Chapitre 23

L'attente a été longue. Dès son départ, Anna a chopé plus qu'emprunté les clefs de voiture de Nadine. Cette dernière n'a pas bronché, et est restée à l'intérieur un bon moment. Grosse discussion, a faiblement conjecturé l'adolescente. Elle souhaiterait ne pas se demander ce qu'il se trame, que cela ne regarde que ses parents...

Néanmoins, la curiosité l'emporte. Elle a au moins le droit de savoir pourquoi Marcel est un enfoiré de première, et pourquoi Marie n'en dit rien. Si, seule dans la nuit froide de l'automobile, elle n'a fait qu'esquisser mollement un plan pour dormir quelque part – accompagner Nadine chez les flics, ou dormir directement chez elle en les attendant, elle et Georges ? –, le sujet précédent doit désormais être mis sur la table. Le silence qui les enfume, en étroite collaboration avec les grognements du moteur, Anna peut le balayer d'une traite. Il leur reste quelques minutes de trajet, donc...

« Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant ? » la devance la blonde. L'autre ne décroche pas ses iris bleus du pare-brise brossé avec délicatesse par ses essuie-glaces. Chasser la neige aussi ténue que les quelques sentiments la traversant encore, qu'ils doivent. Elle ouvre machinalement la bouche.

« Je ne sais pas, énonce-t-elle, monotone. Je ne rentrerai pas chez moi.

— Ça, je l'avais bien vu...

— Je peux dormir chez toi ? »

Nadine tapote son volant gris. Sa nervosité grandit, elle tente tant bien que mal de la cacher. Cependant, Anna la voit tout de même.

« Anna, je ne sais pas dans quel état Georges reviendra. La seule option qu'il te reste, c'est d'aller chez Nathalie, puis de rentrer à la maison demain.

— Qu'est-ce qui ne va pas, avec eux ? coupe-t-elle.

— Quoi ? »

La quadragénaire lui a jeté un coup d'œil surpris. « Eux », répète son interlocutrice. Un court silence suit. Certainement lourd pour la plus âgée, mais d'un vide affreux du point de vue d'Anna. Un soupir suit ensuite : elle y lit de la fatigue, de la peine, une ribambelle de choses qui la hantent peut-être également.

Sa joue est un tout petit peu douloureuse, après tout.

« Des choses complexes, souffle son aînée. Je ne peux pas t'en dire plus.

— Pourquoi est-ce qu'elle a failli pleurer ?

— Je ne peux pas...

— Pourquoi est-ce qu'il a réagi comme ça en apprenant que Georges est à la gendarmerie ?

— Anna...

— C'est son ami, mais ça n'a pas de sens, l'ignore-t-elle platement. Et puis, ce « déballer qui je suis » et « tu sais ce qu'il se passe », ou je ne sais quoi...

Les choses sont complexes, rabâche Nadine, dents serrées.

— Oui. Tu as raison. Ça ne me concerne plus. Non, ça ne m'a jamais concernée. Même si ça pousse visiblement à ce que je me prenne des insultes à la face. Et une mandale. Je n'ai rien à voir avec ça. »

Le véhicule freine d'un coup. Anna est balancée en avant ; sa ceinture lui bloque le souffle avec violence. Elle hoquète un moment, pour gratifier son interlocutrice d'un air stupéfait. Sa face allongée, ses yeux ronds, tout reflète un agacement acide. « Que Marcel aille au diable ! vocifère-t-elle. Lui et sa dureté à deux balles ! T'as saisi, que c'est une façade merdique, oui ?! Je l'ai vu, sur ta tronche, tu croyais pas ce que tu voyais ! »

Après un instant passé à pester, elle inspire longuement. « Ils rencontrent de sérieux problèmes qui n'arrivent pas même à la cheville des tiens. Ça ne te décrédibilise pas, précise-t-elle tout bas. Ta souffrance est légitime. Toutefois, sa réaction est... » Pause. Elle pince l'arête de son nez toute en longueur.

