Chapitre 33
« C'est de la folie ! gronde encore Marcel. De la folie, Anna ! » Celle-ci, assise en face de son père, se contente d'observer leur transistor jaunâtre, posé sur leur table carrée de faux bois sombre, dans leur cuisine aux murs toujours aussi jaunes et fleuris.
Devant elle, une tasse de thé. Derrière elle, Nadine et Marie, assises sur leurs fauteuils de cuir quasiment déchirés. A côté d'elle, un Gigi qui ne sait toujours pas où se mettre. Et, alors que Daniel Balavoine gueule son Quand on arrive en ville, et que leur petite télévision cathodique diffuse les quelques avis angoissés des Parisiens quant aux missiles postés par les soviétiques, Anna serre les dents sous la douleur. Tant physique – elle remercie son poignet droit, joliment plâtré – que mentale.
Si seulement elle pouvait passer un peu de Status Quo, ici...
« Regarde-moi, bon sang », jette-t-il. Elle relève donc le menton. Gigi, lui, continue de tripoter ses petites mains. Cela fait cinq jours que la manifestation est passée, le trente-et-un décembre 1979 est arrivé, tout le monde passera joyeusement l'année 1980, et les habitants de leurs villes ont certainement les yeux collés sur l'article qui a fait la une de leur hebdomadaire local.
« Une adolescente violentée par les forces de l'ordre », y a-t-il écrit en gros titre. En-dessous, Anna, appuyée sur le punk dont les prunelles vertes ne la quittent pas une seule seconde. Du sang goutte de son front. Ses paupières rougies sont à demi fermées. Sa face ovale reflète tout de sa souffrance et de son épuisement, son bras en écharpe n'arrange rien à la scène. Et la barrière serrée de gendarmes dos à eux ajoute un bon soupçon de chaos à cette ambiance déjà dramatique et outrageante.
Ce que l'ouvrier lui reproche, ce sont les paroles qu'elle a débitées aux journalistes avant d'aller aux urgences. Les matraques au Lumière Rouge, les vitres brisées, la panique que toute celle violence a générée chez un handicapé mental. L'obligation de sauter d'une fenêtre pour ne pas se faire tabasser, aussi !
« Personne n'a rien compris. Les policiers viennent souvent au Lumière Rouge pour contrôler la moitié des clients, à défaut de s'occuper d'autres affaires plus urgentes dans la ville. J'ai une amie qui a failli se faire agresser, un soir, mais ils étaient si occupés que j'ai dû aller l'aider de moi-même. Et, le vingt-trois décembre, ils ont sorti les matraques, car les clients n'en pouvaient plus et avaient contesté. On est en démocratie, les forces de l'ordre viennent arbitrairement répertorier qui se trouve dans ce bistrot, et elles tapent dès qu'on dit un mot ! »
Quelques clichés ont été pris, et mis en marge. Les autres blessés, l'absence de secours, et toutes ces personnes rassemblées là, avec leurs bannières et leurs poings levés. Toutefois, le fait qu'on ait cassé le poignet d'une mineure semble bien plus important. A son plus plus grand plaisir – et comme elle s'y est attendue – les journalistes ont grossi les évènements. Ils aiment être hyperboliques, cela en deviendrait presque leur loisir.
Toutefois, Anna le sent : si Marcel veut lui passer un savon, il est surtout poussé par la peur. Représailles, impacts sur son emploi... Les conséquences peuvent être multiples, semble-t-il craindre. Peut-être a-t-il raison. Sans leurs grands-parents pour les sortir du rouge, ils en seraient bien embêtés.
La jeune fille, elle, a d'autres priorités.
Au pire aura-t-il des allocations. Il pourra retrouver un travail autre-part, que sait-elle : il y a une infinité de solutions ! Mais le Lumière Rouge doit être sauvé. Les droits de ses clients doivent être respectés. Au diable sa propre réputation, à elle. Elle restera hermétique aux reproches de ses parents, et ira de l'avant.
