Chapitre 37

Face à ce qui se présente sous ses yeux, Anna ne peut que rester bouche bée. Elle a à peine entraperçu le groupe ténu manifestant devant leur petite mairie. Les policiers, comme la dernière fois, en bloquent toute entrée et sortie. Encore mieux : elle se retrouve juste derrière eux. Toutefois, elle s'est vite retournée derrière elle dès qu'on a posé une main sur son épaule.

Et elle a rencontré un Lucas toujours aussi grand, à la tignasse toujours aussi brune que ses iris mitigés. Désormais, il frotte son menton à la légère fossette. « Eh... Bah... », hésite-t-il pour la troisième fois. La châtaine, elle, persévère dans son mutisme stupéfait.

Lui, lui, se rameuter avec sa veste de cuir, sa chemise en jean, et son pantalon de la même matière, pour défendre un bar aussi exotique ? Balavoine a-t-il eu un effet aussi tonitruant ?

Alice n'est pas même présente. En réalité, les seuls lycéens dans ce rassemblement doivent être elle, Gigi, et son ex-petit ami. Gigi. Il a dû réussir à se faufiler au cœur des « Lumière Rouge, résistant ! » qu'on scande. Elle espère, plus sincèrement encore qu'auparavant, qu'il ne se fera pas matraquer. Elle a été témoin de son corps frêle : il ne tiendra pas beaucoup de chocs.

Et Madame Lenoix, elle ?

« Ça m'a fait chelou... de te voir dans le journal », rit nerveusement Lucas. Anna se souvient qu'il est planté à un mètre d'elle. Elle plisse les paupières. Que lui veut-il ? Malgré elle, la méfiance s'empare lentement de son coffre.

Leur rupture n'avait pas été de tout repos. C'est elle qui avait mis fin à leur relation, avec comme excuse bateau que ses sentiments pour lui se tarissaient. Il n'avait pas vraiment aimé, sans pour autant lui courir après.

Il lui est donc bien trop étrange de le rencontrer dans un tel contexte. Elle se souvient de ses baisers et caresses ; et encore mieux de l'amertume qu'elle a ressenti en le voyant enlacer Alice. Cela la renvoie à sa première discussion avec sa professeure... Son malaise frôle son paroxysme.

Le bougre se gratte cette fois-ci l'arrière de la nuque, le regard fuyant. « Désolé, pour Alice. » Le cœur de l'adolescente rate un battement. Elle lui a dit, à lui aussi ?!

« Pourquoi ? enchaîne-t-elle froidement.

— 'fin, bredouille-t-il, c'était ta meilleure pote, et je suis ton... Ton ex, et je suis sortie avec elle, c'est un peu cheum... C'était pas fait exprès ! J'ai jamais pu expliquer, quoi. »

Sauvez-moi. Elle se retient de se pincer l'arête du nez. Le verlan, voici aussi l'une des raisons pour laquelle elle a fini par couper les ponts. Il l'utilise certes avec modération. Toutefois, lorsqu'il est embarrassé, il peut plonger dedans la tête la première.

« Autre chose ? abrège-t-elle.

— T'es vénère... ?

— Vide ton sac. »

Les prunelles brunes de son interlocuteur reflètent sa confusion. « T'as changé. » A son tour d'être surprise. Elle, vraiment ? Pourtant, aucune différence ne lui vient. Mis à part sa relation avec ses parents, le fait qu'elle sorte avec Gigi mais soit amoureuse de sa professeure, qu'elle ait mis les choses au clair avec celle-ci, et qu'elle ait trouvé sa place au Lumière Rouge pour peu à peu s'assumer...

... D'accord, peut-être bien.

« Y a des rumeurs qui courent, reprend Lucas. Genre, que t'es gouine.

— Oh.

— C'est vrai ? »

Elle baisse le menton ; ses longues mèches dissimulent son visage. Son pouls s'emballe, elle ne doit rien en montrer. Un énième coming-out, là, de suite ? « Il faut s'assumer », lui a dit Madame Lenoix. « Tu pourrais en souffrir », l'a-t-elle prévenue des mois plus tard. Son ton inquiet, puis distant, résonne encore dans son crâne, jusqu'à le torturer presque. Elle remarque à peine que d'autres jeunes suivent, derrière son ancien partenaire.

