Chapitre 16
« ... car j'ai peur ! » s'écrie Marie d'une voix brisée. Première chose qu'Anna, Gigi, et Marcel entendent en franchissant la porte d'entrée.
Un lourd silence tombe entre les cloisons tapissées de vieilles fleurs. Nadine pose ses yeux verts et humides sur eux. Sa queue-de-cheval blonde est moins ordonnée qu'une demi-heure plus tôt. Georges, lui, est toujours assis sur sa chaise, à tripoter ses mèches rousses et ébouriffées – cette fois-ci, avec une angoisse plaquée sur sa face triangulaire et tachetée de quadragénaire.
Et Christian de lire une bande dessinée Le Scrameustache sans prêter la moindre attention à ce qu'il se passe.
Cette scène n'aurait rien eu de particulier si le visage rond et ridé de la mère d'Anna n'était pas pâle comme un linge. Et son air s'aggrave encore lorsqu'elle découvre que Ginette est aussi ici. Elle bloque. Elle laisse lentement retomber ses bras le long de son corps frêle. Elle bée ensuite, l'œil écarquillé.
Merde, pense précipitamment Anna. Merde, merde, merde ! C'est avec Ginette qu'elle m'a vue dans la ruelle ! Je fais quoi, maintenant ?! Elle se tourne vers l'autre lycéenne. Pas de bol : elle tombe sur le côté chevelu de son crâne, et ne voit rien de ses traits anguleux. L'envie de la jeter dehors picote la châtaine.
Elle ne le fait pas.
« ... Chéri », murmure enfin Marie, sans jamais décrocher ses pupilles de la pauvre punk. L'intéressé hausse un sourcil gris.
« Qu'est-ce qu'elle... fait là ?
— On l'héberge pour la nuit, lâche-t-il. C'est elle qui a appelé, alors...
— Non, on ne peut pas ! »
L'homme plisse les paupières. « Marcel, c'est la fille », siffle Marie. La fille en question se tourne enfin vers Anna. Celle-ci constate son trouble, mais n'en a cure. Son cœur bat si vite que sa tête en tourne : elle ne peut pas gérer une nana qui... Qui vient de se faire suivre, et a frôlé l'agression. Bon sang.
A cet instant précis, elle souhaite simplement disparaître. Peut-être Ginette a-t-elle raison. Peut-être vont-ils la jeter dehors. Au moins seront-elles deux, mais sa compagnie ne s'avérera peut-être pas des meilleures, surtout dans un contexte pareil. Et désormais que tous les yeux sont rivés sur elles – mêmes les orbites globuleuses de Christian...
« Celle qui a plaqué Anna contre un mur ? » sort finalement son père. Il défait son manteau en claquant de la langue, pousse les deux jeunes filles dans le salon, et ferme la porte avec irritation. La chaleur de la maison étouffe Anna. Il y a trop de pression, ici. Ses parents discutent à une vitesse d'escargot, leurs invités reculent déjà dans un coin de la pièce, et Ginette se cache à petits pas derrière la lycéenne et son père.
Et mon père. Lequel vient de se rasseoir sur sa chaise comme si de rien n'était. Anna n'y comprend plus rien, cette situation lui échappe complètement, le comportement de son paternel aussi, tout cela n'a aucun sens.
« Quelqu'un la suivait. On va pas la laisser dehors. Elle dort ici, et...
— La police, se précipite sa femme.
— Demain, paraît-il. Ginette, il reste un peu de poulet.
— Non, on va les appeler maintenant, et...
— Marie, tonne-t-il, tais-toi ! »
Ces paroles seules les frappent tous de plein fouet. Tous, mais Anna se sent presque la plus touchée. Ses muscles se contractent par réflexe. Un échange plus électrique entre ces deux-là, elle n'en a jamais vu ; alors, que Marcel crie sur Marie...
Ils doivent pourtant penser que je sors avec elle, ou je ne sais quoi... A cette idée, son estomac se noue définitivement. Non, jamais ne va-t-elle se taper la personne qui fout sa vie en l'air. Seule... Seule Madame Lenoix... Elle la sent encore, sa main fine, épouser sa joue. Elle sent trop de choses d'un coup. Dans son crâne, c'est un bordel monstre.
« Problème », urge au moins son cerveau. « Toi fuir. Vite. » Ses prunelles bleues rebondissent sur le plan de travail plastifié, la tablée de faux bois, le frigidaire orange, le calendrier, le combiné. Son numéro ! Il est dans mon répertoire... qui est dans ma chambre... Mais je ne peux pas l'appeler ! Je vous en supplie, madame, débarquez au hasard ! J'ai besoin d'un Deus Ex Machina, là !
« Ginette, articule encore Marcel. Mange un bout, et allez toutes les deux vous coucher.
— Je..., s'étouffe la demi rasée.
— Elles vont dormir ensemble... ? souffle Marie avec horreur.
— Il y a le canapé, énonce difficilement Anna.
— Marie, intervient Nadine dans une douceur hésitante. »
Nouveau mutisme. La scène est à la blondinette, qui pose une main sur l'épaule tremblotante de la recalée de l'histoire. Elle lui affiche un sourire se voulant rassurant. L'autre conserve son immobilisme, mais ne regarde que sa future interlocutrice.
