Chapitre 22

L'appartement de Madame Lenoix est presque recourbé sur lui-même. Rien à voir avec sa propre maison, à elle : ici, son unique étage et sa façade de briques rougeâtres sont fermement coincés entre deux autres bâtisses. Elle se trouve en périphérie de leur petite ville, dans l'une de ces ruelles qui ressemblent terriblement à celles entourant la salle de sport où va Anna, tous les mardis soirs. Peut-être que c'est pour ça que je l'ai croisée, au sortir de la boxe...

Elle déglutit avec malaise. Toutes les trois sont désormais loin du Lumière Rouge : l'adolescente ressent pleinement le froid mordant de l'hiver. Les flocons de neige tourbillonnent dans la lumière jaunâtre des lampadaires. Certains se collent contre les graviers des trottoirs, d'autres fondent illico. Une chose est sûre : le lendemain, une fine couche claire recouvrira le gris de l'asphalte.

Outre les courant d'air s'incrustant dans son t-shirt, et caressant sa peau encore transpirante... ici, tout est silencieux. Le moteur de Nadine ronronne, et c'est tout. La respiration de chacune se fait si discrète sous cette ambiance étrangement tendue que rien d'autre ne semble capable de déranger la nuit.

Je vais dormir... chez Madame Lenoix. Son cœur se serre violemment. Elle n'ose pas même poser ses prunelles bleues sur la blondinette, et préfère se concentrer sur ce déconfort que lui procure la banquette arrière verdâtre de l'automobile. Elle a mal au genou, aussi. Et à l'épaule. Et à la cheville. Oui, elle ne pourra pas grimper jusqu'à sa fenêtre. Elle n'a pas le choix...

Mais son estomac se tourne et se retourne et se contracte avec tant de persistance qu'elle est incapable de bouger.

Mille scénarios défilent dans son crâne. Et si elles vont plus loin qu'un câlinou ? Le corps chaud de l'enseignante, elle le croit presque enlacé au sien. Et si elles s'embrassent ? Elle se souvient de ses rêves chez le disquaire. Elle se souvient de cette fausse sensation d'une bouche douce sur la sienne. Son pouls s'emballe brutalement : elle manque de plaquer ses mains contre son visage. Non, elle ne rougira pas.

Le reste, elle n'ose pas même l'imaginer. Elle écarte toute idée d'explorer la peau de la jeune femme. C'est illégal, inconcevable, prématuré. Prématuré ? Il est plus correct de dire que cela n'arrivera jamais. Alors, si cela n'arrivera jamais, pourquoi ne pourrait-elle pas emprunter le sofa de Madame Lenoix pour un pauvre soir ?

« Vous allez bouger ? soupire subitement Nadine. J'ai des choses à faire. » Elles sont deux à sursauter. « Oui, pardon ! » rit nerveusement la professeure ; la lycéenne, elle, reste muette. Sa trachée refuse d'émettre un seul son.

Sa future hôtesse défait sa ceinture dans un clic. Nadine ouvre sa portière, Madame Lenoix se redresse de son dossier raide, Nadine remonte son siège, Madame Lenoix le pousse plus loin, Nadine s'écarte pour la laisser passer, Nathalie sort et secoue son carré doré. Non, Anna, se gronde-t-elle. Puisque que les iris verts de la quadragénaire la dévisagent avec impatience, elle prend une inspiration aussi longue que silencieuse, et affronte à son tour l'extérieur glacé. Glacé, mais elle a l'impression d'étouffer sous une canicule émotionnelle.

Malgré elle, elle garde une distance formelle entre elle et sa professeure. Elle étudie l'allée étroite, humide, et bien délimitée par des bâtiments qui se dressent dans des formes qui lui paraissent tordues. Ces pauvres pierres ont des décennies derrière elles. La plupart des volets sont fermés, et aucune étoile n'est visible, là-haut, dans le ciel noir. Il neige, après tout. Le regard de Madame Lenoix a beau peser sur sa nuque...

« Anna, l'interpelle-t-elle d'une voix ténue. On va parler un moment, d'accord ? » Son cœur rate un battement, puis deux, puis trois. Elle ferme les paupières, les mains tremblantes et moites. Finalement, elle acquiesce. Un claquement lui indique que Nadine est gentiment retournée dans son véhicule.

Une paume se pose sur son épaule. Au prix d'un effort incommensurable, elle se tourne vers sa professeure. Ses yeux bruns la percent. Dedans, au fond, de l'inquiétude, que son visage triangulaire reflète tout aussi bien. Elle pince ses lèvres écarlates. « Je suis... désolée », souffle-t-elle. Ses mots forment de la buée opaque, dans l'air. Et leur ton sincère frappe l'intéressée de plein fouet.

Non. « Peut-être que je suis allée trop loin, continue Madame Lenoix, le regard bas. Je suis désolée. » Son sourire peiné la cloue sur place. Non... La plus petite brise ce simple contact entre elles, et recule de quelques pas.

