Chapitre 36
Deux semaines sont passées. Anna fait l'étoile de mer dans son lit, ses yeux ciel fixés sur son plafond. Sa chambre est assombrie par ses rideaux tirés : le soleil inédit qui brillait dehors lui piquait les mirettes. Il n'est certes plus présent, la nuit est tombée – cependant...
Deux semaines sont passées, et rien ne s'est arrangé. Ne serait-ce que pour le Lumière Rouge : aux yeux des autres, il perd de son intérêt. C'est bien beau, une adolescente blessée, mais l'affaire a fini par s'essouffler.
La lettre ouverte à l'adresse du maire n'est pas passée dans le journal. Les tracts qu'ils distribuent ou affichent – débarrassée de son plâtre, l'adolescente a enfin pu y prendre part –, ils sont quasiment ignorés par les passants. Parfois, ses camarades du Lumière Rouge se prennent des moues agacées.
Seule Anna a le droit à un poil de compassion, ou, au moins, de considération. Comment se passe la manifestation de ce vendredi ? Elle n'en a aucune idée, et n'a pas pu y aller.
Si Madame Lenoix n'a pas changé son comportement, Gigi, lui, prend de plus en plus les devants. La lycéenne sombre lentement dans la solitude. Les évènements lui échappent. Elle a beau s'engager, les regards des autres étudiants n'arrivent pas à la cheville de celui qu'elle attend de sa professeure avec désespoir.
Mais elle s'est faite une raison. Il n'arrivera peut-être bien jamais.
Quelle heure... est-ce qu'il est... ? Les cours sont finis ; le dernier qu'elle a eu, c'est italien. De quoi l'achever en beauté. Voici pourquoi elle est étalée là depuis dix-huit heures. Le rassemblement arrive certainement à sa fin. Quelle heure ?
Au prix d'un effort surhumain, elle roule sur son matelas mou. Sur lequel elle partage ces moments intimes avec Gigi. Oh. Trente minutes sont passées, déjà ? Le punk est d'ailleurs sur la place de la mairie. Il viendra lui faire un compte-rendu, lui a-t-il promis. Elle l'attend – et espère, au fond, qu'il ne lui est rien arrivé.
Peut-être apprend-elle à l'apprécier, au final. Et puis, qu'a-t-elle à perdre, si Madame Lenoix se détourne d'elle ? Non, elle continue à travailler d'arrache-pied afin de décrocher son diplôme. A voir, par la suite. Il faudra que je rompe avec Gigi avant. Son cœur se serre. Il ne mérite pas cela. C'est lui, la personne en or, pas elle.
Un tintement intempestif raisonne alors à l'étage. Il est là. Elle se redresse avec pénibilité, et passe une main dans ses cheveux ébouriffés. Un rictus pathétique se dessine sur son visage pâlot. Pourquoi se recoiffer ? Elle enfile ses chaussons, ouvre sa porte, descend les escaliers, entend un « bonjour » étonné de sa mère.
Ses sourcils se froncent. Anna l'a pourtant prévenue, pour Ginette. Peu importe. Elle a peut-être encore été harcelée par papi et mamie. Toutefois, dès qu'elle fait un pas dans le rez-de-chaussée, à l'instant où elle pose ses pupilles sur le palier, son cœur se serre brutalement.
« Bonsoir, s'excuse poliment Madame Lenoix. Je suis bien chez Anna Martin ? Je suis son enseignante d'italien, elle a oublié sa feuille de notes dans ma salle. »
Lourd silence. La figure triangulaire de la blonde se tourne vers elle, pour se figer d'un coup. L'élève ne peut que béer. Son pouls bat trop intensément. Marie, elle, passe de l'une à l'autre, surprise. « ... Oui, dit-elle enfin. Entrez. Voulez-vous... boire quelque chose... ? »
Madame Lenoix crispe imperceptiblement ses doigts sur son long manteau brun. Puis, ses lèvres écarlates s'étirent en un sourire aussi faux que poli. « Ne vous embêtez pas. Je vais simplement les déposer. Anna, tu devrais faire plus attention à tes cours ! » L'horloge sonne de longues secondes. Le temps passe au ralenti. Les iris marron de l'autre montrent quelque chose. Elle serait incapable de l'analyser, cela fait trop longtemps qu'elle ne l'a pas regardée en face.
