Chapitre 40

« Elle nous a appelés jeunes filles... », souffle Gigi pour la quatrième fois. Fourré dans les bras d'Anna, son visage est appuyé contre la clavicule de celle-ci. Ils sont sous ses couvertures chaudes ; comme souvent dans ces cas-là, la chambre de la châtaine est plongée dans la pénombre. Il fait presque nuit, là-dehors, et ses rideaux sont tirés en prime.

Elle caresse machinalement les cheveux tantôt rasés, tantôt en bazar du punk. Il ne quitte jamais son haut, ni ses sous-vêtements : il en est donc de même pour elle. Ce n'est pas comme s'ils faisaient des folies, de toute manière. A quoi bon se mettre toujours à nu ?

Elle retient un soupir exaspéré, et préfère fermer les yeux. Son oreiller est moelleux. Son matelas aussi. Le corps de son partenaire lui sert de radiateur, tant il est collé au sien. Pourtant, pour la première fois depuis le début de leur relation, il ne fait que se rester contre elle, sans lui offrir un seul baiser, une seule caresse.

Anna en est tant inquiète que soulagée. Cette amourette arrive à son terme. Elle a bien fait d'être patiente... mais son estomac se noue à l'idée de le quitter ainsi. Il y a Madame Lenoix, pourquoi devrait-elle se sentir peinée ? Le cœur a ses raisons que la raison ignore, j'imagine ? pense-t-elle. Elle évite de serrer les dents. Elle a pris sa décision. Elle rompra dès que l'occasion se présentera, quitte à sortir des excuses bidons. Allez, elle se détestera quelques jours, mais au moins seront-ils deux à être libérés.

« Pour toi..., murmure-t-il. Est-ce que je suis un garçon ? » Non, elle ne peut pas s'empêcher d'expirer avec agacement. Ça fait combien de fois est-ce qu'il me le demande ? Dix ? « Gigi. Tu as un corps de fille. C'est dur de te voir autrement. Mais je t'appelle quand même il. Je ne vois pas quoi dire de plus. »

Quelques secondes. Silence classique, pense-t-elle d'abord ; mais il perdure, s'alourdit, l'étouffe. Qu'est-ce qu'il a ? Elle est déjà sur les nerfs, avec leur lettre ouverte qui vient d'être publiée : elle n'attend que de voir les répercussions qu'elle aura sur la mairie. Son dilemme amoureux n'ajoute rien de bon. L'adolescent doit vraiment continuer de lui poser les mêmes questions, en boucle ?

Néanmoins... Quelque chose cloche, pense-t-elle encore. Il a même oublié de me souhaiter un bon anniversaire. Et ce soir, cela se fait particulièrement sentir. Certainement car elle a repéré, une semaine plus tôt, qu'il traînait dans cet état depuis un bout de temps. Elle voudrait l'aider, au fond. Mais je n'en ai pas la force ! Je ne suis pas surhumaine, merde !

« Oui, pardon », rit subitement Gigi. Son ton léger est si forcé qu'Anna manque de sursauter. Une première. « Je me demande comment ça va se passer, pour le Lumière Rouge. J'ai entendu dire, par J-B, que Lucas a signé la lettre. Y en a qu'on suivi, j'en suis sûr ! Enfin, on va nous foutre la paix. On pourra même arrêter de se cacher... Non ? »

Non. Se montrer au grand jour, elle ne le peut pas.

« Nous montrer au grand jour, je suis pas prête pour ça.

— Mais..., hésite-t-il. Tu as avoué publiquement que t'étais homo.

— Il y a une différence entre faire un coming-out et... l'officialiser.

— Ah, bon », laisse-t-il tomber.

Il roule sur le côté, et se couche dos à elle. Elle écarquille les paupières, le cœur battant. Il s'est détaché d'elle trop brusquement. Pourquoi ? Elle ne sait pas, elle n'en saura jamais rien, tout se dégrade entre eux. La situation entre elle et Madame Lenoix s'est arrangée, mais ici, c'est la dégringolade.

« Gigi...

