Chapitre 44
Ce quelqu'un les ayant accostés dès leur entrée dans le bistrot, Anna et Gigi l'ont rejoint à une table isolée. On chante, on scande, on boit, pour le reste de la foule : mais eux trois sont installés autour d'une petite table carrée. Lui – ou plutôt, elle – a commandé un Coca-Cola, à la grande surprise des lycéens. Eux ont simplement pris une limonade, et cela leur paraissait bien évident.
Et puis, je ne veux pas voir un Gigi bourré. Pas alors qu'il traîne dans cet état !
Il a d'ailleurs été pris de court par la proposition d'Anna. Désormais, il semble ne plus savoir où se mettre. « Je suis passée par là », assure encore Jeanne – originellement Jean. Il acquiesce pour la dixième fois depuis le début de leur conversation. « Mais j'ai presque quarante ans... Alors, c'était très dur. Je n'étais pas comprise, je me cachais constamment. J'ai dû apprendre à vivre avec mon corps, et je resterai dedans jusqu'à ma mort. Mais aujourd'hui, les choses ont changé, pour vous, les jeunes ! »
Elle ouvre grand les bras. « Regarde. Voici ce qu'on appelle une safe place. Ici, tu peux être qui tu veux. Et tu l'as même sauvée, avec ton amie. Enfin... » Elle prend une petite gorgée de son soda, comme pour en savourer la moindre goutte. « Je pense quand même que tu as besoin de plus que ça. »
Le punk se raidit légèrement. Anna, elle, garde un œil soucieux sur lui. Il ne semble pas récalcitrant. Cependant, il reste passif. Je ne peux pas espérer trop d'un coup. Je le sais... « Je connais une association pro-LGBT sur Lyon, le Groupe de Libération Homosexuel, notamment soutenue par une poignée de psychologues libéraux très ouverts sur la question. »
Les yeux verts du garçon s'écarquillent.
« Non ! se précipite-t-il. Je n'ai pas besoin d'aller jusque-là ! Mon cas... je veux dire... ce n'est pas grave...
— Ta vie est en danger, tranche son interlocutrice. Si ta copine était dans ta situation, tu ferais pareil qu'elle, non ? »
Il ouvre la bouche, mais aucun son n'en sort. Il semble battre en retraite. En réalité, il va jusqu'à hocher la tête, puis étudier ses genoux frêles.
« Je peux te donner les coordonnées de cette organisation. Je te le promets, ils sont doux comme des agneaux ! Les professionnels qu'ils connaissent se trouvent certes à Vienne...
— C'est à quarante minutes de route, gémit-il. Et... le coût des consultations...
— Non, non, l'arrête sévèrement Jeanne. Si tu ne peux pas les payer, ils couvriront une partie des frais.
— Mes parents ne voudront peut-être pas conduire aussi loin...
— Ne te moque pas de moi ! Je les connais, Roger et Colette. Ils t'aiment. »
L'intéressé serre les dents à s'en rougir les joues. Et les yeux en prime : ils tournent de nouveau à l'humide. La figure rectangulaire de Jeanne s'adoucit. « Allons, allons, murmure-t-elle en lui tapotant la tête. Tout ira bien, je te le promets. Parole de trans', haha ! » Par miracle, elle réussit à lui arracher un sourire. Anna se retient de soupirer sous le soulagement. Voici d'excellentes nouvelles qu'elle pourra rapporter à Madame Lenoix.
« Alors, je vais te les chercher, ces contacts ? » reprend vivement la quasi-quadragénaire. Quelques secondes d'hésitation. Puis, le noiraud acquiesce faiblement. « Parfait. Ne bougez pas de là, vous deux. » Et elle se dirige droit vers... Paul, reconnaît Anna à sa touffe blonde et ses jambes un peu rondouillardes. Paul, vraiment ? Alors, où est Théodore ? Pas en vue, en tout cas.
Elle ne demande pas même ce que le gugusse a à faire avec l'association en question. Il squatte certes la salle tant de jeu qu'administrative... Et certains papiers doivent être en lien avec cette organisation dont Jeanne parle. Sa conjecture s'en voit presque confirmée, lorsque Paul acquiesce, et grimpe à l'étage, son visage rond tout concentré.
« Anna », énonce alors Gigi d'une voix plate. L'intéressée se tourne vers lui : lorsqu'elle voit que ses traits anguleux se sont assombris, elle déglutit avec malaise. « Tu ne m'as emmené ici que pour ça... non ? Pour que je trouve de l'aide autre part qu'auprès de toi. Est-ce que je pèse sur toi, au final... ? »
La châtaine inspire profondément. Subitement, la chaise de bois qu'elle occupe lui paraît trop raide, trop branlante. « Non. Je voulais vraiment qu'on aille ici, ensemble. » Mais la mine de son interlocuteur ne change pas. Anna pince les lèvres, et passe un bras sur ses épaules. « Eh, tu remets ma parole en doute, maintenant ? » le taquine-t-elle.