« ... Oui. Merci. » Et elle maudit son ton neutre. C'est dans un profond malaise qu'elle déglutit, s'avance, et attend qu'on lui donne son cours. Il lui revient dans les mains incessamment sous peu. « Bonne soirée ! Et navrée pour le dérangement. »
Ainsi Madame Lenoix repart-elle aussi subitement qu'elle est venue. Néanmoins, la mère Martin ne ferme pas tout de suite la porte. Elle gratte ses boucles rêches et noires... aussi noires que les mèches de Gigi, qui a failli percuter la professeure. « Pardon », marmonne-t-il – avant de s'immobiliser.
Oh, bordel, non ! Casse-toi de là ! panique la châtaine. Bonde et noiraud s'étudient dans une suspicion palpable : le soupir résigné que sort Madame Lenoix pourrait assassiner Anna. Elle s'en va. Elle laisse la place au plus petit. Elle entre dans sa voiture, sans un coup d'œil pour la lycéenne. Le compagnon de celui-ci se précipite finalement vers la porte d'entrée, et salue à son tour Marie.
Une Marie un tantinet paumée.
« Bonjour, Ginette..., énonce-t-elle. Tu peux poser ton manteau.
— Bonjour, débite-t-il. Merci. »
Une demi-heure plus tard, comme quelques fois auparavant, ce couple rafistolé se retrouve dans les draps d'Anna. Ils sont plongés dans l'obscurité. En t-shirt et culotte, le punk expire longuement, et la jeune fille met un bras au travers de son visage.
Les lèvres qu'a épousées son compagnon potentiellement éphémère son pincées au possible. Pour quelle raison étrange ne met-elle pas de barrière à son petit ami ? Son corps apprécie ses moments ; après coup, son cœur ne suit qu'à moitié. Elle ne doit rien montrer. Rien...
« ... Cette manifestation ? » demande-t-elle donc d'une voix plate. Bref mutisme. Elle entend Gigi se tourner vers elle, et le sent presque l'observer. La main qu'il pose ensuite sur son épaule manque de la glacer. « Y avait pas grand-monde, chuchote-t-il. Mais tiens-toi au jus, ils en organisent d'autres. Ils tiennent bon. Anna... »
Timbre hésitant, une nouvelle fois. Cette Anna n'ose pas jeter un regard à son partenaire. Sa gorge se serre. Et ce silence qu'elle ressent si lourd, lui, persévère avec cruauté. Vite brisé par cette voix tombant dans une douceur peinée.
« Je t'aime. » Ces deux mots ressemblent plus à une tentative qu'autre chose, quelle que soit la sincérité que Gigi a voulu mettre dedans. Il m'aime. Le coffre de l'intéressée se retourne. Il se réchauffe, se glace, tente de retrouver un état stable, échoue lamentablement. Elle ne s'y retrouve plus, tout est flou, si flou que le visage anguleux du punk se superpose à celui de Madame Lenoix.
Elle clôt les paupières, ses mâchoires se contractent, ses muscles se relâchent. De sa bouche, rien ne peut sortir.
***
« Tu n'iras pas, martèle Marcel.
— Mon poignet est guéri, réplique Anna.
— Il ne va pas rester longtemps dans cet état, abrutie ! »
Elle contracte le poing sous l'irritation.
Dans leur cuisine, ils sont cinq. Nadine et Marie lisent le journal sur ce sofa de cuir à la qualité bancale ; entre elles, une distance formelle. Georges est assis en bout de table, muet comme une tombe. Et l'ouvrier, lui, est installé en face de sa fille. Ils se fusillent du regard. Elle veut assister à la manifestation de l'après-midi même, lui le lui interdit formellement.
« Georges et Nadine y vont, finit-elle par siffler. Comme la dernière fois...
— ... ils ne rempliront pas leur job, en effet.
— Du calme, le vioque, crache Nadine. On a appris notre leçon, là. »
Le visage carré de l'intéressé se durcit d'autant plus.
« Ce n'est pas ta fille, tu n'as rien à faire là-dedans !
— Marie, dit-elle à la place. Donne ton avis, un peu, merde !
— Je... »
La mère de famille déglutit avec malaise.
« Je ne sais pas.
— ... Bien évidemment, que tu ne sais pas. J'aurais dû m'en douter, tiens. C'est quand, que tu arrêteras de jouer à la Bernadette ?
— Nadine ! » proteste-t-elle faiblement.
