Chapitre 30

Le cœur d'Anna rate un battement. Elle reste figée un long moment, l'œil rond. La bouche fine et douce de Ginette, contre la sienne. Froide, aussi. Aussi froide que la joue que chatouillent ses mèches corbeau. Qu'est-ce qu'il se passe ? Elle sent la chaleur de son torse, presque collé au sien. Qu'est-ce qu'elle fout ?!

Là le visage de Madame Lenoix passe-t-il dans son crâne. Elle écarte illico la lycéenne, les dents serrées. Le regard qu'elle lui sert est plus sombre que sa crête ratée – ce, malgré l'écarlate de la figure de Gigi. « C'était quoi, ça ?! jappe la châtaine. De l'aide ? Tu sais ce que c'est, le consentement ?! »

Lourd silence. Dans le coffre d'Anna, la fureur se bat avec l'embarras. Elle se souvient trop bien des baisers de Lucas, copain actuel d'Alice. Ils étaient tout aussi... forcés ? Non, ce n'est pas le bon terme. Ternes ? Toujours pas. Il y a quelque chose de différent, ici ; peut-être car Ginette se cache derrière ses cheveux restants, là où le jeune homme ne montrait qu'une confiance satisfaisante, et prenait les sentiments d'Anna pour acquis.

Mais de mes sentiments, cette foutue bougresse ne les a pas considérés une seule seconde !

« Ginette, grogne-t-elle, si tu es amoureuse de moi, t'aurais pu le signifier autrement !

— Ce n'est pas ça ! jappe-t-elle aussitôt.

— Quoi, alors ?! »

Elle se relève, et se met dos à elle. Ses petits poings se contractent sur son pantalon large, décousu par endroits. Ses épaules frêles tremblent. « Non... Je sais pas... je... » Un ange passe, une voiture le suit en trombes. Ginette se retourne de nouveau, les larmes aux yeux. « Je ne sais pas comment faire autrement, moi ! » crie-t-elle désespérément. Crier, désespérément. Anna se retient de lui mettre une baffe. Elle en a trop vu, ce week-end.

« Calme-toi, siffle-t-elle. Et explique. J'ai vécu deux jours mouvementés, j'ai pas besoin d'une dispute en plus. » A ces mots, Ginette baisse le menton. Elle s'immobilise de la tête aux pieds. Puis, elle acquiesce.

« J-B m'a conseillée de faire ça, murmure-t-elle.

— Pour ?

— Je lui ai dit... »

Elle s'étrangle. « ... que je me sentais... » Elle cache sa face de sa main. « Comment dire... » Elle semble clore les paupières, et dit quelque chose tout bas. Anna observe le spectacle, interdite. Attendre est probablement la meilleure option. « Garçonne, peut-être... », chevrote enfin la punk.

Garçonne ?

« Garçonne ?

— ... Garçon.

— Mais tu es une fille, fait remarquer la plus grande.

— Il m'a dit que pour confirmer ça, je devrais embrasser une fille.

— Ça n'a absolument aucun sens ! tempête-t-elle. Ça t'a apportée quoi, là ? Être lesbienne, c'est pas aimer embrasser toutes les nanas du coin ! C'est pas... être garçon non plus !

— Je le sais, que ça n'a rien à voir...

— Mais qu'est-ce que t'as, alors ?!

— Je viens de te le dire ! » éructe Ginette.

Anna se tait dans l'instant. Gigi, s'énerver comme ça ? De cette façon ? Elle l'a déjà vue irritée, agacée ; irritante, agaçante ; mais aussi perdue ? Elle prend une longue inspiration. Ne pas s'énerver.

« N'écoute pas les conseils de J-B, marmonne-t-elle.

— Je crois... qu'il n'a peut-être pas compris.

— Et confondu connement être un gars et être lesbienne.

— Oui.

— Pour sûr.

— Tu vois le truc.

— Mais tu n'es pas un garçon.

— Tu n'es pas dans ma tête !

— Qu'est-ce qu'il y a, dans ta tête, alors ?! »

Ginette se désigne de la tête aux pieds, la lèvre tremblotante. « Je me déteste. Je ne veux plus être comme ça. Je pensais que t'étais la seule à pouvoir saisir... »

Oh... Les rouages du cerveau d'Anna se mettent lentement en route. Ce discours lui dit vaguement quelque chose. Elle a dû saisir quelques bribes de conversation, au Lumière Rouge. Des gars en robe, elle en a aussi vu une poignée. Oh. D'accord.

« Tu es une travestie, c'est ça ? T'es habillée comme un mec. Désolée, j'avais pas vu...

— Pas travestie. »

Cette fois-ci, elle fronce sérieusement les sourcils.

« Quoi d'autre ?

— Tu sais... genre... »

Gigi déglutit avec difficulté. « Mais c'est horrible, de sortir du placard... », gémit-elle. C'est à moi de dire ça ! Tu m'a virée du placard !

« Écoute, Gine... Gigi, tousse-t-elle. Si tu pouvais développer un peu... Je suis pas quelqu'un qui crie sur tous les toits qu'untel est comme ci ou comme ça. Déballe le truc, et...

— C'est vrai... ? Je peux te faire confiance ?

