Chapitre 2
L'annonce de Nathalie fait à Adrien l'effet d'une bombe.
Un instant, il envisage même de différer son retour en France. Il n'est pas prêt à revoir son père. Pas maintenant, pas comme ça. Il a besoin de temps. D'une longue et méticuleuse préparation mentale. D'un cadre clairement défini dans lequel il aurait pu prendre ses marques. Tout plutôt que de tomber spontanément sur celui qu'il évite depuis déjà tant de temps.
A la simple pensée de croiser Gabriel Agreste au hasard d'une rue, Adrien sent son souffle s'accélérer. Sa poitrine l'oppresse soudain, comme si elle était compressée par un gigantesque étau. Il ne faut qu'une fraction de seconde au jeune homme pour reconnaitre les prémices d'une crise de panique. Il en a malheureusement déjà expérimenté par le passé, et cette soudaine nouvelle de la libération de son père ravive en lui ses anciens démons.
Mais aussitôt, Nathalie le rassure.
D'une voix posée, elle lui donne de plus amples explications. Gabriel est sorti de prison, mais il n'est pas libre de ses mouvements pour autant. Il reste assigné à résidence la majorité du temps, et ses communications autant que ses déplacements sont strictement réglementés. Adrien n'a aucune chance de croiser son père par hasard, lui assure-t-elle. Gabriel Agreste n'a droit qu'à quelques sorties par mois, et toutes sous la supervision attentive d'agents dédiés à sa surveillance.
Alors, lentement, Adrien se détend. Respire à nouveau.
Durant de longues minutes encore, il discute avec Nathalie. Puis, quand il raccroche enfin, son regard se pose sur le billet d'avion qui l'attend sur son bureau. Un aller simple, à destination de Paris. Passant ses doigts sur la surface lisse du papier, Adrien prend une profonde inspiration.
Sa décision est prise.
Il rentre à Paris.
Moins d'une semaine plus tard, Adrien repose les pieds en France pour la première fois depuis qu'il a découvert la double vie que menait son père. Grâce à Nino et Chloé, son retour se passe en douceur. Son amie d'enfance lui a mis à disposition l'une des nombreuses suites de l'hôtel d'André Bourgeois et avec Nino, elle fait tout son possible pour qu'Adrien ne manque de rien.
Les jours défilent et le jeune homme se réhabitue lentement à sa nouvelle vie. Il se balade dans Paris, sort avec ses meilleurs amis, redécouvre cette ville qu'il a fui durant de trop nombreuses années.
Tous les lundis, à 15 heures, son téléphone continue de sonner.
Et tous les lundis, à 15 heures, Adrien continue d'ignorer ces appels.
Son père n'est pas sa priorité, loin de là. Pour l'instant, il préfère se concentrer sur son retour à Paris. Reprendre tranquillement ses marques, loin des sentiments conflictuels que lui inspire toujours son illustre géniteur.
Mais avec le temps, l'envie faire enfin face à cet homme le reprend. De façon subtile, tout d'abord, puis bien plus insistante ensuite. Adrien se surprend à penser de plus en plus souvent à son père. A se demander comment il va, ce qu'il lui veut. S'il lui a manqué, peut-être. L'idée d'obtenir enfin des explications de sa part s'installe obstinément dans sa tête, au point de devenir vite impossible à ignorer.
Et rapidement, Adrien doit se faire à l'évidence. Il n'a que trop longtemps tourné le dos à son passé, et le moment est venu pour lui de faire un pas en direction du célèbre Gabriel Agreste.
La question est de savoir comment.
Pendant longtemps, Adrien hésite. Il ne veut pas se contenter d'une simple discussion au téléphone avec son père. Il y a entre eux trop de choses pour qu'ils puissent se passer d'une conversation en face à face. Trop de silences, trop de mensonges, trop de souffrance. Adrien veut voir son père en personne. Mais en même temps, il est certain de ne pas vouloir se lancer directement dans cette confrontation.
Alors, dans un premier temps, il fait défiler les noms de son répertoire téléphonique à la recherche d'un numéro précis. Il fixe l'écran de l'appareil pendant quelques secondes, puis presse résolument sur l'icône verte qui lui permettra de joindre la personne dont il a besoin.
- « Nathalie ? », lance-t-il d'une voix un peu moins assurée que ce qu'il n'aurait souhaité. « Est-ce que vous seriez disponible pour qu'on se retrouve dans un café ? »
A son grand soulagement, son interlocutrice approuve. Et quelques instants plus tard, tous deux se retrouvent à la terrasse d'un charmant petit établissement voisin de l'hôtel où loge Adrien.