Mais celle-ci se met sur ses pieds, et ordonne sa queue-de-cheval platine. Ses iris verts lancent des éclairs. Plus précisément, l'intégralité de sa figure ovale au long nez montre son agacement.
« Pour la énième fois, on est là s'il y a un problème. De plus, on est le dix-neuf mars, et elle est majeure dans une semaine !
— Dans une semaine, en effet, mais pas aujourd'hui ! Alors, cet après-midi, elle restera sagement dans sa piaule !
— Ce que tu peux être borné, bon sang, siffle-t-elle. Tu...
— Il est treize heures vingt-sept, déjà, monsieur Mitterrand... »
Tous se taisent dans l'instant. Ils en ont oublié qu'à Antenne 2 Midi, leur potentiel futur président passe sur le plateau, à débiter des paroles sur le parti communiste. Georges s'avance alors jusqu'à un fauteuil, ses boucles rousses se balançant au rythme de ses pas. « Désolé, mais j'aimerais écouter ce que Balavoine a à dire. » Naturellement. En tant que fan incontournable du chanteur en question...
Marcel soupire bruyamment, mais croise tout de même les bras. Et fronce le nez. Sans protester, certes. La curiosité d'Anna, elle, en est piquée. Déjà treize heures trente ? A ce train-là, elle sera en retard à la manifestation. Fait chier...
Quasiment trois mois sont passés depuis le vingt-six. Les bougres du Lumière Rouge se sont rassemblés plusieurs fois, sans grand succès. Ils ont donc continué à communiquer auprès des habitants ; toutefois, ceux-ci se sont vite habitués aux affiches placardées contre les murs.
Il a fallu que Théodore se fasse bousculer – après une adolescente, un handicapé ! – pour que l'indignation s'infiltre chez eux une seconde fois. Et, enfin, ils ont pu faire passer une lettre publique dans l'hebdomadaire du coin, dénonçant une énième hausse de loyer en donnant le chiffre exact. Ils ont même dénombré le nombre de fois où les policiers leur ont rendu visite ces dernières semaines. L'un d'eux a fini par témoigner de son épuisement.
Ce mercredi après-midi, le maire sera tranquillement dans son bureau. Ils ont bien choisi la journée : beaucoup de personnes regardent Antenne 2 le midi, et cet échange entre le chanteur et ce gentil François s'avère houleux. De quoi picoter les spectateurs français. Le propriétaire du bar et ses clients ont espéré que ce soit le cas dans cette petite ville de rien. Après tout, ce jour-ci, leur usine de boites de conserve s'est accordée un jour de congé, et Dieu sait que beaucoup y travaillent. Tous les facteurs pour ramener du monde...
La jeune fille étudie, morose, leur horloge de bois gentiment offerte par Robert et Bernadette. De son côté, elle a tenté de se changer les idées en s'impliquant toujours plus dans le combat que les membres de ces minorités mènent. Rédiger ses propres textes, s'indigner de la situation dont elle est témoin : en bref, redonner un coup de jeunesse dans ce fouillis ordonné.
Se changer les idées... Néanmoins, son esprit n'a eu de cesse de retourner sur Gigi et Madame Lenoix. Le premier se rapproche toujours plus d'elle, la seconde reste à distance constante. Au milieu de ces deux-ci, la châtaine se sent de plus en plus mal à l'aise.
Elle n'y croit toujours pas : elle a fait sa première fois avec l'adolescent... lequel y a vu une preuve d'amour. Désormais, Anna ne tente plus de déceler si la froideur dont elle lui fait progressivement preuve le touche ou pas. Elle ne contrôle plus son comportement. Elle s'en veut. Elle se sent merdique.
« ... et de paraître pour un petit merdeux et un petit jeune qui fout la pagaille partout. » La voix piquée au vif de Balavoine la tire brutalement de ses pensées. Elle se tourne vers la télévision, interloquée. Le bougre à la tignasse bouclée l'a réveillée avec ces mots qui lui font affreusement écho ; mais la suite, elle, lui cloue le bec d'une façon bien différente.
« Je préfère m'en aller tout de suite ; si j'aurais su, j'aurais dormi beaucoup plus tard.
— ... Aïe, laisse tomber Georges avec stupéfaction.
— Face à Mitterrand, vraiment ? » complète une Nadine estomaquée.
