Chapitre 45

Anna a bien dû observer son propre visage durant une demi-heure. Il était toujours ovale. Elle avait toujours ce nez un peu long et pointu. Son menton était toujours triangulaire ; ses prunelles, toujours bleues ; ses mèches châtaines...

Toujours raides.

Elle a longuement hésité à les ramasser en queue-de-cheval. Il fait chaud, là-dehors, après tout. Ou plutôt doux, puisque le soir pointe le bout de son nez. Alors, elle a opté pour cette option. Désormais, elle marche droit vers le Lumière Rouge. La gorge nouée, le coeur serré, aveugle à l'allée encadrée de maisons grises ou blanches dans lesquelles s'impriment parfois des devantures. Boulangerie, tabac-presse, magasin de vêtements... Disquaire, également.

Toujours est-il que le ciel tourne au rosé, et que la jeune fille se retrouve là, la figure complètement dégagé, face à cette porte de bois insupportable. Sa poignée de ferraille est-elle toujours froide ? Même de là, elle entend les guitares lourdes ou aiguës envahissant la salle dans laquelle elle va se retrouver, et les discussions de ses clients : cette ambiance n'a pas changé.

Madame Lenoix est probablement déjà arrivée. Oh, merde, à la fin !

Elle prend une longue inspiration, et ouvre ce pauvre battant comme si elle se jetait dans de l'eau glacée. Et pourtant, une chaleur désormais familière entoure les poteaux et les tables et le comptoir et les groupes bavards disséminés par-ci par-là. Le raffut qu'elle a perçu la frappe. Elle y est habituée.

Ses iris tant tremblants que pressés ne font plus que de scruter les touffes de ce beau monde. Où se trouve ce carré doré ? Les mains de l'adolescente suent déjà. La dernière fois qu'elle et sa professeure s'étaient croisées ici, ça avait été quelque chose. Un câlinou, des cris apeurés et indignés, une fuite fébrile, trois jours très désagréables, et une discussion plutôt importante avec Madame Lenoix.

Le jour où je me suis mise en couple avec Gigi, aussi. Mais Anna souffle un coup. Cette fois-ci, elle n'a aucune raison d'être nerveuse. Les choses s'améliorent de tous les côtés.

Même si le punk n'a pas voulu qu'elle vienne chez lui ce samedi-ci, cela a été pour une bonne raison : il a besoin de se reposer, après son premier entretien avec son psychologue. Il aura un entretien tous les mercredis, et a promis à la lycéenne que, le week-end suivant, ils allaient se voir pour sûr. Elle s'est sentie soulagée, mais étrangement seule. L'habitude de lui rendre visite, suppose-t-elle, l'estomac un poil lourd.

Elle est aussi parvenue à calmer le rythme effréné de ses révisions pour le baccalauréat, et à s'accorder un repos qu'elle n'avait plus connu depuis des semaines déjà. Elle est moins fatiguée. Ses cernes ont presque décampé. Un bonheur.

Ses grands-parents, eux, ont cessé de les appeler tous les jours. A la place, ils les harcèlent hebdomadairement : la jeune fille a plus que hâte de voir Marcel les rembarrer pour de bon. Lui et Marie ne sont toujours pas à l'aise lorsqu'ils se retrouvent en face d'elle, et cela est peut-être dû à Bernadette et Robert. Mais ça s'arrangera, espère-t-elle. Ça s'arrangera.

« Anna ! » Elle sursaute illico, le coeur battant à tout rompre. Madame Lenoix vient de surgir entre deux gugusses évidemment plus grands qu'elle. Ses yeux bruns – et maquillés, déguisement oblige – pétillent. Elle s'avance, et hausse un sourcil blond et fin de son air éternellement moqueur. « Je ne savais pas où tu étais. Tu as fait l'arbre devant l'entrée pendant combien de temps ? J'ai cru que tu t'étais assise quelque part, moi. »

La jeune fille frotte sa nuque à découvert : un petit sourire s'étale sur ses lèvres.

« Je viens d'arriver, explique-t-elle.

— La porte s'est ouverte il y a cinq minutes.

