Chapitre 32
Anna écarquille les yeux. Pas un seul « reculez », ni « descendez de là » : ces CRS lèvent leur matraque, et fondent sur eux. Leur cuirasse heurtent avec violence ces cinq pauvres gars. Ils chutent à terre dans un cri. Suivent des détonations qui explosent ses tympans ; une fumée opaque les entourent. Là ses prunelles la brûlent-elles affreusement.
Elle tente de crier sa panique. Rien ne sort plus. Elle étouffe, s'étrangle, tombe à terre, plaque ses paume contre ses paupières. « Gi... ! » C'est tout. Elle sent à peine ses larmes : seul son corps l'urge à se relever, pour courir loin, très loin. Mais tout est noir, tout est flou, les vociférations se mêlent aux explosions sèches. Sa bouche, sa trachée tournent au bouillant.
Elle est incapable de faire quoi que ce soit.
Puis, on se rue lourdement vers elle. Non ! La frayeur l'écrase... au même titre que cette semelle affreusement dure sur son poignet. Suit un craquement sourd. Cette douleur-ci lui arrache enfin un long hurlement. « On se taille ! » beugle-t-on, derrière.
L'adolescente, elle, pose une main frémissante sur son avant-bras, les dents serrées au possible. « Enfoirés de poulets ! » éructe-t-on encore. Son front rencontre les pavés avec violence. « Les blessés ! Allez voir les blessés ! » Une autre botte se plante dans ses côtes par mégarde. « Anna ! » Son souffle se coupe, elle ne parvient pas même à haleter. Et tout ce boucan extérieur, lui, est vite recouvert par des acouphènes stridents.
Alors que les manifestants ont tant rugi de se sauver que de sauver, elle ne les perçoit pas s'éloigner. Le monde, lui, la fait hideusement tourner. Une bile acide remonte sa gorge trop abîmée : elle tousse, vomit, tremble. Elle se sent partir, aussi. Cependant, c'est sans compter la petite paume qu'on pose sur son épaule avec faiblesse.
Un bras entoure son dos. Elle reconnaît Gigi, sans pouvoir le lui signifier. « Et merde, putains de vendus ! chevrote-t-il. Anna, réponds-moi ! » L'intéressée bouge un peu, juste un peu. Le gaz se dissipe : elle ouvre ses yeux humides, et rencontre un environnement flou. La porte de la mairie, sa belle façade, l'homme à terre. A terre. D'autres sont à terre.
Madame Lenoix !
Son cœur se tord illico. « Les CRS ont chargé dans le front de la foule, mais la police bloque les rues ! fulmine Gigi. Ces connards, ils... » Hoquet d'horreur. « Anna, tu saignes ! » s'affole-t-il. Mais seuls trois visages percent le brouillard de son crâne. Les boucles rousses et l'œil au beurre noir de Georges. Les traits rectangulaires de Nadine. Enfin, la face élégante, les lèvres écarlates, les iris bruns et pétillants de sa professeure. Puisque son copain semble entier...
Il lui tend d'ailleurs un mouchoir. « Essuie ton vomi, débite-t-il. Je vais... ton front... Putain de merde ! » Elle s'exécute, et fait de son mieux. Ce, même si sa tempe, ses oreilles, son bras gauche et son abdomen ne sont pas vraiment partants. Dès que a bouche et son menton sont propres, elle se laisse presque tomber. Lorsqu'il la retient par la taille, elle lui sert un gémissement ténu.
«Bordel ! Où est-ce que tu as mal ?!
— Les..., suffoque-t-elle. Poignet... côtes... »
Une quinte de toux la coupe. « Yeux, narines, bouche », articule-t-elle. Court mutisme. Le jeune garçon tapote le haut de son visage en silence. Une première : il ne jure pas, ne grommelle pas, rien de tout cela. Non, il se tait, tout simplement.
Combien de minutes s'écoulent ? Si l'énergie d'Anna se fait la malle petit à petit, elle retrouve paradoxalement ses sens. Et se permet de grimacer, sur le point de pleurer. Sa main est irradiée par une souffrance pulsant une chaleur et une sécheresse effrayantes.
« Les autres... » Puisqu'elle ne peut pas se relever d'elle-même, Gigi passe doucement son bras sous ses épaules, et la remet sur ses pieds avec délicatesse.
« Ils ne foncent plus. Il faut te mettre à l'abri... Je ne sais pas où... Putain, je ne sais pas où ! s'écrie-t-il.
— Tu n'as rien... ? »
Elle distingue enfin ses mèches noires et en bordel, et la poussière sur sa peau pâle. Ses prunelles vertes reflètent sa confusion. « J'ai été bousculé, mais ça va. Un peu mal à la jambe... Il y avait un couple, avec toi, et... Peut-être qu'eux... » Nadine et Georges. Toutefois, une barrière de policiers les sépare du reste des manifestants. Et les cache, aussi.
