Chapitre 2
« Tout va bien ? »
Ces mots résonnent encore dans la tête d'Anna. L'échange n'a pas été très riche : un « oui » accompagné d'un geste de recul, histoire de bien lui signifier qu'il devait lui foutre la paix.
C'est ensuite dans son coin que l'adolescente a recommencé à grogner contre la Terre entière, et surtout contre le blond. Le bougre est sacrément populaire : toujours entouré d'une bande d'amis, jamais la même. Il sait s'attirer d'un air tout innocent les faveurs d'une bonne dizaine de filles. Jusque-là, ça n'a pas été bien compliqué de l'éviter...
Seulement, les choses se sont aggravées la veille même, lorsqu'il a commencé à sortir avec une bonne amie à elle, Alice. Anna savait que la petite timide qu'elle était l'aimait, mais que ça soit réciproque ! Allons bon ! C'est de la jalousie qu'elle ressent au plus profond d'elle-même, elle en a conscience.
Ce sale type ne mérite pas une fille aussi superbe.
Elle en est persuadée, il ne s'occupera pas bien d'elle. Et puis, c'est dégueulasse. Elle a posé les yeux sur elle la première !
Ses ongles claquent contre le sol carrelé du lycée. Le sort doit s'acharner sur moi, pense-t-elle. Qu'il essaye ! Je ne perdrai pas contre un salaud dissimulé derrière une galanterie puante ! Et le pire, c'est qu'il écoute du France Galle aussi !
La sonnerie la sort brusquement de ses pensées. Elle se lève avec détermination. En amour comme à la guerre : elle récupérera ce qu'il lui a pris.
***
Dans la vaste salle claire, le silence est de mise. Les élèves sont penchés sur leur table grisâtre : on jette parfois quelques coups d'œil au tableau noir, ou aux fenêtres qui dévoilent les arbres blancs de la cour.
La lumière froide d'au-dehors est le meilleur témoin de l'hiver qui règne sur la ville. Le regard rivé à l'extérieur, Anna est perdue dans ce paysage presque figé. Bientôt, les toits seront recouverts de blanc, espère-t-elle. Le monde a l'air si mort...
Des pas lents se font alors entendre derrière elle. Elle les reconnaîtrait entre mille : ce sont ceux de Madame Lenoix, remplaçante jusqu'au printemps, qui les surveille pour leur devoir hebdomadaire d'italien. Anna se penche brusquement sur sa copie parfaitement vide.
« Il reste dix minutes ! » annonce l'adulte. Elle saisit son crayon en vitesse. Alors qu'elle écrit, elle parvient à apercevoir le visage jeune de l'autre se pencher sur sa feuille.
Puis, son expression est cachée par son carré ondulé : un rideau doré qui tombe juste au-dessus de l'épaule de la jeune fille. Ses cheveux l'effleurent presque. C'est une blague, grogne-t-elle intérieurement. Cette prof est sadique à ce point ?
Le stress monte : la présence de l'enseignante est trop intense. Anna déglutit, et passe à l'avant-dernière question. Une expression écrite ! réalise-t-elle avec effroi. Son œil rebondit sur la pendule. Encore sept minutes.
Sept minutes de combat acharné. Madame Lenoix part enfin vers son propre bureau : Anna le remarque à peine. Elle est trop occupée à livrer bataille.
« Je ramasse les feuilles ! » Elle lève sa mine, le souffle court. Il reste une question. Tant pis.
L'adulte lui tend une main fine, dans laquelle finit la copie. Son expression reste impassible, mais ses prunelles marron trahissent quelque chose. Et quoi, peste silencieusement l'adolescente, on a le droit d'être un peu dans la lune !
Mais sa culpabilité n'en démord pas.
« Pour la semaine prochaine, vous reverrez le vocabulaire sur les voyages scolaires. » La salle se vide déjà, une poignée de lycéens note la consigne sur leur agenda et part à son tour. Anna se dépêche, la tête basse. Voilà ce qu'elle gagne à penser à Alice. Il faut qu'elle lui parle, aussi risqué cela s'avère-t-il : ça lui bouffe l'esprit.