— Comme tu le sens, la coupe-t-il dans un chuchotis. Mais y a pas que ça, n'est-ce pas... ? »

Ce timbre brisé, d'autant plus brisé que la dernière fois qu'il a voulu mettre le sujet sur la table, la frappe en plein bide. Non. « Tu ne m'aimes toujours pas. Je le sens. N'essaie pas de le nier, c'est inscrit sur ta face. »

Si... Si. Si ? Elle ne veut pas qu'il parte. Entendre ces mots, cela lui fait affreusement mal. Une urgence dont la cause lui est totalement inconnue la pousse à tendre la main vers son compagnon. Jamais ne l'atteint-elle. Il s'est relevé, et commence à se rhabiller. « Je vais... », s'étrangle-t-il.

Blocage. Immobilisme, angoisse bien trop fébrile. Il finit d'enfiler le reste de ses vêtements en un temps record, sous le regard horrifié d'Anna. « Je vais rentrer chez moi. J'ai besoin de voir mes parents. A... à demain. »

Puis, il se dirige vers la sortie de la pièce, sans lui accorder un regard. « Non ! » s'écrie-t-elle. Si elle saute sur ses pieds, lui ne réagit pas. Pire : il baisse la poignée, et part. Sans un mot, sans un coup d'œil.

Anna se retrouve seule et pantoise, dans la nuit naissante. Si un sentiment ignoble la prend aux tripes, elle est incapable de faire quoi que ce soit de plus. Il vient de rompre. Elle devrait en être allégée. Pourtant, sa poitrine lui fait mal, et elle se sent toujours autant incapable...

Non. C'est bon, j'en ai ras la casquette ! Elle enfile un jogging à toute vitesse, met ses bottes en en oubliant ses chaussettes, et dévale les escaliers comme une tornade. Peu importe qu'elle fasse un bruit monstre alors que ses parents sont couchés : elle ne doit pas, elle ne veut pas laisser Gigi partir de la sorte. Son pouls accélère la cadence dès qu'elle entend l'adolescent tenter d'ouvrir la porte d'entrée.

Mais l'obscurité la frappe avec autant de force. Elle manque une marche dans un hoquet, et s'étale par terre... pile sur son genou. Une exclamation de douleur plus tard, elle tente de se relever. « Gigi... », commence-t-elle. L'absence de tout froid la coupe net dans sa phrase.

Silence pesant. Anna s'accroupit, une main plaquée contre sa jambe. Devant elle, on essaie de nouveau d'ouvrir le battant. Rien n'y fait. Elle entraperçoit la silhouette du punk laisser retomber ses bras. C'est verrouillé..., se souvient-elle alors.

« C'est verrouillé », souffle justement le lycéen. Son ton brisé instaure un malaise sans précédent. Anna écarquille lentement les paupières. Au fond, elle sait ce qui va suivre, mais elle trouve encore le moyen de se mettre des œillères.

« ... Oui, déglutit-elle. C'est verrouillé.

— La clef. »

Fantomatique : un mot pour décrire ce Gigi. Que faire ? Elle ne s'est jamais retrouvée dans une telle situation. La culpabilité commence à la dévorer pour de bon. Cette fois-ci, elle ne partira peut-être jamais. « Anna, s'il-te-plaît... la clef. » L'intéressée se contente de se relever en grimaçant.

« Pourquoi..., s'étrangle-t-elle. Pourquoi partir comme ça ?

— Je dois rejoindre mes parents.

— Tu devais rester dormir. »

Une tension étouffante s'installe entre eux. La jeune fille voudrait la balayer au loin. Par quel moyen ?

« C'est vrai, articule Gigi. Mais je me suis rappelé qu'il fallait que je rentre.

— C'était prévu depuis des j...

Je veux rentrer ! »

Son cri la fige sur place. « Tu ne peux pas m'enfermer ici, d'accord ? Laisse-moi me tailler, et ça sera pour le mieux, d'accord ?! » Elle entrouvre simplement les lèvres, glacée de la tête aux pieds. Il est détruit, jusqu'à la moelle. Comment a-t-elle pu seulement passer à côté de cela ? Elle voudrait se mettre un bon pain... Mais je le ferai plus tard.

Une longue inspiration, et elle se jette à l'eau ; car le danger qui guette son compagnon est bien plus important que le reste.

« Et qu'est-ce que tu feras, en rentrant ? chuchote-t-elle.

— ... Dormir. Je vais dormir.

— Dormir.

— Oui. Donc, la clef, et...