Et Daniel Balavoine de quitter le plateau, sous les regards médusés de Marie et Marcel mêmes. Anna, elle, reste muette. Le gars a du culot. Du bon culot. Ce culot même qu'elle aimerait posséder. Peut-être a-t-elle eu tort, en ignorant tout de ses chansons. Il revient toutefois vers son siège, irrité.
« Je peux dire une chose importante ? s'énerve-t-il progressivement, le doigt dressé. Si vous avez parlé pendant dix minutes, au moins, de l'affaire Georges Marchais, dont tout le monde se fout strictement, je vous signale que la jeunesse française se fout strictement de ce que Monsieur Marchais faisait pendant la guerre. »
Dans le mille. Anna en aurait baillé, et tout le groupe réuni ici n'a pas même prêté l'oreille aux paroles des journalistes et de Mitterrand.
« Ça intéresserait plus la jeunesse de savoir ce qui se passe et comment le parti communiste encaisse de l'argent, enchaîne-t-il encore, pour le dépenser après, notamment à la mairie de Bagnolet. Ça intéresserait mieux de savoir comment Gaston Deferre dirige sa mairie socialiste, qui n'est pas un modèle de Société à Marseille ! »
Un maire, encore. L'adolescente lance un coup d'œil à son père ; celui-ci l'observe un instant, paupières plissées.
« Les maires sont d'actualité, papa, souligne-t-elle avec ironie. Il est bientôt quatorze heures, tu sais ?
— Ne joue pas à l'insolente, grogne-t-il.
— L'insolent, ici, c'est ce cher monsieur qui dirige la ville.
— On entend rien ! » proteste Nadine.
Alors, ils se taisent. Et Marcel se renfrogne. Cette vision arrache un léger rictus à Anna. Ce que débite le chanteur, l'audace dont il fait preuve sur un plateau télé aussi populaire, réveille cette ferveur qu'elle a perdu depuis des semaines. Et le mutisme des interlocuteurs de Balavoine la satisfait d'autant plus.
« ... Raymond Barre qui est arrivé y a cinq ans, ou quatre ans, ou je ne sais plus combien de temps, a dit que les salaires ne seraient pas diminués mais qui a augmenté les cotisations de sécurité sociale. » Les visages des parents de la lycéenne pâlissent. Les décisions du Premier Ministre, elles les affectent presque de plein fouet depuis que Robert et Bernadette ne les soutiennent plus financièrement.
« Georges Marchais, on s'en fout de Georges Marchais, il faut le savoir, ça ! De ce qu'il faisait pendant la guerre nous est complètement égal ! Le problème de drogue, de la façon dont le traite les, les ministres français, on s'en fout, il n'y a jamais eu un jeune ministre de la, de la jeunesse en France ! Y en n'a jamais eu, c'est tous des vieux ! »
Tous des vieux. La châtaine n'y a jamais réfléchi, mais la façon dont ce fait résonne chez elle ne doit pas être bien différente des sentiments que cela engendre chez ses camarades de lycée plantés devant leur télévision. « ... Monsieur Soisson, enfin, vous allez pas me dire que c'est un, un homme représentatif de la jeunesse ! Regardez comment je suis habillé, martèle l'artiste en montrant sa veste de cuir brun, ils sont plus souvent habillés comme moi, les jeunes, que Monsieur Soisson ! »
Voilà qui va réveiller Lucas, tiens, pense-t-elle amèrement. Le bougre aurait presque comme but de se fringuer comme Balavoine. « Ce que je voudrais savoir, ce qui m'aurait intéressé, c'est de savoir à qui les travailleurs immigrés payent les loyers qu'ils payent. » Et l'image du « seul rebeu du coin » s'impose illico dans l'esprit d'Anna.
« On a vu tout à l'heure, des gens, qui disaient qu'on paye sept-cent francs par mois. Moi je voudrais savoir qui encaisse de l'argent pour louer des poubelles pareilles.
— Repensez à Jamal, vous savez, celui du Lumière Rouge, glisse Anna.
— Je voudrais qui ose, tous les mois, demander sept-cent francs à des travailleurs immigrés pour pour vivre dans des poubelles et dans des taudis.
— Car Jamal paye sept cents francs par mois, peut-être ? grommelle Marcel sans grande conviction.
— Bien trop pour ce qu'il loue, insiste-t-elle. Tu commences à saisir ?
— Les prix ne sont pas les mêmes en ville qu'en campagne.
