Chapitre 48

Vaste salle silencieuse. Bureaux boisés, chaises grinçantes, murs blancs, tableau d'ardoise. Autour d'Anna, chaque élève se tait, griffonne... et c'est tout ce qu'elle a le droit de percevoir. Ils font face à leur sujet de mathématiques, en ce joli jour ensoleillé de juin. Les rayons vifs de ce début d'été s'amusent à chauffer les longs cheveux de l'adolescente, dont les yeux observent avec angoisse les exercices qu'elle doit réussir.

Toutefois, son coeur bat si vite, ses mains suent tant, que son cerveau se vide peu à peu des connaissances qu'elle a acquises durant ses longues heures de révisions.

Non. « On considère l'entier naturel A qui s'écrit /1x416 dans le système de numération de base sept », lui demande-t-on. C'est le premier énoncé, et je suis déjà paumée ?! « 1. Déterminer x pour que a. A soit divisible par six; b. A soit divisible par cinq. En déduire qu'il existe x tel que A soit divisible par trente. », continue-t-on. Cruels. Ils sont cruels. Peut-être que je peux... Elle fait nerveusement tourner son stylo entre ses doigts, les dents serrées. Simplement... revenir dessus plus tard... Et que les autres seront plus accessibles...

Et elle baisse son regard sur le prochain problème avec lenteur. Dès qu'elle voit la petitesse de l'énoncé, elle manque de s'étrangler sur place. Deux lignes ? Même pas deux lignes ?! Ses neurones encore éveillés tirent la sonnette d'alarme : ce type de présentation sent mauvais, très mauvais. Elle bloque tant sur sa taille qu'elle ne parvient pas à en lire le contenu.

Elle ne peut pas se décourager si tôt. Il y a potentiellement Madame Lenoix, au bout. Si elle échoue, elle ira aux rattrapages. Si elle les rate encore, elle redoublera, et l'Enfer se déchaînera sur elle sans répit. Je fais quoi ? Je fais quoi, bon sang ?! Elle jette un œil sur la pendule accrochée au mur.

Elle a passé dix minutes à se lancer pour étudier le sujet... lequel l'a ensuite tétanisée durant quinze minutes. Près d'une demi-heure vient d'être perdue à cause de son incapacité. Cette situation est si ridicule qu'elle en rirait jaune. Pourquoi le temps passe-t-il si vite ? Ça ne devrait pas être le contraire, quand on vit un désastre ?!

Non. Il ne faut pas qu'elle se laisse emporter. Même si sa potentielle ancienne enseignante a drastiquement changé son comportement durant la dernière semaine de cours, il n'y a pas qu'elle en jeu. L'université aussi l'appelle. Anna ne sait certes pas ce qu'elle va faire d'une licence de physique, mais qui ne tente rien n'a rien.

Concentre-toi. Elle prend une longue inspiration – et diablement saccadée. Ne panique pas. Elle ferme les yeux, masse ses tempes douloureuses, se retient de se filer deux baffes. Gigi l'a dit, que ça se passera bien. Fais-lui confiance. Gigi l'a dit. Gigi l'a dit...

Et Gigi a toujours raison ! pense-t-elle avec rage.

Alors, la lycéenne raffermit sa prise sur son crayon, et note un joli « Exercice 1 » sur sa copie. Elle se battra. Comme à la boxe. Bien qu'elle n'en ait plus fait depuis bien des semaines, cela doit revenir au même. Auparavant, elle affrontait des types : elle peut bien les associer aux mathématiques ! Quoique, cela reviendrait à les considérer comme ses ennemis, et...

« Et ton baccalauréat, tu as intérêt à l'avoir ! » s'écrie dans sa caboche la voix de Madame Lenoix. Oui. Pardon. Je m'y mets. Elle s'y met. L'équation différentielle qui l'attend, elle la lorgne de pied en cap, le nez et les sourcils froncés au possible. L'échec n'est pas une option, se rabâche-t-elle.

Et la bataille commence.

Elle se positionne face à ses adversaires avec fermeté, les mâchoires contractées. Qui attaquera le premier ? Ils ne bougent pas. Ils restent là, ils attendent. Cependant, ils envahissent son territoire, à elle. Alors, elle lève vivement son stylo, et fonce sur le premier, le plus dangereux.

Celui-ci esquive son assaut sans problème, pour dresser sa propre arme. L'entier naturel A ! reconnaît-elle. Elle le sait, elle le sent, celui-ci ne se laissera pas abattre aussi facilement. Il faut qu'elle y aille avec stratégie. Le temps tourne au ralenti, ses pupilles analysent la moindre ouverture de l'autre. Elle ne lui offrira pas l'occasion de la blesser. Enfin, là, elle repère un point à découvert... et l'agresse illico.

Coups, entailles, esquives. Elle doit faire vite : les heures sont des minutes. Elle se démène, elle assaille chaque faiblesse de son ennemi. Enfin, enfin, il pose un genou à terre, suant et haletant. Il ne lui reste plus beaucoup d'énergie. Mais à l'instant où Anna s'apprête à l'achever, il se lève une dernière fois... et fuit.