— Dormir combien de temps ? »

Gigi s'étouffe sur place. Cela seul la frappe de plein fouet. Elle baisse le menton, et laisse négligemment ses longues mèches chatouiller ses joues. Le jeune garçon ne la voit pas, de toute manière. Il ne percevra rien de l'humide de ses yeux.

Elle a vu juste. « Simplement... », s'étrangle-t-il. Légère toux. « Une nuit... normale... » Et sa voix de décliner. Anna s'appuie contre la rambarde de bois de ses escaliers. Il ne sait pas mentir... Tant qu'il reste ici, il n'y a pas de danger. « C'est faux », laisse-t-elle tomber. Le hoquet stupéfait de l'intéressé la renforce dans sa conviction.

Il a tout purement voulu lui échapper, et partir loin, très loin. Trop loin.

« Non, débite-t-il avec panique. Je ne mens pas, je vais réellement aller me coucher, rien d'autre, c'est tout !

— Ne te fiche pas de moi ! » aboie-t-elle.

Un ange passe – et grands Dieux, qu'elle voudrait l'assommer une bonne fois pour toutes ! Il est certes naturel pour Gigi de se taire désormais, mais que peut-elle dire de plus ? Comment gérer ce nouveau problème ? En rentrant dans le tas ?! Elle empoigne ses pauvres cheveux à se les arracher. Néanmoins, elle les lâche dès qu'elle entend le gémissement du punk.

« Tu ne peux pas comprendre..., couine-t-il faiblement. Tu ne te souviens même pas de ce que je t'ai dit, à Noël...

— Si. Et quoi ? Tu es coincé ? Ce n'est pas comme ça qu'on règle ses...

— Car j'ai une autre solution, peut-être ?! s'égosille-t-il. J'en ai marre ! »

Il frappe violemment le mur ; elle se raidit, le coeur battant.

« J'en ai ras le cul, moi ! Tu peux pas comprendre ! Tu peux pas me retenir non plus, c'est mon choix !

— Et moi, je fais quoi, si tu te flingues ?! »

Le souffle de Gigi se coupe brutalement. Anna, elle, ne sait quoi ajouter. Elle n'en a pas la force. Désormais qu'elle a sorti donné un bon coup de pied dans la fourmilière, elle est à court de cri ; cependant, il faut bien quelle se réveille. Car son partenaire gémit ; expire par à-coups ; explose enfin en sanglots.

Ses pleurs déchirés résonnent avec puissance dans leur salon-cuisine. La châtaine avance vers lui, la respiration hachée. Elle discerne tout juste son corps frêle recourbé sur lui-même, et ses mains plaquées contre son visage anguleux. Les tympans d'Anna sifflent sous cette tempête de plaintes, et ses dents se serrent d'elles-mêmes.

Elle pose une paume derrière la nuque rasée de Gigi. Il reste passif lorsqu'elle l'enlace, il se laisse faire. De toute manière, il est trop crispé pour se jeter de lui-même dans ses bras. Le coffre de la jeune fille, à défaut de s'emballer, se serre sous la peine et la terreur. Je ne suis pas une personne en or, idiot. Je t'ai enfoncé là-dedans...

« Je suis gavé... de ce corps, hoquette-t-il. Personne comprend. Mes parents en savent rien. Il y a juste toi... » Ses parents. Les miens, d'ailleurs... Ils dorment à poings fermés, ou quoi ? Ils ont rien entendu de ce raffut ? Elle espérerait qu'ils descendent pour lui filer un coup de main. Quoique, ils doivent jouer leur rôle d'intolérant à toute personne ne rentrant pas « dans le moule ».

« Mais tu sais pas ce que c'est non plus... Anna, je sais plus quoi faire..., piaille-t-il encore. Je peux pas vivre comme ça... » Elle inspire un coup, et jette un œil à l'emplacement de leur combiné. Elle ne doit pas le gérer seule, c'est trop dangereux. Mais qui contacter ?

« Pourquoi tu ne fais pas ton coming-out auprès de tes parents ? souffle-t-elle.

— J'ai peur... »

Il agrippe le t-shirt d'Anna, tremblant de la tête aux pieds. Après une longue inspiration, elle lui caresse doucement les cheveux. Se concentrer sur leur dialogue et chercher un interlocuteur plus calé qu'elle n'est pas une mince affaire. Néanmoins, elle doit faire de son mieux.

« Je veux pas qu'ils me renient comme on le fait avec toi, chevrote encore Gigi.