En les voyant tous, le poing toujours vaillamment dressé, une colère ténue naît dans son estomac. Non, on dirait bien que Madame Lenoix n'a rien eu, mais elle n'est pas plus en sécurité. Et à son indignation éternelle se mêle de la crainte. Néanmoins, Anna s'est battue. La fierté la rejoint donc. La lycéenne est tombée, c'est vrai, mais sa détermination s'en est vue d'autant plus renforcée.
Comment peut-elle encore aider, dans cet état ? Ses yeux aussi bleus que le ciel froid les surplombant couvrent la place bondée. Des habitants observent l'évènement de leurs fenêtres. Si elle ne sait pas quelle tronche ils tirent, ils ont été témoins, enfin, des violences qu'ils subissent. Deux mineures, piétinée par des gendarmes ; une lycéenne aux os cassés qui a dû être envoyée aux urgences...
Elle cherche, cherche. Et elle les repère enfin, les journalistes, en sécurité derrière quelques CRS.
« Par... là.
— Hein ? laisse tomber Gigi. Mais y a ces guignols, là-bas !
— Je crois avoir vu quelqu'un que je connais », ment-elle.
Le punk la scrute un instant, ses pupilles plongées dans les siennes. Sa paume se crispe son l'épaule de la châtaine. Il ne cache pas son inquiétude, mais finit par se décoller progressivement d'elle. Le froid atteint à peine Anna – juste assez pour qu'elle perçoive l'absence de son ami. Ami qui lui enlève d'ailleurs son écharpe rouge, et la noue. A la lycéenne d'être surprise lorsqu'il la passe sur son bras blessé.
« Là, on peut y aller », souffle-t-il. Ses mots se transforment en brume. Les deux adolescents boitent en chœur vers les forces de l'ordre. Dès que celles-ci les voient, un gendarme lève son bouclier par réflexe : mais il le baisse très vite lorsque son supérieur lui lâche un ordre.
Regardez, grimace Anna. Chaque mouvement est une torture. Regardez bien. Les journalistes derrière se dressent sur la pointe des pieds. En face d'elle et de Gigi, il reste une marche de fortune à descendre : une épreuve.
Et, dès qu'elle pose le pied sur le même piédestal que tous les autres manifestants, qu'elle peut observer de plus bas les bâtisses qui encadrent cette place, elle sent un regard lui percer la nuque. Elle se raidit illico, et tourne la tête ; dès que ses paupières s'écarquillent, le noiraud la retient un peu plus par la taille. C'est Madame Lenoix qui se tient ici, la lèvre légèrement fendue et les yeux embués.
Au milieu des cris et des slogans, Anna n'entend pas ce que sa bouche écarlate forme, mais le devine bien : elle vient de l'apostropher. Les traits triangulaires de la professeure se font déconfits, le cœur de l'élève s'emballe brutalement.
Elles se fixent un long moment. La jeune fille en oublie l'emprise anxieuse de Gigi. Encore une fois, une bulle. Les protestations sont étouffées, les brusques mouvements, effacés. Elle ne voit que cette silhouette fine, petite, au carré bien en bazar. Et c'est qu'elle fait un pas vers eux, l'œil rond. Non, non, non ! panique Anna. Elle observe rapidement les policiers. Et s'ils foncent ?! Deux mineurs, pourquoi ne pas se retenir ? Pour ce qui est d'une adulte...
Alors, elle lève sa main valide, et lui sert un petit sourire. « Tout va bien. » Courte hésitation de la part de la blonde. Elle se fige pourtant, puis recule. Son expression urge la plus jeune de se mettre en sécurité... et laisse passer sa douleur, aussi. C'est réciproque. « Faites attention à vous », lui communique-t-elle silencieusement ; et, enfin, elle laisse les vociférations des manifestants exploser à ses oreilles.
Elle se tourne de nouveau vers Gigi. Il l'a manifestement observée avec angoisse. « On y va », parvient-elle à prononcer. Et ils boitillent encore. Chaque centimètre les rapprochant des forces de police, à la matraque noire et au bouclier gris dressés, compresse Anna dans son appréhension. Oui, on a fait reculer l'un d'eux. Mais ils les regardent, elle et Gigi, droit dans les yeux. Et, lorsqu'ils sont à peine à deux mètres deux, ils avancent d'un un pas ferme.
Le poing du plus petit se serre sur la taille de la châtaine. « Calme-toi, demande celle-ci. J'ai un putain de poignet de cassé. Il faut qu'on vire de là... » Brève hésitation. Alors, ils avancent, leurs opposants aussi, Anna s'appuie un peu plus sur son partenaire, les forces de l'ordre s'étalent dans cette ruelle flanquée de maisons aux quelques vitres ouvertes. Des têtes les dévisagent.
Cela serait presque parfait.
Arrive le moment où, dans une tension étouffante, le duo et le camp adverse se retrouvent presque nez-à-nez. Les prunelles bleues de la lycéenne remarquent que les deux journalistes viennent de prendre une photo. Le son de son appareil n'a pas pu passer au-dessus des insultes et des requêtes hurlées des protestataires.
