Chapitre 42
« Tu viens qu'à cause de mon état, n'est-ce pas ? » « J'arrive même pas à t'apprendre la guitare. » « Je suis désolé, je pèse sur tes loisirs... » « Comment tu veux que je vive dans un corps de meuf ?! » « Je pèse sur toi. » « Je n'en peux plus... » « Je pèse sur tout le monde. » « Je vais devenir fou ! » « Je ne veux plus peser sur quiconque. » « Sortir... ? Non... Je dois rattraper mes cours... »
« Un mort de plus, qu'est-ce que ça change... ? »
Anna est affalée sur une chaise, la tête dans les mains. Le baccalauréat l'attend au tournant. Ce jour-ci est un vendredi. Elle compte réviser le soir même. C'est ce qu'elle fait, après les cours, afin de réserver ses week-ends et ses mercredis après-midi pour Gigi. Elle doit bien rester éveillée jusqu'à vingt-trois heures trente, penchée sur ses feuilles d'exercices, au point où ses parents lui ordonnent de lâcher ses révisions trois minutes.
S'ils s'inquiètent pour elle, elle se fait un sang d'encre pour son ami. Elle devient sourde à leurs remarques, et ne fait plus que de balancer des phrases bateau... que ce soit à eux, ou à Jean-Bastien. Cependant, elle ne peut pas se permettre de s'enliser dans cette passivité face à Gigi. Et pourtant, malgré tout ses efforts, son état ne s'arrange pas.
Et Anna est affalée sur cette chaise, la tête dans les mains. Ses mains, crispées sur ses longs cheveux châtains. Ses longs cheveux châtains, démêlés au possible. Ses yeux bleus et cernés entraperçoivent tout juste la Madame Lenoix se tenant devant elle.
L'heure d'italien est passée, la salle de cours est vide. Elles sont seules. Ce n'est pas l'adolescente qui a demandé à parler à l'enseignante, mais celle-ci qui l'a apostrophée pour « discuter de ses notes ». L'intéressée sait bien que le sujet qu'elles vont aborder n'aura rien à voir avec ses résultats.
« Anna..., souffle Madame Lenoix. Regarde-moi. » Non. Sinon, elle verra que mon état est déplorable... « Que tu es butée, je vois que ton état est déplorable. »
La jeune fille lève la tête sous la stupéfaction. « Est-ce que vous lisez dans mes pensées... ? » laisse-t-elle tomber. A ces mots, Madame Lenoix lui sert ce petit sourire, à l'écarlate teinté de souci. Elle lui ébouriffe rapidement les cheveux, et remet les siens derrière son oreille. La qualité de leur or n'a pas changé d'un poil.
Le pouls d'Anna s'emballe de tout son épuisement. Revoir ce visage familier frôle le rêve. Comment cette seule vision, ce seul contact, parviennent-ils à l'alléger à ce point ? Oh, probablement car j'ai le béguin pour elle, ironise-t-elle en son for intérieur. Cette question triviale laisse la place à la prochaine : pourquoi ne se tourne-t-elle pas vers sa professeure ? Gigi l'influencerait presque, à ne pas vouloir alourdir ses proches.
Mais l'adolescente balaie immédiatement cette idée.
Elle et la plus petite s'étudient un moment. Cette fois-ci, la nuit ne les enveloppe pas. Avril arrive à sa fin, après tout. Même si des nuages obscurcissent le ciel, le duo n'est pas moins exposé à la lumière du jour. L'atmosphère est différente de leurs face-à-face hivernaux. Désormais, elles sont deux à s'entendre sur leur proximité. Il faut bien s'y confronter, à un moment ! Après tout...
« Allô, Anna », lance sa professeure. L'intéressée cligne des paupières, confuse. « Ne me dis pas que tu m'admirais au point d'en devenir sourde ! » Elle rougit illico, et bégaie des esquisses de mots, en vain. « Je disais, reprend la plus âgée, qu'est-ce qu'il se passe ? Crache le morceau, on a tourné autour du pot sur trop de choses. Je m'en lasserais, à force. »
Et me voici coincée. Anna s'accorde avec elle sur ce point. Néanmoins, ce qu'il se passe avec Gigi est trop exotique. Comment mettre cela à plat ? Comment formuler ses angoisses, et les extérioriser sans casser des tables ?
« Je m'en lasserais, à force. » Cette phrase fait écho, dans sa pauvre cervelle. Elle laisse échapper un long soupir, et se courbe de nouveau, les prunelles fixées sur le bois de son bureau. Elle inspire, ouvre la bouche, bloque. Sa gorge se noue. Gigi veut mourir. Je ne sais pas quoi faire. Je veux l'aider, mais j'en suis incapable. J'ai beau... faire de mon mieux...
Et elle n'a qu'à débiter ses pensées, c'est tout ce qu'on lui demande. Elle devrait y être habituée. Non, elle ne l'a plus fait depuis des semaines. Alors, son silence se prolonge. Elle sentirait presque la frustration de Madame Lenoix. Elle s'en veut pour cela. Toutefois...
