Chapitre 5

Trois jours sont passés. Anna est allongée sur son lit. Dehors, il fait complètement noir : cela fait si longtemps qu'elle fixe son plafond qu'elle a peur de regarder son réveil. Elle fait l'étoile de mer depuis au moins deux heures. Ses yeux sont pourtant lourds, mais la terreur de s'endormir est plus forte.

Trois jours sont passés, avec leurs deux nuits qui ne l'ont pas épargnée de leurs rêves hypnotiques. C'est toujours la même chose : elle se retrouve chez le disquaire, face au rayon rock, et deux mains douces se posent sur sa taille. Elle se retourne sur un visage très familier, encadré d'un carré blond élégant. Les lèvres de la femme s'approchent alors près, si près...

Et elle se réveille. Elle aurait reconnu l'individu entre mille : ce n'est ni plus ni moins que Madame Lenoix. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Alice est désormais bien loin de son cœur. Elle se retourne sur le ventre et fourre sa tête dans son oreiller, morte de honte. Et demain, j'ai italien... Comment vais-je la regarder en face ?!

Elle a naïvement cru que ces étranges songes allaient s'évaporer. Mais plus elle se démène avec, plus ils deviennent réalistes. Et cette bouche, toujours rouge... Comment ne pourrait-elle pas en tomber amoureuse ? Elle grogne. Ses joues sont brûlantes, elle se sent.

Elle se décide finalement à allumer sa lumière. Un livre trône sur sa table de chevet : elle tente de se replonger dans l'univers métallique et industrialisé des Cinq Cent Millions de la Bégum. Elle aime assez le style de Jules Vernes, mais ce soir-là, la fatigue a raison d'elle. Les lettres noires se mélangent au blanc des pages : incapable de lutter, elle s'endort sans même s'en rendre compte.

Son réveil sonne alors sans pitié. Elle sursaute, et manque de tomber de son lit moelleux. Mais ça fait cinq minutes que... Ah, sept heures. Elle grogne, et se redresse avec difficulté. Tout son corps est engourdi par la fatigue. C'est au prix d'un effort surhumain qu'elle parvient à se mettre debout et à enfiler ses chaussons.

Le plus vite sa toilette sera expédiée, le plus facile il sera de se mettre en route pour le lycée. Les escaliers grinçants, le couloir aux tapisseries fleuries et la petite cuisine envahie par les informations matinales passent devant ses yeux comme autant de détails insignifiants.

Cette nuit, elle n'a pas rêvé. Mais alors qu'elle devrait être soulagée, la déception lui mord doucement le cœur. Même le goût de son habituel fromage blanc fermier lui paraît fade.

Et plus que ça, les engrenages de sa routine matinale sont rouillés. Le baiser qu'échangent chastement ses parents lorsqu'ils se passent le journal est rassis ; la voix du présentateur radio se fait aigre ; le tic-tac de leur pendule traînasse abominablement. Tout est sombre, nécrosé, pourri.

Les pieds d'Anna la mènent d'eux-mêmes en face du miroir de sa salle de bain. Elle aurait aimé pouvoir ne fixer que le carrelage aux motifs de vieux marron, ou les sanitaires légèrement rosés, mais c'est son visage qui lui attire l'œil. Des traits tirés, des longs cheveux en bataille, un regard bleu qui a perdu son éclat...

Depuis quand est-ce que je ressemble à ça ? La colère s'empare lentement d'elle. D'où vient cette vision désenchantée du monde ? L'amour rend fou. Elle pose ses mains sur son évier. L'amour rend fou, mais ce sont, plus que tout, les femmes qui la font chavirer.

Et alors ? Où est le problème ? Elle plonge ses yeux dans ceux de son reflet. Elle sonde sa propre âme. Elle fait des tours et des détours, zigzague entre les tiroirs poussiéreux de sa mémoire, inspecte chaque recoin. Il n'y a aucune faille. Rien ne semble clocher.

Et puis merde ! Elle saisit avec rage sa brosse à cheveux. C'est pas moi qui ai choisi d'aimer une foutue prof. L'objet se coince dans un nœud : l'éclair de douleur qui suit lui arrache un gémissement. Elle continue tout de même.

Elle veut tout remettre en ordre. Elle veut retrouver l'expression tranquille qui lui collait toujours au visage avant que les tourments de l'adolescence ne l'assaillent, et effacer chaque cerne, chaque bouton qui se mettrait en travers de son chemin. Elle veut éradiquer les traces que la fatigue installée lors des dernières nuits a salement laissées sur sa peau. Et, plus que tout, elle voudrait oublier.

Mais cela n'est plus possible.

Elle le sait, elle a franchi cette fameuse limite qui sépare l'intérêt de l'amour. Elle s'est laissée embarquée par ce sourire grenat, et n'a même pas tenté de résister. Il est trop tard : elle n'a plus qu'à faire face à son adversaire, et à se battre. Ses poings sont déjà dressés, ils savent comment s'y prendre.

Elle sort de sa salle de bain avec détermination. Son cœur souhaite sélectionner son meilleur jean délavé ? Grand bien lui fasse. Il voudrait nouer cette crinière châtain en une queue-de-cheval révélatrice ? Qu'il s'y applique. L'ennemi est plus fort qu'elle, elle doit y aller avec stratégie. Elle doit avoir son coffre à l'usure.

Elle sort enfin. Le froid ne l'arrête pas, pas plus que la pluie. Ce matin est noir, comme tous les matins de décembre. Bientôt, la neige devrait se déposer doucement sur le sol glacé. Mais rien ne fait plus peur à Anna : elle est prête à affronter chaque nouveau défi qui oserait se présenter à elle.

Elle arrive aux grilles blanches. Elle repère distraitement la longue chevelure noire de JB. Un t-shirt Molly Hatchet ? Pas mal... Après un instant d'hésitation, elle s'avance vers lui pour lui dire bonjour. Une petite personne blonde lui coupe alors le passage. Ses pieds s'emmêlent, elle tombe à genoux.

« Anna ! Excuse-moi, tu vas bien ? » Une main douce se pose sur son épaule, et un parfum légèrement acidulé envahit ses narines. Elle se tourne vers sa professeure. Leurs regards se croisent : son cœur rate un battement. Elle est hypnotisée.

Le temps ralentit, et les sons se font de plus en plus lointains. Une bulle s'est formée autour d'elles. L'élève le sait, l'autre comprend tout à fait ce qu'il se passe. Mais elle a beau lutter, elle ne peut plus se détourner de ce visage fin et élégant, et de ces lèvres rouges dont elle a trop rêvé.

C'est à Madame Lenoix de briser le contact. Elle l'aide rapidement à se relever, et part aussitôt. Jean-Bastien s'approche, l'air inquiet : la jeune fille n'arrive pas même à lui adresser un sourire. A bout de souffle, elle serre les dents, et porte une main à son coffre.

C'est un K-O.

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