Elle n'a pas pu finir ce combat-ci.

Ce n'est néanmoins pas le moment de revenir sur les erreurs du passé. Elle pourra toujours le poursuivre plus tard : derrière elle, bien d'autres l'attendent. Une équation d'un côté, un problème entier de l'autre. Non, c'est une armée... Qui devrait-elle frapper en premier ? La première lui octroiera un peu plus d'endurance. Bien que la jeune fille garde la forme, sa main tremble. Entamer le plus gros morceau, et finir en beauté avec cet ennemi tapi dans l'ombre ?

Elle prend sa décision sans tergiverser, et tourne les talons, les dents serrées. Sur ce champ de bataille-ci, elle ne voit que les silhouettes des vecteurs plantés là. Leurs formes lui sont inconnues. Elle a besoin d'en savoir plus avant, mais cela lui est impossible si elle ne va pas à leur rencontre. Seront-ils pacifistes ? Au vu de la place qu'ils prennent, probablement pas.

Un par un. Anna soupire longuement. Une goutte de sueur glisse sur sa colonne vertébrale. C'est le pouls affolé, l'esprit acéré, qu'elle s'avance vers eux avec prudence. Le premier rang s'éclaire peu à peu. Le groupe est divisé en deux, et forme pourtant un tout. Si elle s'occupe de chacun, elle pourra gagner contre tous.

Et elle s'y applique. Elle glisse entre eux avec plus de subtilité, plante son crayon plus rigoureusement. Ceux-ci, elle ne peut pas les avoir à l'usure, elle y perdrait trop gros. Leur défense est forte, tant et si bien qu'elle doute presque de ses capacités à se sortir intacte de cet affrontement.

L'un d'eux tombe enfin, ses alliés flanchent. La lycéenne marque une pause face à cela. Oui... Anna, c'était évident ! Qu'un maillon se brise, et les autres en trembleront ! Un petit rictus s'étale sur son visage ovale. Enfin, elle aperçoit le bout de cette première étape, de la partie A, de ce premier Enfer peu à peu aveuglé par les rayons de la connaissance et de la maîtrise.

Il bat enfin en retraite, les genoux tremblotants.

Le reste ne mène plus large. Ou Anna vient-elle de regagner un peu de confiance en elle ? Elle ne le sait pas. Et peu importe ! Même torturée par son mal de crâne, elle compte bien sortir de nouveau victorieuse. Si quelques points d'interrogation n'ont pas cédé, elle a l'impression d'avoir secoué assez de monde pour la dernière partie.

Mais elle n'a pas pris en compte les soldats qu'elle n'a pas pu atteindre, et qui rassemblent leurs camarades. Puis, d'autres apparaissent, à sa plus grande horreur.

Je n'ai pas assez d'énergie pour ça... ! La peur la ronge de nouveau. Doit-elle s'en prendre de nouveau aux inconnues ? Elles étaient trop complexes pour elle ! Et le temps... Il n'est pas infini. Combien est-ce qu'il m'en reste ?! Trop peu, voit-elle avec effroi. Elle jette un regard paniqué aux ennemis qui se relèvent.... Et se souvient du troisième adversaire, plus loin.

Je n'aurai pas fini ce problème..., pense-t-elle, le menton bas. Mais toi, l'équation, tu es à moi. Après s'être confrontée à ces vecteurs têtus, ce dernier souci lui semble bien faible. Et il l'est en effet. En réalité, elle le trouve si familier qu'elle en repère les failles sans souci. Elle connaît toutes les étapes pour l'abattre, et les applique sans merci.

Anna savoure la satisfaction suivant ce triomphe total. Désormais, à qui doit-elle s'adresser ? Les nombres qui ont fui, ou les flèflèches plus loin ? Ces dernières vont lui donner du fil à retordre. Elle a déjà le sentiment qu'elle se confrontera à un mur. Alors, à quoi bon ?

Elle plonge donc sur son premier opposant. Elle a besoin de batailler avec son fichu A pendant un instant avant de retrouver ses réflexes. Et cet ensemble... ce filou ! Où s'est-il caché ? Elle cherche, frappe, échoue, cherche, esquive, cherche, trouve. Sa figure s'illumine. Elle prend son stylo à revers, et l'abat une dernière fois.

Deux achevés. Il reste ceux-là... Elle se retourne lentement, les paupières plissées. Ces fonctions-là. C'est décidé. Elle prend ses appuis, et...

« C'est l'heure. Rendez vos copies ! »

Anna est brutalement tirée de ses réflexions. Elle relève illico le menton : sa tête tourne hideusement. Un peu plus, et elle aurait l'impression de s'être prise une autre cuite. Tout est confus, elle reste hagarde, et la réalité s'impose progressivement à elle. Ma copie. Elle l'observe, la nuque douloureuse de s'être trop penchée. Ses lèvres s'entrouvrent avec lenteur.

... Oh.

***

Anna est affalée sur son canapé brun. Ses yeux fixent le mur jaunâtre d'en face sans le voir. Elle entend à peine la télévision, qu'a allumée Marie. Elle et Nadine sont, comme toujours, assises dans la partie salon de leur petite pièce... mais, cette fois-ci, elles encadrent la jeune fille.