— De même pour les salaires, tu devrais en connaître un rayon.
— Anna », la corrige fermement Marie.
Quatre paires d'yeux la dévisagent avec stupéfaction. Fermement. En voilà, une nouvelle. Le cœur de sa fille rate un battement. La femme au foyer est profondément concentrée sur ce que dit Daniel Balavoine : dans ses pupilles, jamais l'adolescente n'a-t-elle vu pareils agacement et concentration.
Vient-elle juste de s'imposer, à l'instant ?
« La seule chose que je peux vous dire, Monsieur Mitterrand, j'en profite de vous avoir parce-que je suis fier d'être là, je peux vous le dire. Vous... Je... On s'en aperçoit peut-être pas, mais vous pouvez pas imaginer ce que c'est d'avoir la possibilité de parler une minute, c'est pour ça que j'avais peur de pas pouvoir parler. Parce-que ça n'arrive jamais ! Faut bien se mettre ça dans la tête !
— Faux, c'est faux..., tente l'intéressé.
— Non, non, ça n'arrive jamais ! reprend-il, effarouché. Regardez l'émission qu'il y a eu hier soir sur Antenne 2, Les Dossiers de l'écran ! Enfin ! Vous allez pas me dire que les mômes, les mômes qui étaient concernés par la contraception à seize ans...
— ... et le journal local a laissé parler Anna, fait remarquer Georges. Marcel, tu devrais être fier de ta fille, au lieu de l'enfermer dans une cage comme tu le fais. Je l'ai vu, que tu as découpé l'article et l'a relu plusieurs fois.
— Toi, comment, quoi... !
— Vous exagérez l'information, je suis obligé de l'exagérer aussi !
— Je l'ai aussi retrouvé sur sa table de chevet, approuve sa femme.
— Ça, c'est la Marie que j'attendais, sourit la blonde. Enfin sortie de ta passivité, hein ? »
L'intéressée se mure subitement dans ce silence coutumier : et son amante de lui mettre un vigoureux coup de coude.
« Hors de question que t'y retournes ! la gronde-t-elle. T'étais bien partie !
— ... Pardon.
— Ce que je peux vous donner, généralement, c'est un avertissement, les coupe Balavoine. J'ai peut-être du culot de faire ça... »
En effet, Balavoine. En effet.
« ... c'est que, la jeunesse se désespère, qu'elle est profondé... profondément désespérée, parce-qu'elle n'a plus d'appui, elle ne croit plus en la politique française, et moi je pense qu'elle a – en règle générale, en résumant un peu – bien raison.
« Ce que je peux vous dire, c'est que le désespoir est mobilisateur, et que lorsqu'il devient mobilisateur, il est dangereux. Et que ça entraîne le terrorisme, la bande à Bader et des choses comme ça. Et ça il faut que les... Les, les grandes personnes qui dirigent le monde soient prévenues que les jeunes vont finir par virer du mauvais côté parce-qu'ils n'auront plus d'autre solution. Voilà, et je vous remercie de m'avoir laissé...
— ... causer, oui », complète Marcel à sa place.
Il se saisit de la télécommande avant que quiconque ne réagisse, et éteint l'écran cathodique, l'air sombre.
« T'as bien entendu ? Se mobiliser, c'est dangereux, Anna. Alors...
— Non, réplique-t-elle. Tu déformes ses mots ! »
Il serre les poings, et s'apprête à lui répondre ; mais elle se lève avant cela. « Parce-qu'ils n'auront plus de solution », cite-t-elle. Elle plante ses iris bleus dans ceux de son paternel. « Cependant, papa... L'affaire n'est pas finie. Le Lumière Rouge n'a pas perdu appui comme Balavoine le craint visiblement pour notre génération, à nous, nés en soixante et après. Nous ne sommes pas guidés par le désespoir, nous nous battons... »
Coup d'œil sur l'horloge. Il est un peu plus de treize heures trente, elle a quinze minutes de marche pour aller jusqu'à la place de la mairie, et personne ne l'en empêchera plus. Elle n'en veut pas, elle n'en veut plus, de la démotivation qui l'a rongée. Ses amourettes passent après leurs droits à tous. Et, tandis qu'elle enfile vivement son manteau avant qu'on ne l'en empêche, elle ouvre une dernière fois la bouche.
« Et, tu peux me croire, nous gagnerons avant que ce soit notre fin. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top