- « Bonjour, Adrien », salue Nathalie de ce ton professionnel qu'elle n'a manifestement guère perdu avec les années.
- « Bonjour », réplique le jeune homme avec un faible sourire.
L'assistante de son père est restée parfaitement fidèle à ses souvenirs. Le même tailleur de couleur sombre, la même coiffure stricte, les mêmes lunettes noires et rouges. Seuls ses traits fatigués trahissent à quel point ces dernières années ont certainement été rudes pour elle.
Malgré sa volonté assumée d'ignorer tout ce qui avait trait à son père, Adrien n'a pas pu manquer de savoir que les temps ont été durs pour l'entreprise familiale. Après l'arrestation de son propriétaire et principal styliste, l'entreprise Gabriel a subi des sérieux revers. Entre retraits d'investisseurs, refus de participations à de prestigieux défilés et publicité des plus défavorable, la marque phare de son père a bien failli péricliter.
Mais le travail acharné de Nathalie aidant, la société a réussi à se maintenir à flots. Et mieux encore, le procès hautement médiatisé de Gabriel Agreste a redonné un coup de projecteur inattendu à l'entreprise, lui attirant les faveurs de toute une foule fascinée par son propriétaire.
Bien qu'elle ne lui ait jamais avoué franchement, Adrien sait que Nathalie s'est vue obligée de s'investir comme jamais pour pallier à l'absence de son employeur.
Les quelques coupures de presses que le jeune homme s'est mis à lire ces derniers temps et les paroles que Nathalie laisse parfois échapper lors de leurs rares conversations sont éloquentes. En plus de son travail habituel, l'assistante de son père a dû se plier aux consignes que Gabriel Agreste lui faisait parvenir depuis sa prison, prendre des initiatives quand elle se voyait dans l'impossibilité de le joindre, faire bonne figure face à une presse hostile et à des concurrents à l'affut de la moindre faiblesse.
Adrien ne peut s'empêcher de ressentir une brève pointe de culpabilité en songeant qu'il a probablement été un fardeau supplémentaire pour Nathalie. Cette dernière s'est inquiétée de ce qu'il devenait et bien qu'elle n'ait aucune obligation envers lui, elle a toujours mis un point d'honneur à le joindre régulièrement. A prendre de ses nouvelles, à s'assurer de sa bonne santé.
Le jeune homme secoue brièvement la tête pour chasser ces pensées moroses.
Il n'est pas ici pour ressasser le passé, mais pour se tourner vers l'avenir.
Passées les salutations d'usage, Adrien propose à Nathalie de lui commander une boisson. Son interlocutrice décline poliment l'offre, puis tous deux abordent enfin le sujet qui les réunit tous deux à la terrasse de ce café.
- « Mon père essaye de m'appeler toutes les semaines », lance Adrien sans plus de préambule.
- « Je sais », réplique calmement Nathalie.
- « Je n'ai jamais répondu », ajoute-t-il dans un souffle.
- « Je le sais aussi », confirme son interlocutrice avec un bref signe de tête.
- « Je n'ai jamais... Je n'étais pas prêt », soupire Adrien en se passant machinalement la main sur la nuque. « Pendant longtemps, je n'arrivai même pas à écouter ses messages. Ces dernières années ont été... difficiles. Mais je... J'ai envie d'avancer. J'en ai assez de fuir. De le fuir. »
Nathalie le jauge un instant du regard et remonte ses lunettes sur son nez d'un geste mécanique. Pendant un moment, Adrien se demande s'il ne doit pas relancer la conversation, mais l'assistante de son père reprend finalement la parole.
- « Je ne sais pas si cela peut vous consoler, mais les choses ont été difficiles pour lui aussi », lâche-t-elle enfin.
- « La faute à qui ? », rétorque amèrement Adrien.
Nathalie tressaille et aussitôt, Adrien s'en veut pour sa remarque. S'il a des comptes à régler, ce n'est certainement pas avec l'assistante de son père.
- « Pardon », s'excuse-t-il en s'empourprant de gêne. « Vous n'y êtes pour rien. »
- « Votre colère est compréhensible », rétorque Nathalie d'un ton pincé. « Mais vous êtes sa seule famille, Adrien. »
- « Je sais, je sais », élude Adrien avec un soupir agacé. « C'est exactement pour cette raison que les choses sont si compliquées. »
Soudain, le jeune homme se tait. Quelque chose dans les paroles de son interlocutrice l'interpelle. Il réfléchit un instant, prenant le temps d'assimiler ce qu'il vient d'entendre.