Quelles paroles sont les plus importantes ? Doit-elle retourner dans le placard pour l'instant, ou en défoncer la porte une bonne fois pour toute ? Et ce brin de liberté, qu'elle a cru perdre dès que l'enseignante a commencé à la lâcher ? Il a manqué de ressurgir lorsque la blonde est venue lui donner ses cours. Il est reparti dès sa rencontre avec Gigi. Toutefois... depuis Balavoine, aussi ironique cela soit-il...

« Oui », murmure-t-elle tout bas. Lucas fronce les sourcils, et se penche sur elle. « Qu'est-ce que tu as dit ? » s'exclame-t-il au-dessus du raffut les entourant. L'air, moins froid qu'en février, transpire presque sous cette foule toute nouvelle. Chez les clients du Lumière Rouge, on crie, on scande. Dans cette bande de lycéens qu'Anna ne saisit toujours pas, le tout est plus timide... mais présent.

Peut-être est-ce l'ignorance de son environnement qui la pousse à relever le menton. A planter ses yeux au ciel acéré dans ceux de son interlocuteur, et serrer le poing. « Oui », déclare-t-elle. Souffrir, vraiment ? Cette potentielle douleur, qu'a évoquée l'enseignante, est analogue à celle un poignet cassé. Elle ne rivalisera pas avec la façon dont elle s'est reniée, et a étouffé, des années durant.

Aimer Alice ? Non, surtout pas, elle devait sortir avec Lucas ! Souffrir en les voyant ensemble ? Voyons, il ne fallait rien en montrer. Se faire recaler dès qu'elle l'a annoncé à l'adolescente qu'elle a aimé ? Mieux valait-il retourner chez les manteaux et les écharpes. Cela, c'est du passé. Merde, à la fin !

« Oui, je suis pédé, siffle entre ses incisives. Un problème ? Vas-y, dis-le en face, tout de suite, si ça te dégoûte. J'en aurai rien à foutre !

— Non, non ! se précipite Lucas. Non, j'ai rien à redire. Je me demandais juste, c'est tout. Voilà. »

Elle plisse les paupières, suspicieuse.

« Mais..., s'étrangle-t-il. T'as... t'as parlé fort.

— Hein ? Normal, avec le boucan. »

Il déglutit avec embarras.

« 'fin... Je pensais pas que t'assumerais autant.

— De quoi tu parles ?

— Les gens autour, grimace-t-il.

— On n'est que... »

Qu'une quinzaine de lycéens, dont les plus proches la dévisagent dans un mélange de stupéfaction et de « ouah, j'avais raison ! ». La panique s'empare d'elle. Elle jette un regard enragé à Lucas.

« Pourquoi tu l'as pas dit plus tôt ?!

— Je pensais que t'avais vu...

— Bien sûr que non !

— C'est pas ma faute, alors !

— Je me disais, qu'elle faisait garçon manqué », grimace alors quelqu'un.

Tous deux se tournent vers lui. Un dadais blond. Sa figure ronde dépeint un dégoût qui frappe Anna en plein bide. Un autre acquiesce, le nez froncé. Une brunette fait quelques pas en arrière, et d'autres l'observent comme si elle était un animal de foire. Il n'y en a que deux-trois pour étudier, hébétés, l'absurdité leur comportement.

« Ouais..., marmonne un autre. Je l'ai vue reluquer des meufs.

— Elle leur a pas encore sauté dessus, remarque.

— Bah, ça passe, c'est une fille. Si c'était un homo, t'imagines pas l'épidémie de SIDA.

— T'as peut-être pas assez testé les mecs ! » lance malicieusement un bonhomme qu'elle n'identifie pas.

Et la colère de s'emparer peureusement d'elle. Ses poings tremblent. Sa mâchoire contractée aussi. Contractée, comme son estomac. Elle en vomirait son déjeuner. Jamais n'a-t-elle entendu cela... Car je n'ai jamais fait un coming-out public..., réalise-t-elle avec effroi.

La phrase de Madame Lenoix prend tout son sens. Elle se retrouve seule, en face de ces abrutis. Seule, et impuissante. Car ceux qui la comprennent, eux, se trouvent de l'autre côté de la barrière de policiers. « Qui te tendra la main... ? » rabâche le timbre brisé de sa professeure.

Personne. Nadine et Georges se sont égarés malgré les mille ordres de ses parents, Gigi est hors de portée, et celle qu'elle aime a bien mis au clair qu'elle ne peut pas être présente, pas encore. Personne. Lui est-il possible de tenir, dans une situation pareille ?