Elle franchit la porte de la salle de classe, mais à peine s'engage-t-elle dans le couloir qu'on la retient par l'épaule. Elle se retourne avec surprise. C'est Madame Lenoix qui lui fait face.
« Anna, on va parler cinq minutes. »
***
« Alors, qu'est-ce que c'est ? » La professeure, assise à son bureau, a retrouvé l'éclat qui pétille toujours dans ses yeux sobres. Un petit sourire est collé à ses lèvres rouges. « Engueulade avec les parents, ras la casquette des cours ? » Elle avance son petit buste dissimulé sous son chemisier blanc. « Peine de cœur ? »
Anna se raidit. « Dans le mille ! » s'exclame l'autre. « Ce n'est pas vos affaires », répond la fille sans grande conviction. Madame Lenoix secoue la tête.
« Ça l'est devenu au moment où ça t'a détournée de mon cours. » La jeune pince les lèvres, puis soupire. « Certes. » Si elle découvre que je suis homosexuelle...
Quelques secondes passent.
« Alors, quelle est l'affaire ?
— Rien de très intéressant...
— Ton copain t'a trompée !
— Non.
— Il t'a plaquée, alors ?
— Non plus.
— Oh non... Tu es allée voir ailleurs !
— Bon sang, non !
— Ah..., laisse tomber la professeure, déçue. »
Elle croise les bras.
« Mais tu ne sortais pas avec Lucas ?
— Comment vous savez ? s'étrangle-t-elle.
— Tu sais, la salle des profs... »
C'est une blague. « C'est le couple qu'il forme avec Alice qui te dérange ? » Elle acquiesce : son cœur bat à tout rompre. Va-t-elle vraiment l'avouer maintenant ? Elle ne connaît pas les opinions de la femme. Et si elle la traînait à l'hôpital psychiatrique ? C'est encore légal, après tout...
La blonde prend un air compatissant. « Je comprends que ça soit dur de le voir avec un autre... » Comment est-ce que je vais faire ? « Un premier amour, ça ne s'oublie pas comme ça ! » Ça me fait mal. « Mais comme on dit, un de perdu, dix de retrouvés ! » C'est pas lui, espèce de cruche. Je n'en peux plus...
« Et puis...
— C'est Alice que j'aime. »
Le silence tombe sur la salle. Madame Lenoix reste bouche bée un moment. Et merde... Et merde ! fulmine l'élève. Quel coming-out fabuleux, maintenant, je vais avoir trois de moyenne en italien !
« Tu es lesbienne ? murmure l'adulte, une étrange expression collée au visage.
—Eh bien... Euh...
— Alice le sait ?
— Non, parvient-elle à articuler. »
Sur ces mots, elle fait volte-face. Les larmes lui brûlent les yeux.
« Attends ! Pourquoi pas ?
— Elle pourrait me jeter chez les bonhommes en blouse blanche, ironise-t-elle.
— Anna... »
Déjà s'avance-t-elle vers la sortie. Je n'aurais jamais dû. Je suis foutue...
Mais soudain, elle entend le raclement d'une chaise. En deux-deux, Madame Lenoix lui barre la porte. Anna s'arrête net, les paupières écarquillées. Le carré blond de son interlocutrice est légèrement décoiffé. Dans son regard, aucune haine ne pointe. Elle la prend alors par les épaules. « Anna, avoue-lui tes sentiments. »
Quoi... ? Toute la détermination dans la voix de son enseignante la laisse muette. Puis, elle éclate de rire. Je n'ai jamais vu une prof aussi investie dans la vie amoureuse de ses élèves.
« Quoi ? J'ai dit quoi ?
— Je le ferai, promis, articule-t-elle difficilement entre deux hoquets.
—... Oh. Bien, c'est bien ! Il faut s'assumer, hein, Anna ? Surtout en ce moment... »
Elle a murmuré la dernière phrase. Au bout de quelques secondes, elle lâche la plus jeune.
« Je te souhaite bonne chance, sourit-elle.
— Merci. »
L'adulte la regarde partir, et disparaître au fond du couloir. Enfin, elle se tourne vers son propre bureau, une main contre l'ardoise noire de son tableau. « Bonne chance... »
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