne t'installes pas ? », souligne Gabriel en haussant un sourcil circonspect.
- « Si, si », réplique Adrien d'une voix un peu trop tendue à son goût, tout en s'asseyant face à son père.
Gabriel le jauge un instant du regard, remonte machinalement ses lunettes du bout des doigts et laisse échapper un lourd soupir.
- « Il faut qu'on parle », lance-t-il avec une lueur déterminée dans le regard.
- « Père... », commence lentement Adrien.
- « Non, écoute-moi », l'interrompt Gabriel en levant machinalement la main pour lui intimer le silence.
Adrien se raidit instinctivement. Ses poings se serrent et les muscles de ses épaules se crispent, tendant désagréablement le tissu de sa chemise contre sa peau.
- « S'il te plait... », ajoute Gabriel, plongeant ses yeux dans les siens pour guetter son approbation.
Un instant, Adrien reste immobile. Il n'est pas certain de vouloir laisser son père mener la discussion. Pas plus qu'il n'est certain de réussir à retenir longtemps ce secret dont le poids menace de l'écraser.
Puis, après un long moment d'hésitation, il hoche machinalement la tête.
Il va écouter son père.
Ou tout du moins, il va essayer.
- « J'ai conscience que la conversation de la dernière fois a été... difficile », commence Gabriel avec précaution.
- « C'est le moins qu'on puisse dire », rétorque immédiatement le jeune homme.
Gabriel lui lance un regard d'avertissement. Un coup d'œil acéré, terriblement semblable à ceux qu'il lui adressait lorsqu'il était adolescent et qu'il avait l'outrecuidance de lui déplaire.
- « Père », poursuit malgré tout Adrien, incapable de lutter ne serait-ce qu'une seconde de plus contre ces pensées empoisonnées qui le rongent depuis déjà trop longtemps, « Vous avez dit que vous étiez prêt à tout. Mais que faites-vous des habitants de Paris ? De Chat Noir ? De Ladybug ? »
Son cerveau lui intime de se taire. De reprendre le contrôle de lui-même, de remettre la conversation sur des rails plus diplomatiques.
Mais le mal est fait.
Ses paroles cascadent de ses lèvres, alimentée par un désespoir qui ne cesse de croître de seconde en seconde.
- « Est-ce que vous avez pensé à eux ? », lâche-t-il dans un souffle, luttant contre les larmes de détresse qui lui piquent à présent les yeux.
Toutes ces fois où Ladybug a été blessée.
Tous ces instants terribles où celle qu'il aime toujours plus que tout a manqué d'échapper au pire.
Tous ces combats où il a lui-même prit des coups.
- « Qu'auriez-vous fait s'ils avaient été gravement blessés », reprend-il d'une voix tremblante. « Ou s'ils... S'ils avaient été... »
Incapable de poursuivre, il s'interrompt brusquement. Il se passe doucement la main sur la figure et inspire. Lentement. Profondément. Laissant ce nouvel afflux d'oxygène écarter péniblement l'étau qui comprime sa poitrine.
- « Adrien, tu ne comprends pas... », réplique Gabriel en se penchant vers lui, le regard brillant. « Je n'avais pas le choix. Tu n'avais plus que moi au monde et si... S'il m'était arrivé quelque chose, tu te serais retrouvé tout seul. »
Gabriel se redresse, mains posées à plat devant lui, et laisse échapper un long soupir.
Face à lui, Adrien serre machinalement les poings. Son souffle est court, son pouls s'affole. Les battements de cœur résonnent dans ses tempes, étouffant les paroles de son père. Il n'entend à présent plus que ce grondement impétueux, alimenté par la tempête d'émotions qui se déchaîne en lui.
Colère. Chagrin. Regrets.
Cette conversation le pousse à bout. Chaque mot de son père est un coup de boutoir contre le faible mur qui fait encore rempart contre ses sentiments. Chaque parole attaque cette fragile carapace, la fendille, la fissure, jusqu'à former une brèche dangereusement large.
Luttant contre une nouvelle vague de nausée qui lui tord l'estomac, Adrien prend une nouvelle inspiration.
Il doit garder son calme.