« Je suis désolée. Il faut que j'aille à la gendarmerie, murmure-t-elle. Je leur ai dit de t'expliquer tout ça. A eux de gérer, maintenant. S'ils n'arrivent toujours pas à se sortir les doigts du cul, on s'en chargera, Georges et moi. Dis-toi... » Elle s'étrangle, souffle un coup, se reprend. Ses yeux ont brièvement tourné à l'humide.

« ... que ça se réglera. Je te demande juste... d'être patiente, d'accord ?

— Comment tu as connu Madame Lenoix ? » énonce Anna avec labeur.

Quelques secondes sonnent autour d'elles. La quadragénaire finit par reprendre la route, plus calme qu'avant. « Nous sommes deux habituées. Nous nous y sommes croisées. Ne te fais pas de mouron, ce n'est pas par elle que je suis attirée. »

Ces paroles sont prononcées dans une sérénité sans égale, mais elles manquent de heurter la lycéenne. Elle cligne des paupières avec confusion. Une nouvelle, encore ?

« ... Comment ça ? Tu es avec Georges. Forcément, que...

— Non. Georges et moi sommes homosexuels.

— Quoi ?! » s'étrangle-t-elle.

Elle reconnaît à peine la rue dans laquelle habite sa professeure.

« Mais...

— Tes parents le savent. »

Et ainsi lui cloue-t-elle le bec. Dans ce cas... Bon sang, leur comportement ne tourne pas rond... Anna passe une main sur son visage, les mâchoires contractées. Quatre mots, et son coffre rugit de nouveau. Ils la traitent de déviante, mais n'ont aucun souci apparent avec Georges et Nadine ? Pourquoi elle doit s'en prendre dans la figure ?

« Je leur sers de punching-ball... ? rit-elle faiblement.

— Ils pensent qu'ils n'ont pas le choix. Tu es arrivée. Dors, et...

— Comment est-ce que tu veux que je dorme après ça ?!

— Forcément... »

Nadine coupe le contact, et regarde ailleurs. La jeune fille ne voit plus son expression. « C'est complexe, je t'ai dit. » Sa voix aussi, à elle, commence à se faire robotique. « On t'éclaircira ça. Ils t'aiment, garde ça dans ton crâne, d'accord ? »

L'intéressée sent à peine la larme qui coule sur sa joue.

C'est trop... en un soir. Elle se contente donc de sortir de la voiture. La porte simplissime de Madame Lenoix, elle s'y dirige sans parvenir à ressentir l'once d'un stress. Elle est éreintée, chaque pas est plus lourd que le précédent. L'air glacial de la nuit, lui, ne l'atteint pas, quand bien même il secoue ses longs cheveux de droite à gauche.

Nadine n'est pas partie. Les feux jaunes de son véhicule éclairent toujours cette ruelle et ses bâtiments à la perpendicularité bancale. Les baskets d'Anna crissent contre le gravier. Puis, elles rencontrent un sol plus plat, un sol de béton, celui de ce palier qu'elle aurait dû franchir une heure plus tôt. Son poing se lève, et s'apprête à frapper contre le bois qui lui fait face. Il s'arrête juste avant.

Elle a une sonnette, repère-t-elle du coin de l'œil. Est-ce qu'elle dort ? Non... Son regard est attiré par les rideaux de la fenêtre du rez-de-chaussée. Derrière, une lampe est allumée. Non, elle n'est pas couchée. Et je ne me suis pas trompée d'adresse ? Elle recule, étudie la boîte aux lettres incrustée dans ce pauvre pilier de béton inutile. « Madame Lenoix », y a-t-il d'écrit. Non, c'est la bonne maison. Elle s'approche de nouveau, et appuie sur ce petit bouton blanc. Le bruit strident qui suit la fait frissonner.