Anna et Gigi s'arrêtent... ou, plutôt, la première stoppe le second, en crispant légèrement sa main sur sa clavicule frêle. Nez-à-nez. Juste en face. Gourdins versus rien du tout. Elle déglutit avec malaise. Elle ne veut pas être piétinée de nouveau. Cependant, elle chasse sa peur : elle a quelque chose à faire, avant de se faire pipi dessus.
« Laissez-nous passer, s'il-vous-plaît...
— Reculez, jette-t-on.
— Elle a le poignet cassé ! proteste Gigi. Elle a besoin de soins, vous le voyez bien ?!
— Reculez !
— T'es aveugle ! Bande de...
— Gigi », souffle Anna à son oreille.
L'intéressé se raidit, son interlocutrice lance un air désespéré aux reporters derrière. L'une d'eux, une trentenaire dont le visage rond est surplombé d'une frange bouclée, baisse la tête. Le reste de sa tignasse sombre cache un instant son expression, et ses doigts boudinés tremblotent, sur son carnet de notes.
Le corps endolori de l'adolescente l'imite. Non. Elle est terrorisée. Mais au diable ma lâcheté ! Elle se force à dresser sa main valide. « Je ne... », s'étrangle-t-elle. Rien de plus. Nouveau coup d'œil échangé avec la brunette. Celle-ci se tourne vers un gars longiligne et chauve, aux lunettes carrées. Il acquiesce, elle se risque à approcher ce qu'Anna devine être le supérieur de cette barrière humaine.
Quelques mots sont échangés. Elle ne voit pas quelle tête tire le gendarme, derrière son casque. Il semble rester de marbre, ne pas décrocher un seul mot, et autres conventions du CRS qui fait son boulot. Et pourtant, lorsque cette journaliste hausse le ton, il bouge enfin. Il se retourne, impénétrable. Le cœur d'Anna rate un battement, deux, trois, elle hyperventile presque, comment respirer ?, elle ne le sait plus.
Mais, à son plus grand soulagement, l'un des policiers se tourne légèrement... laissant un espace étroit pour qu'ils passent. Anna s'écroulerait presque. Elle a mal partout, mais ce petit acte bienveillant allège drastiquement sa poitrine. Gigi, lui, l'emmène illico, non sans servir une tronche mauvaise aux « poulets ».
Dès qu'ils se retrouvent hors du centre de la manifestation, ce rempart noir se referme. Un peu plus, et il ressemblerait à une sous-marque du Mur de Berlin. Accorder une seule faveur dans leur vie, et reprendre leur oppression dans l'instant. Coincer les manifestants, les rappeler à l'ordre, les empêcher de quitter le lieu ou de s'approcher de la mairie.
La mairie, Anna ne la voit plus. « Tu vas bien ? » se précipite alors sa sauveuse. Ses yeux cernés reflètent tout de sa compassion. Ils se posent ensuite sur son fameux collègue à la capillarité défaillante.
« Jacques, il y a une cabine téléphonique. Il faut appeler les urgences.
— Il n'y en a pas, autour ? » renifle-t-il.
Anna secoue faiblement la tête.
« Bon sang..., murmure la trentenaire.
— Reste avec elles, Joséphine. Je me charge de l'appel. »
Un caquètement sec apprend à la châtaine qu'on vient de les photographier une nouvelle fois. Dans quel état est-ce qu'elle est ? Qu'est-ce qu'elle vivra, si ces clichés sont imprimés dans le journal du coin ? Toujours est-il qu'elle se permet enfin de glisser avec lenteur, les yeux fermés.
« Tu saignes. Henri, elle saigne !
— Que s'est-il passé ? demande illico ce dernier. Racontez-nous.
— Ces enf...
— Ils ont chargé dans le tas..., coupe la blessée. Même ceux qui ne se sont pas approchés de la mairie. Je... »
Pause, toux. On griffonne du papier, aussi.
« J'ai été bousculée en passant, s'étouffe-t-elle.
— Tu t'es approchée de la mairie ?
— Je voulais voir ce qu'il se passait.
— Et qu'est-ce que tu as fait, alors ? Tu as foncé aussi ?
— Rien, nous avons juste... regardé. Et on s'est fait tabasser.
— Tabassée... », répète Henri.
Il note, encore.
« Tabassée, c'est-à-dire ?
— Henri, elle a besoin d'une ambulance ! »
— On m'a écrasée le poignet, et jetée par terre, articule-t-elle entre deux quintes de toux. Après, une grenade a explosé juste devant moi. Je ne pouvais plus respirer, ni voir. Puis, ils m'ont marchée dessus pour charger ceux qui étaient restés à leur place.
— Vraiment ?
— Vraiment, crache Gigi.
— Pourquoi est-ce que vous manifestez ? »
Anna baisse le menton, et laisse ses longues mèches cacher son sourire tremblotant sous la souffrance. Elle y est, au moment qu'elle a attendu. « Pour ce qu'ils ont fait au Lumière Rouge, monsieur. »
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