— Oui ? »

Son interlocutrice laisse échapper un long soupir. « Je crois que je suis trans'. » Transsexuelle ? Anna se frotte la nuque un instant, les yeux fermés. Transsexuelle... Elle savoure la longueur de ses cheveux, presque imperméables aux courants d'air glaciaux de l'hiver. Comment Ginette vit-elle sa coupe ? Elle n'en a aucune idée. Transsexuelle, hein. Et elle n'en sait pas plus sur ce que c'est, de vouloir être un garçon.

En réalité, cela lui échappe complètement. Et, tandis que son corps frissonne sous ce froid de canard, elle entend cette pauvre Gigi grelotter.

« Trans', c'est-à-dire ?

— Que je suis un mec, grommelle Ginette.

— Mais... tu es une fille.

— J'ai un corps de fille, oui.

— Je ne comprends pas comment tu pourrais être un mec, alors. »

Elle rouvre les paupières, pour tomber sur une Ginette au visage aussi pâle que déconfit. A cette vision, elle fronce les sourcils.

« Quoi ? C'est logique.

— Tu sonnes comme Jean-Bastien, murmure la jeune fille.

— Je ne vois pas où est le problème...

— Je veux être un gars ! s'exclame-t-elle avec véhémence. J'en ai marre, de... cette poitrine, et... et toute autre partie féminine... »

Elle baisse le menton. Le vert de ses prunelles tourne à l'humide.

« Et peut-être que, si j'embrassais une fille et que j'appréciais, ça voulait encore plus dire que je suis un mec...

— Ça a encore moins de sens.

— Mais j'ai aimé », murmure-t-elle.

Anna écarquille les paupières : le ton d'une timidité sincère de l'autre lui coupe le souffle. « Eh, Gigi, laisse-t-elle tomber. C'est que t'as des sentiments pour moi ? » Court silence. Quelques flocons virevoltent, entre elles.

« Je sais pas, bredouille Ginette. Ça m'est jamais arrivée avant. Quand Alice m'a dit que t'étais homo, pour moi, t'étais la seule vers laquelle je voulais me tourner. Et quand je t'ai vue, chez le disquaire... J'ai paniqué. Et là, y a ta mère et la professeure qui sont arrivées. C'était pire ! Je m'en suis voulue à mort ! Tu te rends pas compte, et tu m'as jetée comme une vieille chaussette !

— On se demande pourquoi, raille la châtaine.

— Te fous pas de ma gueule... Et après, ça m'a fait un peu de peine, en voyant ton état. Mais t'étais la seule, la seule ! J'ai voulu réparer mon erreur dans les chiottes, ça a pas marché. Et y a eu ce pervers, et t'es la seule à laquelle j'ai pensé. J'ai cherché ton numéro dans les pages jaunes de la cabine... J'étais si soulagée en te voyant arriver... Et je voulais pas te déranger quand ton père m'a invitée à dormir avec toi... Et depuis, c'est n'importe-quoi, dans ma tête ! »

... En bref, elle en pince pour moi. « C'est donc pour ça que tu m'as embrassée. » Elle se surprend elle-même par son timbre neutre. Ginette, elle, semble de plus en plus blessée. Mais des personnes blessées, elle en a pu une pelletée. Elle ne veut plus que cela recommence – sauf, peut-être, pour ses grand-parents. Quoique...

Toujours est-il que son cœur se serre, durant les longues secondes qui suivent. Elle compatit. Elle a ressenti les mêmes choses, pour Alice. Il en est désormais de même, pour Madame Lenoix. Et le mutisme qui pèse sur son jardinet envahi par des herbes folles givrées ne la met pas en meilleur état que son interlocutrice.

« Ce n'est pas grave, soupire-t-elle donc. Seulement... » Elle s'étrangle. Seulement, ce n'est pas réciproque ?! Ces mots aussi l'ont achevée, en début d'année. Et son interlocutrice, elle, est au bord des larmes. Son interlocutrice, l'unique personne de son âge avec laquelle elle peut potentiellement sociabiliser, qui est aussi lesbienne, qui peut la comprendre.

Donc, elle n'ajoute rien. Elle baisse le menton, ses longues mèches cachent son environnement. Elle sent de nouveau les lèvres fines et douces de Ginette sur les siennes. Elle aurait aimé que ce soit Madame Lenoix qui ait fait ça. Si elle avait fermé les yeux, peut-être que cette illusion aurait été fructueuse...

Dans six mois, elle avouera de nouveau ses sentiments auprès de sa professeure. Cependant, elle viendra en pauvre bleue, pour une jeune femme de trente ans. « Anna... ? » La seule idée de la décevoir lui mord les tripes. Elle sert les dents, son cœur l'imite.

Qui ne tente rien n'a rien. Ou plutôt, qui ne tente rien reviendra les mains vides, sans une once de compétence. Elle se présentera en adolescente novice. En adolescente tout court. De ce gouffre, elle n'en veut pas. Alors, tandis que la neige volette entre Anna et Gigi, la bouche de la première déguise ce désir en une belle phrase.

Mais la jeune fille le sait déjà : ces paroles, elle risque de les regretter bien vite.

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