« Qu'est-ce qu'on pensera de nous ? crache d'ailleurs son père. Tu n'es pas seule ! Tu as oublié tes parents, dans l'histoire ?! Tu enchaînes les conneries, c'est pas possible ! » Une façade, encore. Quoique, il pense sûrement deux-trois des mots qu'il lui siffle au nez. Elle remarque à peine Gigi se raidir à côté d'elle, et soutient avec fermeté les prunelles claires du quinquagénaire.
« Une autre manifestation est prévue, répond-elle simplement.
— Et tu comptes y aller avec un bras cassé ?
— Au moins, on ne me défoncera pas, raille-t-elle.
— Ne te paie pas ma tête ! »
Elle fronce le nez. « Tu as déjà été interdite de sortie. Une petite extension... » Puis, il se tait d'un coup. Anna jette un œil derrière elle, et rencontre le regard très dubitatif et sévère de Nadine. Tu vas faire quoi, face à ça ?
Un silence suit. Sa phrase pourrait s'arrêter là. Cela semblerait cohérent, du point de vue de Gigi. « Voilà tout, renifle-t-il. Ouste, maintenant. Dans ta chambre ! Jeune fille... », dit-il ensuite au punk. Ce dernier sursaute, et bafouille un « oui » vacillant. « Suis-la si ça te chante. Tu as au moins eu la décence de la sortir de ce bordel. »
Il acquiesce donc avec frénésie, et se lève avant la lycéenne même.
Sous les yeux plissés de son père, la châtaine s'avance vers les escaliers raides et sombres. Le couloir, dont la tapisserie jaune n'est pas bien plus accueillant, lui offre la porte de vieux pin de sa chambre. Cette maison serait presque branlante. Elle, et ses grincements fidèles, témoignent de l'étendue de leur fortune absente.
A quoi ressemble celle de Gigi ? se demande la jeune fille. Elle ouvre son espace personnel, et le laisse passer. Puis, elle ferme le battant, et s'assied illico sur son lit deux places. Les ressorts qu'elle sent sous ses couvertures brunes ne la font plus grimacer depuis longtemps.
Ses iris bleus sont happés par son parquet. A la périphérie de sa vision l'attendent des exercices de mathématiques – elle n'en finira jamais ! –, et l'adolescent dressé comme un piquet. Son malaise est palpable. Compréhensible, puisqu'ils sont ensembles depuis quelques jours seulement. Revenir ici doit être une épreuve, mais Anna n'en est pas touchée. Non, la culpabilité mord son estomac. Il paraît si sincère, et elle a le sentiment de lui mentir sur toute la ligne, quand bien même lui a-t-elle signifié qu'elle ne l'aimait « pas encore ». En réalité, elle est presque convaincue que ces sentiments ne naîtront jamais. Madame Lenoix est trop présente dans son esprit pour le lui permettre.
Alors, lorsqu'il s'approche timidement d'elle pour s'installer à côté, là où elle ne porte pas de plâtre, elle pince ses lèvres roses. Elle ne veut pas le blesser. Dans quelle situation l'a-t-elle mis ? Elle regrette d'avoir accepté d'entamer une relation avec lui... Mais ne va-t-elle pas le briser, si elle le lui avoue au bout d'à peine une semaine ?
Peut-être peut-elle passer des bons moments avec lui. Il n'initie quasiment aucun contact physique, après tout. Non, mieux : l'aider à effacer l'amour qu'il lui porte. Cependant, cette seule idée manque de lui arracher un hoquet douloureux. C'est ce qu'a voulu faire Madame Lenoix. C'est ce qui l'a torturée plus que tout. Elle serait bien trop cruelle.
Un mutisme peu aisé s'insinue entre eux. Anna, tiraillée par l'envie de rompre tout de suite, de tester car elle n'a pas grand-chose à y perdre, et d'attendre simplement que l'affection de Gigi s'épuise, ne sait définitivement plus où se mettre. Une horreur, un cauchemar, un dilemme. Oui, un simple dilemme.