— Ma situation est différente. La moitié du lycée est au courant. Même si je me prends des regards mauvais... J'en suis libérée. Les tiens, de parents, ils vont au Lumière Rouge, non ? Ils voient des transsexuels à chaque fois.

— C'est vrai..., renifle-t-il.

— Est-ce que tu t'entends bien avec eux ? »

Il hoche la tête. « On joue de la musique ensemble... » Une ouverture, remarque Anna. Elle saute sur l'occasion sans attendre.

« Ce sont des bons moments ? demande-t-elle tout bas.

— Oui...

— Et à la maison ?

— Ça... ça se passe bien. »

Elle ferme les paupières. Elle a la désagréable impression de marcher sur des œufs. « Tu sais... » Non. Je suis trop hésitante, se reproche-t-elle.

« Mon coming-out auprès de mes parents. Tu vois, maintenant, ils nous laissent dormir ensemble, alors qu'ils étaient si méfiants au début.

— Je suis désolé pour ça, bafouille-t-il alors. C'est moi qui t'ai forcée là-dedans. Si on ne s'était jamais rencontrés...

— Non, non ! C'est une bonne chose, se précipite-t-elle. Sortir du placard, c'est dur, puis ça va mieux. Comme un pansement qu'on arrache, tu sais.

— Mais tu en as vomi...

— C'est vrai. Mais je ne t'en veux pas. Tu l'as dit toi-même, tu ne sais pas comment aborder les gens.

— Je suis une plaie, gémit-il.

— Moi, je suis heureuse que tu aies fait ça. »

Elle le sent se figer, contre elle. Bingo. Le soulagement commence à piétiner la frayeur que Gigi lui a fait.

« C'est vrai... ?

— Oui. Tu me comprends. Peut-être que j'ai du mal à me mettre à ta place... mais je suis là. Et... »

Courte pause. « Il y a d'autres personnes qui veulent t'aider, j'en suis certaine, murmure-t-elle. Tu n'es pas seul. Regarde, au Lumière Rouge... Beaucoup peuvent savoir ce que c'est, de vivre ce que tu vis. Alors, s'il-te-plaît... Ne fais pas ça. »

Le souffle de l'intéressé se coupe. Cette fois-ci, il l'enserre bien plus subitement qu'avant ; le coeur d'Anna rate un battement. Elle entrouvre les lèvres sous la stupeur. A-t-elle trop parlé ?

Non. Le pleur qui suit n'a plus rien de désespéré. Et elle, elle ne peut plus empêcher ses larmes silencieuses de goutter sur la coiffure de son compagnon. Est-ce que ça suffira ? Est-ce qu'il va mieux, maintenant, et que je l'ai fait changer d'avis ? Malgré elle, elle appuie son menton sur le crâne de l'autre. Celui-ci fourre son visage dans son cou. Un peu plus, et il lui casserait des côtes.

Toutefois, la châtaine n'en a cure. Elle craint toujours pour le futur de Gigi. Il ne peut pas changer de sexe. Si on l'envoie chez un psychologue ou un psychiatre, on lui collera l'étiquette « maladie mentale » sur le front. Oui, peut-être est-il coincé. Il devra apprendre à vivre avec un corps féminin, aussi cruel cela soit-il.

Quand le monde acceptera-t-il les personnes transsexuelles ? Elle craint que cela n'arrive que dans des années. Après tout, l'homosexualité même peut être pénalisée – et les personnes qui harcèlent, insultent, traquent mal-sainement, ne se prennent aucune sanction dans la tronche.

Dans quel monde vit-on... ? Son estomac se tord. Le désespoir manque de se saisir d'elle. Et pourtant, elle réussit à le chasser. L'adolescent qu'elle serre dans ses bras, il vit la même chose qu'elle. Marcel, Marie, Nadine et Georges, Madame Lenoix, les clients du Lumière Rouge, ils s'unissent. D'autres dans le monde se battent également.

Et, si un bar est parvenu à éveiller l'intérêt des habitants de sa petite ville rurale... Tous ensembles, en France comme en Europe et en Asie et en Russie et en Orient et en Amérique et en Afrique et dans le monde entier, ils feront pencher la balance. Un jour, ils gagneront. « Un jour, souffle-t-elle à Gigi, on sera enfin libres. »

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