« Mais non, tu n'es pas une ratée, répéta sa mère, soucieuse. On verra bien tes résultats.

— Mais les maths..., énonce la lycéenne d'une voix morte. Mes démonstrations étaient bordéliques... Et en histoire, j'ai raté trop d'éléments... Ma dissertation de philosophie n'était pas bien construite, j'ai dû sauter trois questions en biologie, je ne pense pas avoir bien compris le texte d'italien, mon expression écrite d'anglais s'est avérée...

— Tu vas arrêter, oui », jette subitement Marcel.

Elle pose lentement son regard épuisé sur lui. Il vient de prendre place sur un fauteuil, verre de whisky en main. Sa face carrée et son nez large et froncé montrent tout de son agacement. « Tu t'es bien démerdée en sport. Quand t'es revenue de l'anglais, t'as dit que la compréhension écrite était facile. La physique-chimie, t'as tout fait. Je sais pas, j'ai pas de diplôme de ton genre, mais t'exagère, et ça m'énerve. Je peux pas écouter le journal. En bref, tais-toi. »

Sur ce, il boit une gorgée de sa boisson, et plante ses deux pupilles acérées sur son écran cathodique préféré.

Merci du soutien, Papa. Elle passe une main sur son front. Au plafond de poutres brunes de se faire étudier sans intérêt. Puisqu'elle doit se taire, elle ruminera dans son coin. Elle n'a pas le choix, ou ce bougre sera désagréable : c'est donc sa meilleure option. Un cauchemar, pense-t-elle...

« Marcel, tu exagères, lance toutefois la blonde.

— Elle n'a pas tort..., songe Georges.

— Tu t'y mets aussi ?! »

La face triangulaire du rouquin affiche une mine un poil contrariée. « Oui, je m'y mets aussi. Ta fille est stressée comme pas deux. » Marcel lève la main, d'autant plus renfrogné qu'avant.

« Si c'est comme ça, occupe-t'en. Tu as pu entrer en études supérieures.

— Ce n'est pas mon enfant, réplique le plus jeune.

— Ah, oui. Seulement ta belle-fille. »

Lourd silence. Tous le dévisagent, la bouche béante, l'œil rond. Il finit par serrer les dents.

« Quoi, encore ?! éructe-t-il. Foutez-moi la paix, à la fin !

— Tu viens de dire..., souffle une Nadine fascinée.

— En effet, il vient de dire, confirma Georges, tout aussi éberlué.

— Et merde, peu importe ! Je vais tondre la pelouse ! »

Et il part comme une tornade, sans même penser à prendre les clefs du garage. « Ça... c'était inattendu », soupire le quinquagénaire. Il étudie un instant le verre à demi vide de son amant, et prend sa place. La confusion d'Anna est telle qu'elle ne ressent plus l'ombre d'un stress lorsqu'il pose ses iris noisette sur elle. Son calme olympien est d'autant plus perturbant.

« Beaucoup de lycéens angoissent, au bout de leurs épreuves... Et c'est tout à fait compréhensible. C'est vos premiers gros examens, sourit-il. Et, Anna, je ne pense pas que tu aies grand-chose à craindre. Il te faut plus de dix de moyenne pour l'obtenir. Certes, on ne sait jamais comment les choses vont tourner, mais je pense sincèrement que tu atteindras ce dix-là. Aie foi en toi, en attendant les résultats... même si c'est plus facile à dire qu'à faire... Je n'en menais pas large non plus », murmure-t-il.

Il frotte son menton à fossette. « Enfin, lorsque tu enteras à l'université en septembre, tu m'en donneras des nouvelles ! »

Sa phrase sonne comme une évidence. Son ton compréhensif, son visage apaisé, tout la pousse à se calmer un peu, juste un peu. Elle finit par acquiescer, et serrer les poings sur son jean. A côté d'elle, Marie esquisse un mouvement. « Eh bien... », hésite-t-elle. Sa fille l'entend déglutir : puis, au bout de quelques secondes, elle lui caresse les cheveux, un petit sourire aux lèvres.

« Ton père a beau fuir comme ça... On sera deux à être fiers de toi.

— Quatre, la corrige Nadine.

— Un point pour elle, approuve Georges.

— Oui, oui, quatre... Mais... »

Et le téléphone sonne, la coupant net dans sa phrase. Elle se détache d'Anna, et se dirige vers l'appareil dans une surprise explicite. « Qui appelle, à vingt heures... ? » Elle décroche, adossée contre le papier peint fleuri.

Il n'y a que la lampe jaunâtre du plafond pour éclairer son visage curieux... puis très irrité. Anna entrouvre les lèvres sous la stupeur. Quelle mouche les pique ?! C'est l'une des premières fois qu'elle voit sa mère pincer la bouche, et froncer sévèrement ses sourcils poivre et sel.

« Non, Robert », siffle-t-elle. Le coeur de la plus jeune rate un battement, la blonde se raidit illico, Georges plisse les paupières ace méfiance. « Vous aurez beau essayer... Non, toujours pas. »

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