« On s'arrêtera là. Rien qu'avec ce que j'ai fait, tu risquerais des problèmes.

— Madame..., s'étrangle Anna.

— Exactement. Tu sais, des sentiments, ça peut s'effacer. Je ne veux pas peser sur toi. On oublie ces semaines ambiguës, d'accord ? Si cette Alice peut aller au diable, tu trouveras d'autres personnes. Alors... »

Courte expiration. « J'ai un sofa », répète-t-elle. Elle fait volte-face, et s'avance jusqu'à sa porte d'entrée, clefs en main.

« Voilà tout...

— Non. Je vais rentrer chez moi », énonce difficilement Anna.

Son interlocutrice lui jette un coup d'œil stupéfait. Il manque de briser la châtaine, elle est incapable de le soutenir. Et alors que la peau de Madame Lenoix pâlit, elle se dirige vers la voiture de Nadine, qui ne cache pas sa surprise. Ses yeux la brûlent. Cela passera.

« Merci quand même. » Ces paroles lui arrachent la langue. « Bonne soirée. » Elle ne veut pas s'éloigner. « Et bonnes vacances. » Mais puisque Madame Lenoix a mis les choses au clair, elle n'ira pas contre sa volonté.

Si elles doivent couper les ponts, cela devra se faire à l'instant, ou Anna sera incapable de le supporter.

Elle prend place sur le siège passager, et ferme la portière froide sans un regard de plus pour sa professeure. Elle ne sait pas quelle tête elle tire, et ne veut pas même le deviner. « Je rentre chez moi, explique-t-elle lentement à Nadine. J'espère que tu sauras expliquer tout ça à mes parents. Tu comptais passer chez eux, de toute façon, non... ? »

Silence. Anna regarde simplement l'airbag grisâtre lui faisant désormais face. Dehors, aucune serrure n'est déverrouillée, aucune poignée n'est baissée, l'enseignante ne rentre pas chez elle. Puis, Nadine démarre de nouveau son moteur. « D'accord », dit-elle. Après un petit signe de la main à la trentenaire – un au-revoir, bonne nuit, ou « courage », au choix –, elle repart.

Madame Lenoix, elle, reste figée.

***

Anna n'a pas vu le trajet passer. Elle retrouve déjà son salon-cuisine jaune, le plan de travail et la table foncés du fond, l'escalier grimpant au premier, et les fauteuils un poil écorchés à sa droite. Elle jette un œil au calendrier écorné, épinglé au-dessus de leur combiné. Elle observe tout aussi bien le plancher, le porte-manteau collé contre la tapisserie toute juste démodée, le paillasson brun sur lequel elle frotte faiblement ses baskets...

... mais doit arriver le moment où elle doit faire face à ses parents.

Ici règne un mutisme de plomb. Le tic-tac de leur pendule le rend presque envoûtant. La respiration de son père aussi. Son père, qui se tient devant elle, à quelques mètres. Sur son visage carré est plaqué un air on ne peut plus lugubre. Et pourtant, ses lèvres sèches ne parviennent pas à prononcer le moindre mot.

Ceci est un phénomène assez étrange pour qu'Anna se sente encore plus étouffer. La discussion avec Madame Lenoix lui brise déjà le cœur. Sa voix dont elle ne veut pas même palper l'émotion se fait tant lointaine qu'envahissante. Elle a mal au crâne. Elle veut dormir, elle veut effacer le souvenir de ces matraques et de ces hurlements, elle veut tout faire disparaître. Rien de plus, rien de moins.

Pourtant, Nadine pose une main sur son épaule, l'air de dire « avance encore un peu, j'aimerais fermer la porte ». Elle obtempère tel un automate, incapable de faire autre chose sous cette angoisse et cette fatigue dévorantes. Incapable. Comment a-t-elle seulement imaginé que les choses se passeraient mieux ici que chez sa professeure, qu'elle serait assez forte pour se confronter à ses parents ?

Le cliquetis de la poignée semble donner le signal. « Anna, articule sourdement Marcel. Explique-nous la situation. » Elle ferme les yeux. Ses mains ne parviennent pas même à trembler.

« Privée de sortie jusqu'à Noël, car tu as déjà fugué. Tu t'en rappelles, ou ta cervelle de moineau a...

— Je m'en rappelle, papa.

— Ne me coupe pas la parole, crache-t-il. Je parle, tu écoutes. Saisi ? »

Tu m'as posée une question, pense-t-elle avec labeur. Rien ne sort.

« Nous qui pensions que notre discussion t'avait servie de leçon, on dirait que ce n'était pas suffisant. » Son venin s'insinue lentement dans les veines de sa fille. « Ton insolence est indigeste. » Aucune goutte de son sang n'est épargnée. « Seule une idiote referait la même erreur deux fois. » Tout son être se nécrose, lentement, vicieusement. « Et cet accoutrement, il sort d'où ? » Son mépris la frapperait presque, mais son impuissance est éternelle.