« Lumière Rouge, résistant ! » Ces exclamations lui percent les tympans. « Montre ton pif, monsieur le maire ! » Elles s'enfoncent brutalement dans son crâne. « Quoi, vous voulez encore nous écrabouiller ?! » Elles le transpercent, la perdent. Trop de sons. Elle étouffe. Trop, c'est trop, que l'enfer cesse, que ce monde arrête de tourner autour d'elle, que sa vision s'éclaircisse. Sans cela, elle...

« Vous êtes mongoles, ou quoi ?! »

Le cri de Lucas la fait bondir en arrière. Les autre hoquettent sous la surprise. « Eh, Lucas ! s'exclame le blondinet. Qu'est-ce qui te prend ? » L'intéressé fronce le nez. Avec la tête qu'il tire, la fossette de son menton s'en voit d'autant plus marquée. C'est son groupe d'amis, pense Anna sous la stupeur, et il vient de les renvoyer balader... ? Je l'ai sous-estimé ?!

De toutes les personnes qu'elle connaît, elle n'aurait jamais cru que lui prendrait sa défense, et lui « tendrait la main ». Quoique, l'expression est un poil trop douce. L'atmosphère, déjà électrisée par le boucan des manifestants, tourne au choc et à l'irritation. Ces lycéens-ci sont isolés du reste. L'adolescente découvre une autre bulle, plus agressive, plus frustrante. Frustrante, car elle n'a pas pu se défendre d'elle-même.

Néanmoins, elle en est pleinement consciente : elle ne peut pas se battre seule. Gigi non plus, Marcel non plus, Georges et Nadine et Marie et Madame Lenoix et Théodore et Pierre non plus. Personne ne le peut.

« Ce que j'ai ? lâche un Lucas agacé. Une bande de connards qui me sortent par les trous de nez.

— Répète ce que t'as dit ?!

— Je crois qu'ils n'ont pas bien entendu, avec le boucan environnant, glisse Anna.

— Ferme-la, toi ! crache l'un de leur chers camarades.

— Vraiment ? » gronde-t-elle.

Elle le fusille du regard.

« C'est à moi de dire ça. Qu'est-ce que vous fichez ici, si vous déblatérez des trucs pareils ? Incapables de rester fidèles à vos idées retardées ?

— Je... ! »

Et rien ne suit. Le visage rond de son interlocuteur tourne à l'écarlate. Dents serrées, poings contractés, il finit par se jeter sur elle comme un chien. La jeune fille se met en garde par réflexe ; le violent coup qu'elle lui met dans l'estomac le plie en deux. Ses copains réagissent dans l'instant. Et, cette fois-ci, la lycéenne ne peut qu'écarquiller les paupières.

Un bambin, pourquoi pas, mais un contre trois ?! La panique s'empare brutalement d'elle. Mais il faut bien se défendre. Qui ? Qui attaquer le premier ? Elle ne peut pas même les différencier ! On ne lui a jamais enseigné cela ! Il y a des ouvertures ; mâchoires, genoux, plexus ; seulement, elle n'est pas surhumaine !

Putain ! Son cœur va à cent à l'heure. Lui, ses muscles, son corps parlent finalement à sa place. Mais la seule frappe qu'ils réussissent, c'est un pied ferme dans une cuisse. Du reste, aucun d'eux ne peut plus rien faire. « Derrière ! Rassemblement illégal, débordements, allez-y ! » vient de gueuler une voix étouffée. Deux membres des forces de l'ordre se ruent ensuite sur eux.

Dès qu'Anna voit leurs boucliers, ses souvenirs défilent dans son esprit à une vitesse folle.

Ses yeux la brûlent. Sa trachée est en feu. Elle en tousserait presque, mais chaque goulée d'air est une atrocité. Son dos, ses genoux, tout explose en une une souffrance démultipliée. Elle entend les hurlements de terreur, les « reculez ! » fermes...

Mais rien ne suit. A peine réalise-t-elle qu'elle s'est recroquevillée en criant, la tête dans les mains, à imaginer qu'on a encore balancé du gaz de dispersion. Elle en tombe même. Des pas précipités s'élèvent derrière elle : l'horreur la heurte de plein fouet.

Mais rien ne suit.

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