Je peux essayer et patienter, en même temps. C'est une expérience unique pour moi. Gigi n'est pas un cobaye. Je le traiterai avec respect... et le tout sera réglé... Persuadée par ses pensées, elle laisse échapper un long soupir. Son cœur s'allège.
Combien de temps restera-t-il en l'état ?
« Dis, Anna. » Elle hoche la tête, et remet l'une de ses longues mèches derrière son oreille. Ainsi, elle peut voir à demi l'expression de Gigi. Et constater que ses joues ont rosi une énième fois. Elle pose sa main valide sur sa propre cuisse pour ne pas la laisser à la portée de l'autre. Elle le perçoit hésiter, prendre une inspiration saccadée, afficher un petit sourire automatique. Il pose sa paume sur ses doigts, elle se retient de se décaler à ce contact. Tester. Tester ! Tester. Elle s'y résigne lorsqu'il appuie sa tempe contre son épaule.
« Soulagé que t'aies pas eu de blessures plus graves », murmure-t-il. Ce comportement contraste avec ce qu'il lui a servi lors de leur rencontre et après encore. Jusqu'au vingt-cinq, en réalité. Sa douceur frôle le trop-plein.
« Eh bien... ravie que tu n'aies rien du tout.
— Ces poulets m'auront pas ! » assure-t-il farouchement.
Ah. C'était pas compliqué. Un ange passe de nouveau.
« Tu as l'épaule musclée.
— La boxe.
— J'ai beau faire de la guitare, mes foutus bras reste aussi minces que des brindilles.
— Oh.
— Tu fais beaucoup de sport ? »
Ce sujet-ci réveille subitement Anna. Aurait-il causé de hard-rock ou de physique que le résultat aurait été le même.
« Exact, dit-elle dans un rictus. Les punching-balls suffisent pas, tu sais ! Il faut un vrai humain, en face. Je suis la seule fille du groupe, mais la deuxième plus forte. Les autres, je les mets par terre. Y a aussi du renforcement musculaire, à côté... Pas grand-monde le sait, mais on m'a dit que j'avais des abdos en béton !
— Vraiment ?! »
Il s'écarte d'elle, et scrute son ventre caché par son pull de laine brune, les paupières écarquillées. Mais son expression se renfrogne alors.
« Pas grand-monde, t'as dit ? Qui est au courant d'un truc pareil ?
— Un ou deux gars, qui sont toujours pas habitués à ce qu'il y ait quelqu'un dans les sanitaires féminins.
— ... Ils t'ont vue à poil ? laisse-t-il tomber.
— Hein ? Certainement pas. En brassière de sport. »
Il relâche tous ses muscles sous le soulagement ; Anna hausse un sourcil. Déjà jaloux ? songe-t-elle... déjà blasée. « J'ai eu peur, pendant un moment », rit-il nerveusement. Elle ne montre rien de son malaise. Elle ne lui appartient pas, bon sang de bois. Toutefois, elle aurait réagi de même pour Madame Lenoix...
« Tu as eu une relation avant, n'est-ce pas ? » demande-t-il de nulle-part. Elle retourne à son sol de bois.
« Oui.
— Homo ?
— Hétéro.
— ... Oh », souffle-t-il.
Quelques secondes. « Et toi ? » L'intéressé baisse brièvement le menton. Il baisse brièvement le menton, pour mieux le relever, et prendre celui d'Anna entre son pouce et son index. Ses prunelles vertes se plantent dans les siennes, malgré le pourpre de son visage anguleux. Il laisse ses quelques mèches corbeau en cacher la moitié.
Alors que le cœur de la plus grande rate un battement, de stupeur ou d'autre, il l'embrasse avec tendresse.
Cela doit être acté, pour lui : elle est à lui, il est à elle. Tandis que ses lèvres fines épousent légèrement les siennes, et que sa respiration chaude caresse sa peau, Anna finit par fermer les yeux. Si elle imagine que Madame Lenoix est en face d'elle, elle pourra peut-être mieux vivre les choses.
Mais, si quelques frissons remontent son échine, ils n'arrivent pas à la cheville de ceux que lui a offerte sa professeure.
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