Épilogue
Anna est seule. Les rayons du soleil de ce mois de juillet 2017 tapent chaudement sur son carré châtain aux quelques mèches grises, et rebondissent sur les deux pierres tombales lui faisant face. Elle a enterré ses parents il y a deux années de cela, à cinquante-cinq ans... et elle a bien l'impression que son visage ovale a gagné d'autres rides depuis.
Marcel et Marie sont morts respectivement en janvier et en septembre. De vieillesse : ils avaient dépassé les quatre-vingt ans, après tout. Mais cela n'apaise pas la douce douleur qui ronge le coffre de la quinquagénaire, alors qu'elle est accroupie dans le cimetière de sa petite ville d'origine, au milieu d'une vague de plaques grises, brunes, ou blanches.
Elle se souvient encore de leur tête lorsqu'elle leur a annoncé en 1984, certes en retard, qu'elle était en couple avec Nathalie. Celle qu'ils avaient tirée en apprenant, trois ans plus tard, qu'elles avaient emménagé ensembles à Lyon, avait été d'autant plus collector. Des énergumènes aussi, au final, pense Anna, la lèvre encore tremblotante.
Depuis combien de temps est-elle accroupie ici, bouquets de fleurs à la main ? On l'attend, derrière le grillage rouillé trouant le vieux mur du lieu. Mais elle pourrait rester là des siècles encore, à se remémorer la première fois que ces cons ont enfin été publiquement démonstratifs envers leur amour respectif. Le jour où Robert est décédé, celui où Bernadette a suivi, les larmes de Marie, son retour de l'enterrement auquel Anna n'a pas assisté, leurs « oui, bravo » lorsqu'elle est devenue professeure à l'université...
Et leur tronche, leur tronche lorsque le mariage homosexuel a été adopté, en 2013 ! Ils n'ont pas toutefois pas eu le beau loisir de voir l'élection d'Emmanuel Macron. Dommage, elle était serrée, se souvient-elle. Elle et Nathalie étaient restées crispées devant leur télévision, alors que France 2 montrait avec sadisme l'évolution du décompte des suffrages du jeune politicien et de Marine Le Pen. Ayant voté blanc, elles ne savaient plus où se mettre.
Non. Arrête ça, Anna. Tu vas encore t'éterniser là quatre heures. Elle souffle un coup, plaque presque ses fleurs là où elles sont destinées à cramer dans les jours suivants, fait un signe de la main à la tombe de ses parents, et repart aussi sec le long du chemin de graviers de l'ossuaire.
Elle doit cligner de l'œil un instant pour discerner les silhouettes recourbées de Nadine et Georges. Quelques mètres plus tard, elle voit leurs touffes blanches spéciales seniors, la moue pseudo-agacée de la vieille dame, et le sourire éternellement peiné de son ami. « C'est bon, on peut y aller ? marmonne-t-elle. C'est pas possible. Les jeunes, de nos jours... »
Courte pause. Elle plisse ses yeux au vert éclairci par l'âge, un sourcil haussé.
« Oh, c'est vrai, tu as plus de cinquante ans, raille-t-elle.
— Cinquante ans, tu dis, songe l'intéressée. Ça fait combien de temps que tu les as dépassés, toi ? »
L'autre lui met un vif coup de coude. « Heureusement que tu n'as pas hérité de ton père, tu en serais encore plus irritante. On se voit une fois par an, tu pourrais être respectueuse envers tes aïeuls. Je suis censée être ta belle-mère. Officieusement. » Anna soupire simplement, et leur indique le chemin dans une amabilité obséquieuse.
« A votre tour, alors.
— Insolente, hein... », murmure Nadine.
Elle ne cache néanmoins pas sa mine déjà peinée, et avance vers la tombe de feu son amante de toute son énergie spectaculaire. Après que l'ancienne professeure les ait observés, elle et Georges, disparaître presque dans la lumière trop vive persistant en ce soir d'été, elle se tourne enfin vers Nathalie. Ses traits se blasent dès qu'elle voit le rictus qui s'étale sur ses lèvres froissées par ses soixante-quatre années, mais tout de même maquillées.
« Elle a raison, glisse-t-elle. Tu te lâches, en ce moment.
— Parle pour toi. Même moi, je t'ai vue te dévergonder, ces derniers temps. La retraite fait enfin son effet ?
— Oh, d'ailleurs, coupe la blonde moins blonde qu'avant. Il va falloir qu'on fête notre trente-septième anniversaire.
— Anniversaire ?
— De couple, Anna. De couple !
— On ne l'a pas fait, les trois dernières fois.
— On peut bien recommencer.
— Mais ce n'est pas aujourd'hui, fait encore remarquer la châtaine.
— On n'est pas aux pièces !
— C'est pour ça, que tu voulais aller au Lumière Rouge ? »
Nathalie acquiesce, toute fière d'elle. « Viens, on va pas rester plantées là ! Quoique, non, attends. Ça va ? » Sa partenaire ne sent qu'à cet instant l'humide sur ses joues légèrement creuses. L'autre sort un mouchoir de son sac à main noir, et l'essuie à sa place. « J'aime pas te voir comme ça, ronchonne-t-elle. Merde, encore... »
Puis, elle lui prend la main, et la traîne derrière elle, jusqu'à leur Picasso toute verdâtre. Le trajet vers cet éternel bar reste toujours aussi singulier. Revenir dans ce bourg, auquel ont été ajoutés quelques HLM, leur ficherait presque un mal de crâne.