Pourquoi a-t-elle l'impression que sa professeure est encore dans ses bras ? Pourquoi sent-elle ses mains sur sa taille ? C'est fatiguant. Laissez-moi dormir. Je n'aurais jamais dû lui répéter que je l'aimais, et elle n'aurait jamais dû y répondre. C'est irresponsable. « Anna... ? » Cette voix étouffée, et si familière, la tire trop brusquement de ses pensées.

Elle relève illico le menton, et rencontre les iris bruns et rougis de son enseignante. Ses mèches ondulées sont en bazar. Du noir déborde de ses paupières. Cependant, l'écarlate n'a pas quitté ses lèvres fines. Et sa peau, elle, pâlit, rosit, pâlit. Anna ouvre la bouche, mais aucun son n'en sort. Sa gorge s'est nouée, encore. Ou, plutôt, le choc la cloue presque sur place.

Elle a pleuré.

« Pardon, bafouille-t-elle. Pardon, je vais repartir, et...

— Entre, murmure la blonde. S'il-te-plaît... »

En entendant son ton indescriptible, elle ne peut qu'obtempérer. Elle fait un signe à Nadine, qui lève le pouce en l'air. Toutefois, ce n'est pas à elle qu'il s'adresse. C'est à Madame Lenoix. Dans une énième incompréhension, Anna plonge dans un couloir étroit aux murs bruns et rêches, tout juste visibles grâce aux rayons s'échappant de ce qu'elle devine être la cuisine de son enseignante.

La chaleur de cette bâtisse l'envahit d'un coup ; suit une odeur de steak au beurre. Son estomac gargouille dans l'instant. « Je... mange de la viande, lorsque j'ai un coup de mou », explique subitement la plus petite. Court silence. Un coup de mou. C'est officiel : l'ambiance qui leur tombe dessus est lourde.

« Je suis désolée, souffle encore la lycéenne.

— Désolée de quoi ? C'est plutôt à moi, de proférer des trucs pareils. Enlève ta veste, déjà. Allez, hop ! » s'exclame son interlocutrice.

Avant qu'elle ne peut réagir, la veste en question se retrouve sur un porte-manteau. Puis, on la pousse dans la pièce d'à côté. Elle découvre un plan de travail de bois dans l'angle du fond, une table carrée et blanche, deux pauvres chaises de pin ; et, surtout, cette gazinière uniquement éclairée par le néon de la hotte la surplombant.

Madame Lenoix s'y dirige d'ailleurs, et retourne le bout de viande crépitant dans une poêle. Elle remet son carré derrière ses oreilles. Tout chez elle transpire la nervosité. Anna reste confuse un moment : plantée là, au milieu de cette salle, elle attend simplement. Elle parvient à noter le fameux sofa écru. Le tout serait presque plus moderne que chez elle, s'il n'y avait pas cette peinture orange pour tout gâcher.

« Assieds-toi, reprend l'autre. Tu veux un verre d'eau ? » L'intéressée déglutit avec malaise, les mains moites. « ... Merci. » Elle s'avance, s'assied, et ne fait rien de plus. Elle est raide comme un piquet. Son pouls bat la chamade.

De longues secondes raisonnent dans son cerveau. La trentenaire s'appuie sur ses paumes, la tête basse. Les prunelles bleues d'Anna ne peuvent pas s'en détacher. « Tu sais... », recommence Madame Lenoix. Elle inspire profondément, et serre les poings. « Je m'en suis voulue dès que je t'ai déblatérée que tu pouvais cesser de m'aimer comme ça, débite-t-elle de but en blanc. C'est n'importe-quoi, comme raisonnement. Je fais n'importe-quoi, de toute façon. Enfin, comment tu veux que je gère une situation pareille ?! »

Anna bée, les paupières écarquillées. « Mon boulot, ou toi... ? C'est affreux. Je n'ai jamais... vécu un truc pareil », siffle la professeure entre ses incisives. Elle empoigne ses cheveux dorés. « C'est ma première année d'enseignement. Bon Dieu, on ne m'a jamais dit que ça pouvait tourner comme ça ! Écoute. Là... »

Pause.