Il le devrait.
Mais...
- « Cette idée m'était insupportable », reprend Gabriel d'une voix convaincue, ignorant les tourments que traverse son fils unique. « Alors...Peu importe le prix à payer. Je devais m'assurer que tout irait au mieux pour toi. Que tu serais en sécurité. Que tu aurais toujours quelqu'un à tes côtés. Que tu... »
- « J'ETAIS CHAT NOIR ! », hurle tout à coup Adrien en bondissant de sa chaise.
C'en est trop.
Le poids de son secret était trop lourd, la fine muraille le protégeant de ses émotions trop fragile. Le ton déterminé avec lequel son père a parlé a été le coup de grâce, qui a fracassé avec lui les dernières bribes de contrôle qui restaient encore au jeune homme.
Gabriel sursaute violement devant ce brusque éclat. Médusé, il fixe Adrien sans mot dire. Puis, lentement, son visage se décompose à mesure qu'il assimile les paroles de son fils. Il ne faut que quelques secondes à son teint pour devenir aussi livide que celui d'un cadavre, à ses pupilles pour se dilater d'effroi.
Le regard exorbité, il fixe Adrien avec une expression de pure horreur.
En proie à une sensation d'immense fatigue, le jeune homme se laisse tomber lourdement sur sa chaise. Il a l'impression d'être vidé de toutes ses forces, comme si ce raz-de-marée d'émotions aussi bref qu'intense avait emporté avec lui toute l'énergie qu'il lui restait.
Adrien se sent le corps lourd, et le cœur plus lourd encore.
- « J'étais Chat Noir », répète-t-il d'une voix lasse.
- « N-Non... C'est... Tu... C-C'est impossible... », balbutie Gabriel, les mains soudain agitées d'un tremblement alarmant. « T-Tout... Tout ce temps... »
Incapable d'articuler le moindre mot, Adrien hoche mécaniquement la tête. Sa langue lui semble faite de plomb, sa gorge lui parait avoir été passée au papier de verre.
Face à lui, son père le dévisage comme s'il venait de voir un fantôme.
- « C'était... C-C'était toi... », articule-t-il d'une voix horrifiée. « J-Je voulais te protéger et tu... »
Gabriel laisse mourir sa phrase, avant de s'enfermer dans un mutisme sidéré.
Le célèbre styliste est clairement sous le choc. Entre les frissons spasmodiques parcourent son corps, son regard fiévreux et son teint d'une pâleur cadavérique, il semble au bord du malaise. Il ouvre la bouche, la referme, se passe les mains sur le visage.
Son expression est celle d'un homme qui vient de basculer dans le plus terrible de ses cauchemars.
Durant un long moment, père et fils restent silencieux. Gabriel a visiblement besoin de temps pour assimiler cette effroyable nouvelle qui vient de faire voler en éclat ses certitudes, et Adrien n'est pas certain de vouloir relancer la conversation. Mains fermement crispées autour de ses genoux, il lutte contre une sourde sensation de nausée qui refuse de le quitter.
Puis, soudain, une quinte de toux gênée s'élève dans la pièce. L'agent qui se tenait debout quelques mètres derrière Gabriel jette un regard ostensible vers sa montre, leur signifiant silencieusement que le temps de liberté relative qui a été accordé à l'ex-super vilain touche à sa fin.
Gabriel tressaille, puis pousse un lourd soupir. Il tourne légèrement la tête vers son fils, sans oser croiser son regard.
- « Adrien », articule-t-il d'une voix chargée d'une douleur presque insoutenable. « Je... »
Ses paroles s'étranglent dans sa gorge, l'empêchant de continuer. Gabriel secoue la tête, s'éloigne d'un pas lourd, puis sort de la salle sans ajouter un mot de plus.
Le lundi suivant, à 15 heures, le téléphone d'Adrien reste silencieux. Pour la première fois depuis des années, son père ne cherche pas à le joindre.