Mauvaise idée : Gigi serre les dents, et laisse sa mèche noire cacher sa face. « Pardon... » Bon sang. Le coeur de l'adolescente se serre sous la frustration. Ne pas mentir. Ne pas faire semblant. Je ne me reposerai plus là-dessus. Elle inspire un coup, et remonte le menton de son ami, pour planter ses yeux dans les siens.
« Je ne peux pas t'aider seule, tranche-t-elle. Je ne peux pas, à mon échelle, te sortir de là. C'est car je tiens à toi que je t'accompagne dans ce nouveau chemin que tu vas prendre. Des professionnels seront bien plus compétents que moi.
— Je suis...
— Mais je ne te laisserai jamais », le coupe-t-elle.
Les paupières de l'autre s'écarquillent. « Je fais ça car je veux que tu ailles mieux. Et puis, à quoi ça sert, de te proposer ces solutions, si c'est pour me barrer juste après ? Ne t'en veux pas car tu ne peux pas prévoir mes actions maléfiques ! » sourit-elle.
Puis, elle scrute l'expression de Gigi. Laquelle s'ouvre de nouveau.
« Certes, rit-il avec faiblesse. Et, comme a dit Jeanne, j'aurais fait pareil...
— T'as tout compris ! »
A peine a-t-elle le temps de le décoiffer que la trentenaire revient avec un papier. « Là ! s'exclame-t-elle. Numéro de téléphone, adresse... Toi et tes parents pouvez les contacter par le moyen que vous préférez. » Sa figure carrée et barbue montre tout de son espoir et de son assurance. Le punk se détache de l'emprise d'Anna, et se saisit de la feuille. Puis, il acquiesce.
Son amie et leur interlocutrice d'un soir échangent un regard bien plus léger qu'à leur rencontre. On dirait bien que les choses vont changer...
« Merci beaucoup, souffle Gigi.
— Aucun problème ! Et, mon gars, voici mon numéro en prime. En bas de la page, là. Si t'as un problème, on peut se revoir ici, et en parler. Même outre ça, boire de nouveau un soda avec vous sera un plaisir ! »
Les deux lycéens hochent la tête : et la plus âgée de s'asseoir de nouveau en face d'eux, toute ravie. « Voir de jeunes têtes ici, ça fait du bien. Surtout lorsqu'elles ont fait tourner la roue en faveur de nos droits ! Vous êtes vraiment de sacrés énergumènes, vous. Alors, qu'est-ce que vous faites, dans la vie ? Lycée ? Je me demande il a évolué, tiens... J'y étais ! »
Et la discussion de continuer avec d'autant plus de fluidité. On a une nouvelle alliée..., pense Anna, le coeur heureux. Et, bientôt, bien d'autres. Courage, Gigi. Je ne te laisserai pas tomber.
***
« Anna, je... Je suis beaucoup trop stressé ! » débite Gigi au téléphone. Deux semaines se sont écoulées, la mi-mai a pointé le bout de son nez, la jeune fille n'attend que l'obtention de son baccalauréat, et son ami a trouvé le courage de contacter cette belle association.
Ses parents ont certes un peu insisté. Et elle aussi. Et Jeanne également. Mais au moins a-t-il fait un grand pas... et va-t-il rencontrer un psychologue une heure trente plus tard, à Vienne, pour la première fois de sa vie.
Elle peut comprendre son angoisse. Elle ne se serait pas sentie bien plus à l'aise, à sa place. Cependant, les bougres ont bien dit que ce professionnel était doux comme un agneau ! Ses doigts se serrent un peu plus sur le combiné jaune que tient la lycéenne.
« Souviens-toi donc de ce qu'ils t'ont dit, à l'association. Et puis, ton rendez-vous est pris, tu ne vas pas battre en retraite maintenant !
— J'ai jamais dit que j'étais courageux..., gémit-il. Et s'il dit que j'exagère ? S'il me met à la porte ? Je ferai quoi, moi ?!
— Tu vois, que tu veux y aller, fait remarquer Anna. Sinon, tu n'aurais pas peur qu'il te jette, n'est-ce pas ? »
Silence – du moins, si elle ne compte pas les bruits parasites de la ligne, la fichue voix de France Gall au transistor, et Nadine et Marie causant d'elle-ne-sait-quoi.
« Eh, tu m'énerves, bougonne Gigi. Tu creuses un peu trop...
— Ne me dis pas que j'ai tort », rétorque-t-elle.
L'autre se renfrogne. Elle l'entend, à son grognement.
« D'accord, peut-être que tu as un peu raison. Mais ça va pas m'aider à me calmer !
— Bois une tisane.
— C'est pour les grands-mères, ça !
— Bois de l'eau ?
— Ne te fiche pas de moi.
— Fais-toi un chocolat chaud, alors !
— Mais on est au printemps, c'est pas la saison ! »
Elle ne retient pas son sourire. Au moins le ton du punk est-il plus énergique qu'usuellement.
« Et je pars dans trente minutes... Non, quinze... Papa, pourquoi tu prends déjà les clefs de la voiture ?! » La voix de Roger, Anna la perçoit à peine, mais devine bien qu'il compte se mettre en route de suite, avant que son fils ne fasse définitivement demi-tour.