« Bon, je vais devoir deviner, alors, soupire d'ailleurs l'enseignante. Je connais presque cette expression par coeur. Celle qui se colle à ta tronche depuis je-ne-sais-combien-de-temps. Un truc te ronge, tu ne sais pas comment le formuler, cela n'est pas censé me regarder, et tu est démunie face à la situation dans laquelle tu te trouves. Est-ce que c'est en lien avec les examens ? Tes parents ? La décision du conseil municipal ? Ou cette... lycéenne qu'on a croisée à la manif ? »
Anna se raidit dans la seconde, l'œil rond. « ... Bingo, murmure l'autre. Je n'étais pas vraiment sûre, entre ces quatre hypothèses... » L'adolescente l'entend souffler un coup. « Ce n'est pas mon élève, mais je ne l'ai plus vue au lycée depuis fin mars. Un mois d'absence. En salle des professeurs, ils parlent de problèmes personnels, mais personne ne sait ce qu'il se passe. Tu n'as qu'à hocher la tête ou non, peu m'importe. Mais je voudrais savoir... Est-ce que tu es dans un tel état car tu t'inquiètes pour elle ? »
Quelques instants flottent autour d'elles. Elle serre les dents, mais acquiesce tout de même. « Bien... Arrête-moi si mes questions sont trop privées. Vous êtes ensembles ? » Elle secoue la tête de droite à gauche ; suit un mutisme étrangement lourd. « Vous l'étiez... ? » La poitrine d'Anna se contracte d'un coup. Madame Lenoix aura beau tenter de rester la plus neutre possible, elle la décèle, cette peine, dans sa voix.
Toutefois, la jeune fille veut être la plus honnête possible. A quoi bon mentir, ou cacher cela, si c'est du passé ? Elle hoche de nouveau le menton.
« Lié à votre rupture, alors ?
— Non », souffle sombrement la châtaine.
Elle manque de se surprendre, mais n'en a pas la force. « Gigi va mal. » Elle a pu prononcer quelque chose. « Très mal. » Elle est capable de continuer. « I... Elle a des idées suicidaires. » De toute manière, elle s'est trop enfoncée dans le sujet pour s'arrêter là.
« Et..., chevrote-t-elle. Et j'essaie de l'aider. Mais je n'y arrive pas. Je lui ai dit que je tenais à elle, je lui répète en boucle. Rien. Je bosse uniquement la semaine pour aller la voir le week-end. Mais rien ! » Elle serre les poings, les larmes aux yeux. « Ça n'avance pas ! s'écrie-t-elle. Madame... Je ne sais plus... »
Sa frustration, sa colère, laissent brutalement place à un profond épuisement. « Je ne sais plus quoi faire... », gémit-elle. Et, plus rien. C'est le point final de son court monologue. Et puis, que pourrait possiblement dire Madame Lenoix ? Elle ne doit pas être mieux calée que Marie, Marcel, ou autres. Quoique... Sait-on jamais, espère-t-elle, du plus profond d'elle-même.
« Je vois, souffle l'enseignante. Et ça t'épuise, n'est-ce pas ? » Son interlocutrice, la trachée nouée au possible, hoche tout juste la tête.
« Je ne me suis pas retrouvée dans une situation comme ça, continue l'autre avec douceur. Cependant, je suis sûre que s'investir autant, au point d'en être si fatiguée, n'est bon pour personne.
— Je fais mal les choses, alors... ?
— Pas nécessairement. Ce que je remarque, c'est qu'avant, tu frôlais la passivité face à tes soucis. Il fallait te pousser un peu pour que tu les règles. Et tu y es arrivée, durant les vacances de Noël. Mais, désormais, tu tombes dans l'extrême. »
Elle écarquille les yeux, et les remonte sur Madame Lenoix, la respiration hachée. Malgré la gravité du sujet, son visage élégant, éclairé par cette lumière grise perçant les fenêtres, reflète un calme et une compassion chaleureux. La lèvre inférieure d'Anna tremble. Ses pupilles la brûlent. Et aucune larme n'en coule. Cet allègement-ci est sans précédent.
Il y a quelqu'un, enfin, pour l'aider.
« Est-elle suivie ?
— Non..., soupire-t-elle. Ses parents ont peur qu'elle tombe sur un psy transphobe.
— Transphobe ? répète Madame Lenoix, confuse.
— Oui, et... »
Et Anna s'étrangle. Elle vient juste de réaliser son erreur.
« Je veux dire, bredouille-t-elle, on ne sait pas trop ce qu'elle a, et elle dit qu'elle n'est pas bien dans son corps, alors on suppose que...
— Minute, papillon ! l'interrompt la jeune femme. Elle t'a fait son coming-out ?
— ... Oui, cède-t-elle honteusement. Bon sang... Je n'étais pas censée dire ça...
— Ne t'en veux pas ! Ça me donne un élément en plus pour la... le... le tirer de ce merdier ! »
Ce timbre confiant réconforte l'adolescente. Un petit sourire daigne se dessiner sur sa figure ovale. Elle a oublié quel point mettre les choses à plat fait du bien.
« Je comprends mieux la complexité de cette situation. En effet, il y a peu de professionnels ouverts sur la questions... Une maladie psychiatrique, qu'ils disent ! Quels idiots, bougonne Madame Lenoix.
— Je vous rejoins là-dessus...
— Toutefois, il y a une solution. »
Anna se fige. Des étoiles naissent lentement dans ses iris bleus.
« Vraiment ? s'exclame-t-elle. Où ça ?!
— Si elle... Non, il contacte une association LGBT, ou rencontre d'autres trans' au Lumière Rouge, il peut trouver ce qui lui convient.
— Mais c'est désert, par ici...
— Lyon n'est qu'à une heure de route. Si il est en danger, ses parents peuvent bien se bouger le popotin ! »
C'est vrai. J'ai bien pensé aux clients du Lumière Rouge, mais pas à une potentielle association. Quelle bête je fais ! Elle se lève dans l'instant, et met vivement son sac sur son dos. « Je vais en parler à ses parents, alors », assure-t-elle. La figure triangulaire de Madame Lenoix s'éclaircit. Elle lève le pouce, encore souriante ; seulement, cette fois-ci, cette expression est différente.
Elles s'unissent dans leur soulagement, aussi différente leur relation avec Gigi soit-elle.
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