« Tu es un clown, tu n'arriveras à rien, jette-t-il sèchement. La fête est finie pour toi. Tes... cassettes, tes hauts répugnants, à la poubelle. Je ne veux plus en entendre parler. A ta majorité, tu te démerdes. Compris ?

— Marcel, intervient Nadine.

— Quoi ? »

La quadragénaire grimace légèrement.

« Tu as quelque chose à redire sur mon éducation ? éructe-t-il brutalement. Toi et Georges, vous n'avez pas de gosse, vous ne savez pas ce...

— Tu te fous de moi ?! »

Son rugissement subit les fige tous. Marcel cligne des paupières avec confusion, puis serre sèchement les dents. Ses prunelles grises s'enflamment mieux que n'importe-quel brasier. Anna voit tout juste sa mère tendre la main, puis la serrer contre sa poitrine, presque tremblante.

« N'ose pas même sortir des conneries pareilles devant moi ! siffle la blonde. Rappelle-toi de ta place, à toi et Marie, et on en rediscutera !

— Nadine, chevrote cette dernière.

— Je m'adresse à ton mari ! balance l'intéressée. Ta fille... »

Elle la prend par le bras, et la désigne du doigt. Sa poigne est puissante, mais la plus jeune se laisse faire. Aucun de ses muscles ne lui répond : elle est clouée sous le choc. Les traits allongés de Nadine reflètent une fureur trop inédite.

« ... a sauvé deux personnes. Elle a fugué, oui ; elle s'est barrée de votre cloître, oui ; mais à qui est la faute ?!

— Tu veux m'accuser, maintenant ?! tonne-t-il. Qu'est-ce que t'appelles un cloître ? Tu te prends pour qui ?!

— Tu veux vraiment que je déballe tout ça ? renifle-t-elle. Vas-y, essaie de faire les gros bras contre moi. »

Marcel comme Marie pâlissent illico. L'adolescente, elle, bée sous l'incompréhension. Déballer... ? Déballer quoi ? Les insultes qu'elle s'est prise à la figure sont loin, désormais. La douleur reste toujours ; néanmoins, qu'on se dresse ainsi contre son père... « Georges est au commissariat. Ça devrait te donner une idée de ce qu'il s'est passé. »

Un silence de plomb tombe sur eux. Sous le regard horrifié de la lycéenne, son père recule légèrement, les paupières écarquillées.

« Au... commissariat ? Tu te paies ma tête... ?

— J'ai une tronche à déblatérer des conneries ? Je savais que tu allais rabaisser Anna, mais à ce point... Tu me dégoûtes, Marcel, murmure-t-elle. Tu me dégoûtes profondément.

— Nadine ! reprend faiblement Marie, la voix grelottante.

— Et toi, siffle-t-elle justement, combien de temps tu vas rester passive ? Ça fait plus de vingt ans, maintenant.

— Je... », s'étrangle-t-elle.

Je, c'est tout. Des larmes naissent dans ses yeux sombres. Cette seule vision poignarde Anna. Sa mère, sur le point de pleurer. Son père, retranché elle-ne-sait-où. Ce couple si austère, affaibli par une poignée de phrases bien choisies. La colère grimpe lentement chez elle ; son poing se contracte par réflexe. Mais alors qu'elle s'apprête à interpeller Nadine, Marcel ouvre de nouveau la bouche.

« Anna, tu es allée dans ce bar de tarés. »

Douche froide. Elle se tourne vers lui, l'œil rond. « Idiote. » « Clown. » « Déviante. » Elle sent la main de Madame Lenoix épouser sa taille. Ces injures, elles la touchent aussi, elle. Cela, Anna ne peut plus le laisser passer, plus depuis cette douceur qu'elle a ressentie pour la première fois de sa vie.

La fureur se saisit brutalement d'elle. « Papa, rugit-elle, tu peux aller te faire foutre ! » A peine ces mots sortent-ils de sa bouche qu'elle en mesure la dangerosité. Mais qu'en a-t-elle à faire ? Son père a beau s'avancer à grands pas, lever la main, et l'abattre brutalement sur elle...

Elle chancèle dans l'instant, les yeux écarquillés. Le claquement de sa gifle raisonne longuement dans la pièce. Bientôt, sa joue chauffe ; pourtant, aucune douleur ne suit. Elle se retient contre le mur, et baisse le menton, le cœur battant à tout rompre. Sa vue devient floue, déformée, brûlante. Il n'y a plus que la respiration lourde et furieuse de l'homme pour briser ce nouveau mutisme.

Étrangement, les larmes qui roulent sur le visage d'Anna sont d'un vide sans précédent.

De longues secondes coulent autour d'elle. Après avoir remis ses longs cheveux derrière ses oreilles, elle pose ses pupilles sur le couple qui lui fait face. « D'accord », énonce-t-elle d'une voix morte. Elle se retourne vers la porte, en abaisse la poignée, et l'ouvre.

« Marie, Marcel... au revoir. »

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