« Je... je vais déjà devoir raccrocher..., bredouille le jeune garçon. Anna, je fais quoi ?!
— Tu raccroches, lui conseille-t-elle, taquine.
— Mais... !
— Je te le dis, reprend-elle plus doucement, tu verras en arrivant. Et je suis certaine que ça se passera bien. Jeanne et les personnes que tu as contactées l'ont dit, qu'il n'y avait absolument rien à craindre. Fais-nous confiance, hein ? »
Quelques secondes. « Si tu as tort..., s'étrangle-t-il. Tu me devras une limonade. » Au moins, il compte revenir entier.
« Je dois manifestement y aller. A... à plus tard, si on ne m'achève pas en route.
— Quiconque tentera de faire ça aura droit à un uppercut ! assure-t-elle.
— Je compte sur tes talents de boxe, alors...
— Tu peux, tu peux. A plus tard, Gigi, et bon courage.
— ... Oui. Merci. »
Et il raccroche. On dirait que Roger l'a un peu pressé... Au fond, elle espère que Gigi rentrera avec le sourire, et de l'espoir en prime. Il n'y a pas de raison que cet entretien tourne au vinaigre, après tout. Elle en est certaine. Elle se tourne vers son salon à la tapisserie qu'elle commence à trouver hideuse. Elle n'entend pas les tic-tac de l'horloge, tant l'image de deux fauteuils clichés, face à face, s'impose dans son esprit, et...
« Tu es pâlotte, Anna », l'interpelle Marie. Elle redresse brutalement la tête. Pour une fois, le visage ridé de sa mère, encadré par ses mèches sèches au corbeau dévoré par le blanc de son début de vieillesse, paraît assuré. Les yeux verts de Nadine crient sa fierté. La mère Martin a évolué, et a même renvoyé balader Robert et Bernadette. Une première.
« Pâlotte... vraiment ? rit-elle avec nervosité.
— Tu avais Ginette au téléphone, c'est ça ? lui demande sa mère. Tu nous as dit qu'elle allait à son rendez-vous...
— Gigi, il », soupire la plus jeune.
Elle n'insiste toutefois pas. Cela ne mènerait à rien, pense-t-elle... « Pardon. J'oublie. » ... pour basculer dans une confusion subite. Elle regarde de nouveau la quinquagénaire, la gorge nouée. Ses iris sombres, elle ne sait pas ce qu'ils reflètent.
« Oui, il y va, confirme la châtaine.
— C'est... une bonne chose.
— N'en veux pas à ta mère, intervient Nadine, elle n'est à l'aise ni avec les coups de déprime, ni avec la transsexualité. Dans tous les cas, c'est normal qu'il soit nerveux. Il s'en sortira bien. »
Anna acquiesce, et observe la poche de son large jean bleu. Dedans, un papier. Dessus, le numéro de Madame Lenoix. Elle l'a bien récupéré dans les Pages Jaunes... Néanmoins, elle ne sait pas comment elle pourrait lui apprendre ces nouvelles sans que Marie et son amante ne sachent qu'elle a sa professeure au bout du fil.
Mais je lui ai dit, que je la tiendrais au courant. Je lui ai déjà parlé lundi... L'appel ne durera que cinq minutes... Si son coeur s'emballe, aucun malaise ne le compresse. Elle veut entendre la voix de son enseignante. Allez. Un, deux... Elle n'attend pas le « trois » pour retourner auprès de la commode sombre sur lequel repose le combiné, et faire tourner son beau disque transparent dans des cliquetis qui ne semblent pas titiller les deux femmes.
Puis, elle porte encore le téléphone à son oreille, et expire longuement. Une sonnerie grave. Une autre. Des grésillements : Anna en sursaute, mais ils ne laissent la place qu'à une troisième note. Elle a bien cru que Madame Lenoix avait décroché, et...
« Oui, allô ? » L'adolescente manque la crise cardiaque. Le ton curieux de la blonde lui filerait un infarctus. Comment lui causer sans se faire griller ? Elle déglutit, et ouvre enfin la bouche.
« C'est Anna. Gigi est parti à... » A ? A quoi ?! Son cerveau cherche mille dérives, mais sa propriétaire finit par plaquer une main sur son front. Puisqu'elle a mentionné Gigi, il serait d'autant plus suspicieux d'éviter de prononcer le mot « rendez-vous » ou « thérapeute » !
« Anna ? demande sa professeure. Tu m'entends ?
— Oui ! Oui, je... »
Pause. « Je voulais juste... » Vous ? Certainement pas, pense-t-elle, les dents serrées, en jetant un œil à Marie et Nadine. Elles sont censées penser que j'appelle un ami ! « Je voulais juste dire que Gigi est parti à Vienne. »
Quelques échanges plus tard, Anna raccroche, et monte droit dans sa chambre. Elle n'en regarde plus les murs fleuris. Elle ne se focalise que sur son lit, et s'y laisse tomber. Son corps est vidé de toute énergie, mais son coffre est secoué dans tous les sens. Les derniers mots de Madame Lenoix, outre son énergique « à plus tard, Anna ! », envahissent son crâne sans merci.
Et à samedi soir... au Lumière Rouge...
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