— Vous surveilliez donc bien cet endroit... »

Son interlocutrice fait la moue. « Oui, certes, d'accord, marmonne-t-elle. Je voulais voir si t'allais bouger. Enfin, on peut aller là-bas. » Elle montre l'un des coins de la salle, tout près de la porte menant au sous-sol. En effet, trois chaises sont libres, et un exemplaire du journal de la semaine a été négligemment laissé là. « Mais avant, je te paye à boire ! Sauf si tu prends de l'alcool. Là, tu pioches dans ton porte-monnaie. On va éviter de me voir te payer autre chose que du soda ! »

Sur ce, elle fait demi-tour, et traîne derrière elle une Anna qui tâte déjà les poches de son large jean. Elle a bien fait de l'accompagner d'un t-shirt. Ici, la température est plus élevée qu'à l'extérieur. Et Madame Lenoix semble avoir réfléchi de la même façon, au vu de son débardeur noir dévoilant ses épaules fines.

Elle lui fraie d'ailleurs un chemin au milieu de tous ces individus. Ils sont nombreux à jeter un coup d'oeil à Anna. Celle-ci baisse le menton... et se souvient que ses mèches ne pourront pas cacher son visage. Elle a tout juste le temps de se maudire avant d'atteindre le comptoir. « Yo, Brigitte ! Pour moi, comme d'habitude. » Cette éternelle serveuse acquiesce, et braque ses yeux gris sur la châtaine. Elle ne prendra jamais sa retraite, ou quoi ?

« Duo exotique. Tu prendras quoi, toi ? » Une bière. Je suis majeure. J'ai assez de place dans les poches de mon pantalon pour loger mon portefeuille. « Une bière. » Madame Lenoix fronce le nez.

« Eh, je voulais t'offrir à boire, moi ! Tu le fais exprès ?

— Non, rigole l'intéressée. Ça sera juste ma première bière.

— Bien, d'accord, superbe, les coupe Brigitte. Laquelle ? »

La plus jeune lui sert un regard confus. Il y en a plusieurs ? Face à son mutisme, l'employée soupire bruyamment. « La blonde la moins alcoolisée, en demi », tranche-t-elle à sa place. Madame Lenoix tapote le crâne de l'élève, faussement compréhensive. « Tu n'as même pas eu le temps de choisir », ironise-t-elle.

Elle est en forme, on dirait.

« Et t'as du pot, elle va te filer la moins chère. Et surtout, je pense qu'elle ne veut pas voir la mascotte de son bar en train de beugler au milieu de la pièce.

— Je ne beuglerais pas ! proteste l'intéressée.

— Ils disent tous ça la première fois, tu sais. Fais-moi confiance, j'en ai vu des vertes et des pas mûres.

— C'est du vécu ? »

Madame Lenoix lui flanque un coup dans le dos. « Ne te moque pas », marmonne-t-elle. Dixit ! « Mais ne t'en fais pas, tu ne finiras pas entamée en ma présence. » Chose promise...

A défaut d'être due. Une heure plus tard, installées sur deux tabourets de bois, elles sont deux à avoir les joues rouges.

« Ouais, il va aller mieux ! s'exclame Anna, l'œil brillant.

— Je suis sûre qu'il ira mieux !

— Je veux dire, y a pas de raison qu'il aille pas mieux.

— Voilà : il ira mieux.

— Pour cet été, ça sera mieux !

— Bien dit ! » se gausse Madame Lenoix.

Elle boit une longue gorgée de sa boisson, et pose sa pinte sur la table avec énergie, manquant presque d'arroser l'hebdomadaire au papier gris. « Et toi, demande-t-elle en souriant, ça va mieux ? » Anna affiche un grand rictus.

« Ouais, ça va mieux !

— Ça se voit ! »

L'enseignante lui tire la joue, un sourire en coin. « T'as plus de couleurs qu'avant ! Je suis contente de voir ça. M'inquiète pour toi depuis le début de l'année, là ! » L'intéressée affiche un air interrogateur.

« Début d'année ?