- « Vous dites que les choses ont été difficiles pour lui », reprend-il en choisissant précautionneusement ses mots. « Vous n'aviez pas besoin de le préciser. Entre son arrestation, le procès, la prison, c'est évident que ces dernières années n'ont pas été les meilleures de sa vie. Mais là, vous parliez de... de moi ? », conclut-il en jetant un regard interrogateur à Nathalie.
- « Oui », répond-elle simplement.
Adrien se sent soudain la gorge sèche. Le cœur battant à tout rompre, il passe machinalement la main le long de son cou, sans quitter un instant Nathalie du regard.
Son père a vécu des instants difficiles, à cause de lui.
Comme si... Comme s'il comptait à ses yeux.
- « Adrien, votre père... Votre père ne souhaiterait certainement pas que cette conversation se déroule sans lui », poursuit Nathalie, l'arrachant soudain à ses pensées.
- « Nathalie. Qu'est-ce que vous vouliez dire ? », murmure Adrien d'un ton pressant, tout en se penchant instinctivement vers elle. « S'il vous plait. S'il vous plait. J'ai besoin de savoir. »
Face à lui, son interlocutrice laisse échapper un lourd soupir.
- « Votre père tient à vous, Adrien », avoue-t-elle finalement. « Je sais que ça vous parait probablement absurde au vu des circonstances, mais il tient sincèrement à vous. »
- « Il a juste une étrange façon de le montrer », ne peut s'empêcher de répliquer Adrien.
Nathalie hausse un sourcil circonspect, mais semble décidée à ne pas relever la remarque du jeune homme.
- « Pour les besoins de sa société, j'ai été régulièrement en contact avec votre père pendant son incarcération », reprend-elle sentencieusement. « Adrien, il n'avait droit qu'à une visite tous les quinze jours et à un appel téléphonique par semaine. Et absolument tous ses appels étaient pour vous. Sans exception. Et... Nos rendez-vous étaient censés être purement professionnels, mais il n'a jamais cessé d'en profiter pour me demander de vos nouvelles », poursuit-elle après un instant d'hésitation. « Votre père regrette ce qu'il s'est passé, Adrien. Il n'a jamais voulu vous perdre, ni vous blesser. »
Sous le choc, Adrien se cramponne instinctivement à sa chaise.
Comme si ce geste futile allait empêcher le monde de tanguer brusquement autour de lui.
Les paroles de son interlocutrice s'impriment dans sa tête comme une marque au fer rouge, sans qu'il ne parvienne cependant à se convaincre de leur véracité. Adrien sait pourtant pertinemment que Nathalie ne lui mentirait pas sur un sujet d'une telle importance. Mais la révélation qu'elle vient de lui faire le bouleverse tellement qu'il peine encore à l'appréhender.
« Votre père regrette. »
« Il n'a jamais voulu vous blesser. »
Gabriel Agreste tentait bel et bien de le joindre parce qu'il tenait à lui. Pas parce qu'il voulait le sommer de revenir, pas parce qu'il cherchait à s'assurer de la présence de son héritier à la tête de son gigantesque empire.
Juste parce qu'il s'inquiétait pour lui.
Le cœur d'Adrien bat à présent avec autant de force que s'il cherchait à s'arracher de sa poitrine. Le jeune homme se sent touché, ému. Et paradoxalement, il est au bord de la nausée. Dévasté. En colère. Il a tellement, tellement perdu à cause de l'attitude de son père que malgré ce qu'il vient d'apprendre, la rancœur prend le pas sur le soulagement. Dans une autre vie, il aurait été heureux d'apprendre que son père avait de l'affection pour lui. Aujourd'hui, il ne peut s'empêcher de ressentir une nouvelle vague de rage en songeant à tout ce qu'il s'est passé. Tout ce temps perdu, tous ces combats. Tout ce gâchis.
Adrien voudrait être content de ce qu'il vient de découvrir sur les sentiments de son père.
Mais en ce qui concerne cet homme, la haine ne sera définitivement jamais très loin de l'amour.
- « S'il ne voulait pas me faire de mal, il aurait pu s'y prendre d'une autre façon », laisse-t-il finalement échapper avec amertume.
- « Je ne dis pas le contraire », concède Nathalie. « Mais vous devriez lui parler, Adrien. Vous devriez vraiment lui parler. »
De longues heures plus tard, Adrien rentre chez lui avec l'impression d'être passé sous un rouleau compresseur. Sa conversation avec Nathalie était nécessaire, mais elle a réquisitionné toutes ses forces. Le jeune homme se sent à présent vidé de toute énergie. Il se laisse tomber lourdement sur son lit, passe sa main dans ses cheveux et pousse un profond soupir.
Il veut voir son père.