« Non. Là, rien. Je ne m'attendais pas à ce que tu reviennes, rit-elle faiblement. Qu'est-ce qu'il s'est passé... ?

— Pourquoi rien ? » recentre platement Anna.

Madame Lenoix se raidit. « Je n'ai pas envie... » Elle tremble. Elle tire sur ses mèches. Elle enfouit finalement sa face dans ses mains, crispée des pieds à la tête. « Je ne veux pas que tu repartes, souffle-t-elle. Donc, je vais arrêter de m'enfoncer. Ça te va.. ? » Mutisme. L'adolescente voudrait se lever, s'approcher, mais son corps ne bouge pas.

« ... Mon père a dit que c'était un bar de tarés. J'ai voulu me défendre. Il m'a mis une baffe. Je suis partie. J'ai aussi appris que Nadine et Georges étaient homosexuels, et que mes parents n'en avaient rien à foutre. Nadine m'a dit que c'était complexe. Mais moi... » « Déviante », rabâche la voix de Marcel.

« Mais pourquoi est-ce que je dois subir ça ?! » s'écrie-t-elle d'un ton brisé.

L'autre se contente de béer, spatule en main. Sa bouche rouge essaie d'articuler des mots. Rien n'en sort. Alors, Anna détourne la tête, et serre les mâchoires à s'en casser les dent. Les larmes lui montent aux yeux. Et son coffre, lui, a affreusement mal.

Des pas s'élèvent soudain. Elle entend le claquement d'une assiette, celui du feu qu'on éteint, et un bruit humide. Son ancienne interlocutrice s'est pour sûr servie son steak. Elle n'en voit rien, ses longues mèches tremblotantes cachent sa vue, mais sa conjecture se voit vérifiée à l'instant où la table tremble sous ce pauvre met de fortune. Bien évidemment. Elle renifle discrètement, sans tenter d'essuyer ses joues mouillées. Qu'est-ce que tu veux qu'elle dise ? Rien. Pourtant, elle se sent déjà abandonnée de tous les côtés.

Puis, deux bras l'étreignent doucement.

Elle écarquille les paupières. Madame Lenoix la tourne vers elle, la forçant à faire face à son visage fin et triangulaire. Ses doigts tendres caressent sa nuque, puis sa joue. Aussi tendres que l'expression attristée qu'elle lui sert.

« Au diable tout ce monde... Si seulement un être pareil existe », murmure-t-elle dans un faible sourire. Elle s'apprête à ajouter quelque chose, pour se raviser au dernier moment. Le rythme cardiaque d'Anna s'affole : la jeune femme vient d'appuyer une paume derrière son crâne, et approche sa face de la sienne. Sa fragrance fruitée, mêlée à celle de la bière, envahit cette proximité. Son carré effleure sa peau, sa respiration glisse sur son menton, ses bras tremblent légèrement, sa paume épouse le creux de son dos, la lycéenne reste immobile.

Là, dans un geste délicat, plus délicat encore que tous ceux qu'elles ont échangé avant, elle peut enfin constater à quel point la bouche de Madame Lenoix est douce.

Sous ce seul baiser sur sa joue, la poitrine d'Anna est sur le point d'exploser. Elle reste là, les bras ballants, le souffle coupé, le cœur tiraillé, les joues en feu. Et tandis qu'un pleur naît dans sa gorge, l'autre la serre avec force contre elle. Puis, elle ne la lâche plus. Quelque chose bat avec force contre la cage thoracique, Anna le sent. A cet instant précis, des mots seraient futiles, presque idiots.

Elle agrippe le haut noir de son enseignante dans un cri déchiré ; ses sanglots hurlent tout ce qu'elle ne peut plus dire.

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