« Eh, Anna, balaie pourtant Nathalie. Le chat que j'ai vu sur Leboncoin, tu ne veux vraiment pas l'adopter ?
— On en a déjà eu trois.
— Que trois, en trente ans de vie commune ! Un tous les dix ans !
— On peut adopter un chien, à la place, réplique son amante.
— C'est mignon, les chiens, mais il faut beaucoup s'en occuper.
— Tu es à la retraite depuis deux ans, pourtant.
— Je veux un chat », siffle Nathalie.
Anna croise les bras sur son ventre encore musclé. Et voici qu'elles se contrarient encore. « Je ne... », s'apprête-t-elle à dire ; mais son téléphone a vibré avant qu'elle ne termine sa phrase. Elle le sort de la poche de sa longue robe flottante, et déverrouille son écran tactile.
La technologie évolue trop vite, pense-t-elle encore, mais je suis bien contente de l'avoir quand même. D'autant plus lorsqu'elle voit le message de Gigi. « Je vous attends au bar.) », a-t-il sobrement écrit. Il semble avoir tenté de mettre un smiley, mais cela s'avère vain. Je lui ferai un... tuto en arrivant.
Et cela ne dure pas longtemps. « Alors, ce chat ? » répète Nathalie en descendant de la voiture. Anna l'imite, et pose ses prunelles ciel sur la devanture du bistrot. Lumière Rouge est toujours indiqué en rouge. Ils en ont conservé le bois et la vieille pierre. L'intérieur également n'a pas bougé. Ils ont refusé d'ajouter une télévision ; il paraît même que cela faisait partie des derniers vœux de l'ancienne serveuse du lieu.
« ... On demandera à Gigi », marmonne Anna. Elle remet son carré en place, et franchit sans une once d'angoisse la porte du bar. Oui, ses vinyles ne se sont pas enfuis. Rien n'a changé. Elle en est soufflée, et Nathalie en profite pour lui voler un bisou. « Gigi est là-bas », montre-t-elle ensuite.
Le bougre est en effet assis plus loin, une grenadine en face. Sa face anguleuse, toujours pâle, étrangement exemptée de débuts de gerçures, est enfin soutenue par un début de barbe noire. Il a commencé sa transition dès qu'il en a eu l'occasion. Ses iris émeraude s'illuminent dès qu'il les voit entrer. Il leur fait un signe de la main dans un grand sourire. Sourire bien plus lumineux qu'au début de sa majorité.
« Ça va bien ? demande-t-il dès qu'elles prennent place côte à côte.
— Plutôt, assure Anna.
— Ça pourrait aller, jette Nathalie, si elle acceptait ce fichu chat ! Regarde ! »
Et elle lui met son portable sous le nez, pour montrer le matou que la châtaine n'a toujours pas pu voir. « Il est mignon. Anna, accepte-le. » Celle-ci fronce le nez.
« Vous n'allez pas vous allier.
— Pourquoi pas ?
— Ça serait une première, déjà...
— Il faut bien que les choses évoluent.
— On a eu assez d'évolution, j'aimerais me reposer un peu !
— Ouah, murmure Gigi, elle parle comme son père. »
L'ancienne professeure de lycée jette un œil soucieux à Anna. Celle-ci hausse les épaules.
« Désolée, dans ce cas.
— Je me souviens de sa tête lorsque je l'ai vu pour la première fois, songe Gigi. Tu sais, quand j'ai été suivi par cet homme. Rassure-toi, tu ne lui ressembles pas trop. Mais tu as changé.
— Toi aussi, réplique-t-elle.
— Et j'en suis bien content, tiens ! On évolue tous. Enfin, on risque de stagner, maintenant.
— Je ne sais pas, soupire Nathalie. Plus les jours passent, moins je la supporte.
— Tiens donc, grogne Anna. De la part de celle qui insiste pour un matou, alors qu'elle ne le faisait pas avant... »
L'intéressée comme le punk se mettent à rire. Et pourtant, les choses se calment vite. Tous les trois observent les environs, dans cette même mélancolie un peu, juste un peu douloureuse. Peu de personnes traîne sur son dernier appareil technologique. On cause, on lit le journal, on reste assis au comptoir...
Tout comme plus de trois décennies auparavant, depuis qu'ils ont gagné contre la mairie et son propriétaire. Un couple d'adolescentes se câline même sans se cacher. Anna relève la tête, et jette une oeillade à Nathalie. Celle-ci la lui rend : et elles s'étudient encore, enfermées dans leur bulle, comme ces soirs où elles s'étaient vues ici.
Il s'en étaient passées, des choses, même après la libération de ce bistrot et l'obtention de son diplôme. Cela a certes évolué, au fil du temps. Mais le Lumière Rouge..., songe Anna. Elle prend la main de sa compagne, et lâche un petit « tu as gagné » peu assumé ; l'autre l'embrasse dans une tendresse ayant perdu sa timidité depuis des années déjà.
Le Lumière Rouge, il restera le même.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top