Il ignore ce qu'il ressortira de cette confrontation, ni ce qu'il attend désormais de cet homme en qui il plaçait autrefois tant d'espoirs.
Mais il en a assez de se poser des questions. D'être tourmenté sans cesses par des sentiments plus contradictoires les uns que les autres. D'avoir le cœur écartelé entre rancœur et affection, entre colère et besoin de calme, entre les remords qui l'enchaînent à son passé et son désir de se tourner enfin vers l'avenir.
Adrien veut être en paix.
Pour ça, il a besoin de réponses.
Pour ça, il a besoin de voir son père.
Adrien patiente encore quelques jours. Le temps de remettre de l'ordre dans ses idées, le temps de s'assurer qu'il ne perde pas ce calme auquel il se raccroche désespérément. Ces dernières années ont été bien trop chaotiques pour qu'il veuille prendre le risque de se laisser contrôler de nouveau par ses émotions.
Il a déjà payé bien trop cher son impulsivité.
Alors, Adrien continue de vivre comme si de rien n'était. De se balader dans Paris, de jouer aux jeux vidéos avec Nino, de sortir avec ses amis.
Puis, le lundi suivant, quand son téléphone sonne, il prend une profonde inspiration et presse sur le bouton « Décrocher ».
- « Adrien ? », s'exclame une voix surprise.
Un bref instant, le jeune homme ferme les yeux.
La voix de son père.
- « Adrien ? », répète ce dernier avec incrédulité. « C'est toi ? »
Paupières toujours closes, Adrien déglutit péniblement. Entre ses côtes, son cœur bat à tout rompre. Mais il ne peut pas reculer. Pas maintenant. Pas alors qu'il est désormais déterminé à reprendre sa vie en mains.
- « C'est moi », lâche-il dans un souffle.
Durant un instant, seul le silence lui répond.
- « Adrien. », articule finalement son père d'une voix hésitante. « Je... Je ne pensais pas que tu accepterais de me reparler un jour. Je... »
- « Pas au téléphone », le coupe aussitôt le jeune homme.
Adrien passe une main tremblante dans ses cheveux. Il inspire. Expire. Inspire encore. Lentement, contrôlant désespérément son souffle. Contrôlant ses émotions.
Essayant de ne pas se laisser dévorer par cette fébrilité monstrueuse qui lui semble prête à fondre sur lui à tout instant.
- « Je... J'aimerai qu'on se parle », reprend-il enfin. « Directement. Je veux vous voir. »
Gabriel Agreste marque un nouveau silence.
- « Comme tu veux », répond-il au bout de quelques secondes. « Par contre, tu dois savoir que mes déplacements sont... limités. Je ne pourrai pas me libérer tout de suite. »
Adrien hoche machinalement la tête. Son cœur lui parait au bord de l'explosion, son crâne lui fait mal à en hurler.
Il veut raccrocher.
Il veut poursuivre cette conversation.
Il veut fuir, il veut se battre.
- « Lundi prochain, c'est possible ? », reprend-il d'une voix dont il réussit miraculeusement à maitriser le tremblement. « A 15 heures ? »
- « Je pense que oui », réplique son père avec un calme qui envoie aussitôt un frisson désagréable dans la colonne vertébrale d'Adrien. « Je te ferai savoir si ce n'est pas le cas. »
- « Ok. Je vous enverrai l'adresse », souffle-t-il avant de raccrocher brusquement.
Poing serré autour de son téléphone, le jeune homme fait un pas en arrière. Puis un autre, et encore un autre, jusqu'à ce que son dos heurte le mur de sa chambre. Il se laisse doucement glisser au sol, ses jambes tremblantes refusant de le porter plus longtemps. Son corps entier est parcouru de violents frissons, son estomac se tord, et une douleur sourde pulse à présent sous son crâne.
En lui, de violentes émotions gonflent, s'écrasent les unes contre les autres, se combattent et s'entremêlent, au point que le jeune homme serait bien incapable de dire ce qu'il ressent.
Adrien se passe une main lasse sur son visage et soudain, un rire nerveux s'échappe de ses lèvres.
Prendre rendez-vous pour discuter avec son père, voilà qui lui rappelle bien des souvenirs.
Le lundi suivant, Adrien se dirige lentement en direction du café dans lequel il doit retrouver son père. Il a choisi de privilégier la marche aux transports en commun, essayant profiter de l'occasion pour s'aérer un peu l'esprit avant cette confrontation qu'il attend autant qu'il la redoute.
Le jeune homme se force à ralentir le pas, refusant de laisser sa fébrilité dicter sa conduite.