Le jeune homme ne sait guère quoi penser de cette soudaine absence de communication. Son père a certainement besoin de temps avant d'assimiler la nouvelle dévastatrice dont il lui a fait part à peine une semaine plus tôt. Adrien lui-même peine encore à mettre des mots sur ce qu'il ressent. Du soulagement ? De la tristesse ? De la satisfaction quant au fait qu'il prenne enfin sa propre vie en main, bien que cela s'avère encore plus douloureux qu'il ne l'avait redouté ?
Il l'ignore.
Quoi qu'il en soit, il a au moins la chance de ne pas être seul. Bien que Nino ignore tout des épreuves qu'Adrien traverse à cause de son père, il n'a pas manqué de remarquer la sensible baisse de moral de son meilleur ami.
Alors, de son propre chef, Nino lui propose une soirée entre anciens camarades de classe. Il lui décrit ses projets avec force de détails, énumère joyeusement la liste de toutes les personnes qu'il compte inviter.
- « Je t'assure, Adrien, ça va être super ! », affirme-t-il d'une voix enthousiaste. « Tout le monde est partant, et Alya est d'accord pour qu'on utilise son appart'. »
Adrien l'écoute avec un amusement à peine dissimulé, avant d'accepter avec joie. Il a besoin de se changer les idées après sa rude semaine.
Et pour cela, quoi de mieux qu'une tranquille petite soirée entre amis ?
Les semaines s'écoulent et Gabriel ne tente pas une fois de joindre son fils.
Adrien sait par Nathalie qu'il n'a pas à craindre pour la santé de son père et dans d'autres circonstances, il se serait peut-être formalisé de son silence. Il aurait été frustré d'être ainsi mit à l'écart par cet homme dont l'opinion lui importe toujours malgré tout. Se serait demandé avec angoisse s'il n'a pas ruiné définitivement ses chances de se renouer un jour avec lui.
Mais là, pour la première fois depuis bien longtemps, il se sent parfaitement serein.
Sa vie a de nouveau basculé, dans le bon sens cette fois-ci. Au cours de la soirée organisée par Nino, il a miraculeusement retrouvé Ladybug. Marinette. Son ancienne coéquipière. Son seul et unique amour.
La délicieuse sensation d'euphorie qu'il ressent depuis que sa Lady est revenue dans sa vie n'efface pas le sentiment de trahison qu'il ressent toujours vis-à-vis de son père. Mais elle le rend plus supportable. Elle réveille en lui l'envie d'aller de l'avant, de trouver le courage de pardonner enfin à cet homme qui l'a tant fait souffrir.
Debout devant le bâtiment dans lequel son père est assigné à résidence surveillée, Adrien regarde pensivement son téléphone. Il est 15 heures, un lundi. Et une fois encore, l'illustre Gabriel Agreste brille par son silence.
Le jeune homme se passe machinalement la main à l'arrière du crâne, semant le désordre parmi ses mèches blondes. Retenant le lourd soupir qui ne demande qu'à passer ses lèvres, il lève les yeux vers l'imposante bâtisse qui lui fait face. Quelque part dans l'un de ces nombreux appartements se trouve Gabriel Agreste. Et ce dernier semble clairement déterminé à s'enfermer dans un mutisme borné plutôt que parler avec Adrien.
Au vu de la situation, l'attitude du célèbre styliste est plus que compréhensible. Adrien n'ose même pas imaginer ce que son père a pu ressentir en découvrant qu'il a mis en danger celui même qu'il cherchait à protéger par-dessus tout.
Ironiquement, la réaction de Gabriel est étrangement similaire à celle qu'a eu son fils en découvrant la terrible vérité sur l'identité du Papillon. Fuir ceux qu'il aime, se couper du monde extérieur, rester perclus de douleur en attendant que le temps fasse son œuvre et commence à panser enfin ses blessures.
Mais Adrien en a assez des silences de son père. De son absence. Lui-même n'a que trop longtemps fuit leur confrontation et à présent qu'il se sent prêt à aller de l'avant, il refuse de perdre de nouvelles années avant qu'ils ne se reparlent encore.
Il veut communiquer, il veut comprendre. Et peut-être, un jour, pardonner à cet homme qui l'a tant fait souffrir.
Mais pour ça, il doit d'abord reprendre contact avec lui. Et cette fois, ça sera lui qui ira à la rencontre de son père.
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