— Avec ta Alice, là, grogne son interlocutrice. Qui t'a balancée comme une vieille chaussette ! J'y crois pas ! »

Elle abat son poing à côté de son verre. Ses sourcils se froncent au possible. « Je lui aurais bien... je sais pas... » Elle hésite un instant. Puis, son visage s'illumine. « Mise deux heures de colle ! » s'écrie-t-elle. Alice, hein. La lycéenne se souvient de sa face ronde et criblée de taches de rousseur. Et de ses remarques insupportables. L'irritation la ronge un peu, juste un peu.

« Non, tire pas cette mine, débite alors la blonde. T'es tristounette ! C'est pas possible, je dis que des conneries.

— Mais non ! Deux heures de colle... Pourquoi deux, d'ailleurs ? »

Elle s'arrête. « Ah. Je sais pas. Premier mot qui m'est venu à l'esprit. Non, premier chiffre, plutôt. Eh, dans moins de deux mois, ça sera début juillet ! » s'extasie-t-elle alors. Anna en sursaute presque ; l'autre plante deux prunelles lumineuses dans les siennes, et lui sert une expression plus que ravie. « T'auras ton bac', tu sais. »

La plus jeune laisse échapper un long « oh ». Son cerveau, au beau milieu de la chaleur brouillonne qui déforme son environnement, en comprend l'enjeu. Et son coeur s'emballe. « Oui, c'est vrai... », souffle-t-elle.

Quelques secondes, battues par la batterie qui s'affole plus bas. La châtaine voit les traits triangulaires de Madame Lenoix s'attrister lentement. « Pardon, murmure-t-elle. On en avait parlé il y a longtemps... et peut-être que ce n'est plus d'actualité pour toi. Je comprendrais », rit-elle avec nervosité.

Les paupières d'Anna s'écarquillent : elle prend l'autre par les épaules dans l'instant. « Non ! Pas du tout ! se hâte-t-elle. J'ai toujours... je... » Elle déglutit difficilement. Les deux se fixent. Le temps passe. La cadette ne tente pas de l'évaluer. Il n'y a plus qu'elles, ici, dans le coin de cette pièce, derrière bien d'autres personnes.

Dix-sept mai... Et nos épreuves se finissent à la fin de la semaine du deux juin. Nous n'aurons plus italien à partir du vingt-trois. Il reste donc deux cours. A la fin de la semaine prochaine... C'est à la fin de la prochaine semaine qu'elle ne sera plus mon enseignante, et pas après. Car j'aurai mon bac. Je le sais.

« Anna, l'interpelle tout bas Madame Lenoix.

— C'est faux. Il reste sept jours. Deux séances, de révisions. »

La blonde pose sa paume sur l'avant-bras de la tout juste majeure. Sans la repousser. Elle maintient cette distance-ci, plus courte qu'usuellement, plus longue que le vingt-trois décembre. Elle la gratifie d'un sourire vainement confiant, mais le rouge de ses joues ne trompe pas.

« Si tu as ton diplôme.

— Je l'aurai.

— On ne peut pas parier... »

Mutisme. L'adolescente baisse finalement le menton. « C'est vrai. Je suis désolée. » Puis, elle s'apprête à s'écarter, et reprendre sa binouze. Sa vision reste biaisée, le rock diffusé dans le Lumière Rouge peine à pénétrer ses tympans, le temps passe au ralenti. Mais il s'affole dès que Madame Lenoix tourne son visage vers le sien.

« Tu m'énerves, toi ! se plaint-elle entre ses dents serrées. Regarde-moi dans les yeux. Dans les yeux. Ne t'excuse pas, hein ? J'ai aussi calculé, tu sais. On est dans le même bateau. » Elle relève sa petite figure, et s'apprête à ajouter autre chose. Et pourtant, elle se fige, la bouche entrouverte.

La plus jeune aussi a sursauté. Combien de centimètres les séparent, désormais ? Elle ne le sait pas. Qui a l'œil sur elles ? Je ne le sais pas.

Seuls son pouls, son corps, son désir, son souffle palpitants lui parlent. Ses pensées n'ont plus rien à faire ici. Alors, elle se saisit du journal posé sur leur table, cache leurs figures, et passe une main derrière la nuque de Nathalie.

Leurs lèvres s'épousent enfin.

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