Car fébrile, il l'est, sans le moindre doute. Il n'a pas dormi depuis la veille. Trop nerveux, trop tendu pour réussir à trouver le sommeil. Peut-être aurait-il dû appeler Nino, ou Chloé, ou les deux à la fois. Il aurait pu discuter avec eux, quérir leurs conseils, puiser des forces dans leur soutien indéfectible.
Mais un stupide orgueil l'en a empêché.
Adrien veut affronter son père, et il veut l'affronter seul.
A mesure qu'il approche de l'établissement où il a donné rendez-vous à son célèbre géniteur, Adrien se sent devenir de plus en plus tendu. Sa nervosité est désormais telle qu'elle lui semble être palpable. Il a la sensation de la sentir se glisser sous sa peau, s'enrouler insidieusement autour de ses nerfs pour mieux jouer avec, nouer son estomac jusqu'à lui donner la nausée.
Le jeune homme parcourt les derniers mètres qui le séparent de sa destination dans un état de semi-conscience, comme si son esprit était étrangement dissocié de son corps. A quelque pas de l'entrée du bâtiment, il s'arrête, se passe machinalement les mains sur le visage, prend de longues et profondes inspirations pour calmer les battements de son cœur affolé.
- « Ça va aller », murmure-t-il machinalement. « Ça va aller. »
Puis, serrant rageusement les poings, il reprend sa progression.
Il a toujours le pouls trop rapide et la boule au ventre, mais ces quelques instants de répit qu'il s'est accordé ont malgré tout fait des merveilles. Adrien se sent désormais prêt à faire face à son père et, avançant d'un pas résolu, il pousse la porte de l'établissement.
La journée est belle, l'après-midi bien avancée, et un café aussi bien situé que celui dans lequel se trouve désormais Adrien ne devrait normalement avoir aucun mal à faire le plein de clients. Pourtant, la salle dans laquelle pénètre le jeune homme est étrangement vide.
Non.
Presque vide.
Adrien est arrivé avec une bonne quinzaine de minutes d'avance. Mais à sa grande surprise, Gabriel Agreste est déjà là, attablé au fond de la pièce. Doigts crispés autour la poignée de la porte, le jeune homme se fige.
Puis, il secoue aussitôt la tête de droite à gauche, comme pour se remettre machinalement les idées en place.
Le moment n'est pas venu de reculer. Il n'est plus l'adolescent aveuglé par sa soif d'affection, il n'est plus le jeune homme dévasté par une trahison inimaginable. Il a lutté, mûri. Et à présent, il est déterminé à avancer, quoi qu'il en coûte.
Serrant rageusement les poings, Adrien relève la tête et avance d'un pas déterminé en direction de Gabriel Agreste.
Il traverse la salle sans le quitter un instant du regard et malgré lui, il sent son cœur se serrer. Depuis la dernière fois qu'il a vu son père, ce dernier semble avoir vieilli de dix ans. Ses traits sont tirés, ses yeux creusés de cernes et sa chevelure claire est désormais striée de nombreux cheveux blancs. En revanche, le temps ne semble avoir eu aucune influence sur sa garde-robe. Son père porte sans le moindre doute l'un des costumes impeccablement taillés qu'il affectionnait déjà avant que sa vie ne bascule et ces lunettes sévères qu'il lui a toujours connues.
Un homme vêtu de sombre se tient debout derrière le célèbre styliste, à trois mètres à peine de lui. N'importe qui pourrait croire qu'il s'agit là de l'un de ses gardes du corps, mais Adrien devine que cet inconnu qui ne quitte pas un instant son père du regard n'est autre que l'agent affecté à sa surveillance.
Alors que le jeune homme arrive enfin près de la table à laquelle est assis Gabriel Agreste, ce dernier relève enfin la tête. Après des années de séparation, Adrien se serait presque attendu à ce que son père manifeste un semblant d'émotion.
De la joie. De la honte. Des regrets. N'importe quoi.
Mais manifestement, le célèbre Gabriel Agreste est toujours aussi doué qu'auparavant pour afficher ce sang-froid impeccable qui a tant fait sa réputation. Seule une lueur un peu trop brillante qui luit dans ses yeux trahit le fait que la situation dans laquelle il se trouve sort de l'ordinaire.
A une autre époque, Adrien s'en serait probablement offusqué. Mais aujourd'hui, peu importe. Son père refuse peut-être d'afficher ce qu'il ressent, mais cela ne l'empêchera pas de continuer d'avancer malgré tout.
D'un geste fluide, le jeune homme tire une chaise et s'assied face à son interlocuteur. Il plante son regard dans le sien, croise les mains d'un air faussement désinvolte, et ouvre enfin la bouche.
- « Bonjour, Père. »
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