« Ça ne sera pas la première pyjama party d'Anna, si ? Et je pense que cette jeune demoiselle a besoin de nourriture et de repos.
— ... Oui, laisse-t-elle tomber. »
Sa voix blanche glace presque sa fille. Maman... Qu'est-ce qu'il se passe ? Marcel fait alors un signe de tête sévère à Gigi. Cette dernière ne conteste pas plus. Elle se précipite presque vers la place qu'on lui désigne, non sans jeter un coup d'œil des plus perdus à la châtaine. Elle suit. Que peut-elle faire d'autre ? Ce pauvre « il y a le canapé » est la seule chose qu'elle a pu sortir. Alors, elle aussi, elle obéit comme un pantin.
Une quinzaine de minutes plus tard, elle se retrouve assise sur son lit, dos à leur convive surprise.
« Je suis désolée », chuchote encore Ginette. Anna ne répond pas. Elle ne fait que détailler la commode qui lui fait face. Joli bois de chêne : peut-être ses grands-parents leur ont-ils offerts, puisqu'ils sont riches comme pas deux... Contrairement à eux.
Le meuble est assez vaste pour contenir tous ses jeans, t-shirts, et pulls. Il lui sert aussi à dissimuler quelques cassettes de musique. Son poste se trouve d'ailleurs sous la fenêtre, derrière elle, au pied de sa bibliothèque. Son livre d'italien doit bien traîner quelque part.
Madame Lenoix. Elle a terriblement envie de se retrouver dans sa salle de classe, tout comme le jour dernier. Ou chez le disquaire, à l'image des rêves qu'elle a faits sur elle. Cependant, jamais ses sentiments ne peuvent-ils être réciproques. Pourquoi ? Car il paraît que c'est une déviance. Même si elle n'a pas l'air de cet avis. Elle a dit... que mes sentiments envers une potentielle personne du même sexe sont aussi sincères que ceux pour un garçon... Alors, pourquoi est-ce qu'on m'étouffe toujours... ?
« Anna », chuchote cette foutue punk.
La Anna en question daigne enfin se retourner. L'autre est adossée contre la tapisserie brune et épaisse ; ses boucles charbon cachent la moitié de ses traits anguleux, et manifestement navrés au possible. Néanmoins, de là à s'excuser une seconde fois, il y a du chemin à faire. Tout ce qu'elle est capable d'accomplir, c'est de pincer ses lèvres fines, et de crisper ses petits doigts sur le radiateur. Là la châtaine réalise-t-elle à quel point Ginette est frêle, sous son jean déchiré, sa veste trop grande de la même matière, et son haut noir.
« Pourquoi est-ce que tu ne peux pas rentrer chez toi ? » demande-t-elle de but en banc. L'intéressée sursaute presque, et braque ses iris verts et hésitants sur elle. « Eh bien », bredouille-t-elle, « j'ai voulu aller dans un bar, mais il y a eu des soucis là-bas, donc j'ai fait demi-tour, mais mes parents ont eu des soucis aussi, et je n'ai pas les clefs de la maison... »
C'est quel genre de bordel, ça... ? Quitte à se distraire, autant approfondir le sujet. Anna veut au moins calmer la colère qui souhaiterait éclater chez elle. « Développe ? » Ginette lisse inutilement son pull. Ses gestes sont machinaux. Une chose qu'Anna note malgré elle.
« Tu connais le Lumière Rouge ? En bas de l'allée du disquaire. » Le Lumière Rouge ?! « J'y étais avec mes vieux. Puis, des poulets sont arrivés, pour dégager quelques personnes trop torchées. Ils y vont pas de main morte, ces connards », crache-t-elle presque. Elle passe une paume sur le côté rasé de son crâne. « M'enfin. Mes parents se sont faits contrôler, et ont pas voulu dire que j'étais là. Mais ils ont pas pu me filer de quoi rentrer. Ajoute un pervers, et voilà le résultat. »
Silence.
« ... Pourquoi ils descendent au Lumière Rouge ? murmure Anna.
— Tu connais ce bar ?! »
Elle recule face à la stupeur de son interlocutrice. « De nom. On m'y a invitée, pour le vingt-trois. » Et je vais vraiment devoir sauter par la fenêtre..., grimace-t-elle. Après tout, le ton monte, au rez-de-chaussée. Pourquoi ? Elle n'en a aucune idée, et c'est presque bien fait pour ses parents. C'est du moins ce qu'elle tente de se dire. Au fond, de l'inquiétude naît...
Mais elle la balaie du plat de la main. Elle a d'autres chats à fouetter : les problèmes de couple de ses darons ne regardent qu'eux.
« Le vingt-trois... », reprend Ginette. « Qui t'a invitée ? » Un type que je ne connais pas, et son pote trisomique. « Une amie. » Quelques secondes, encore.
« Une amie, hein. Je sais ce qu'il se trame, là-bas. Une amie, c'est pas une amie.
— Non, vraiment...
— Tu es pédé, non ? C'est le seul endroit où vous pouvez vous montrer ouvertement, de toute façon.
— Quoi ? siffle la plus grande. Qu'est-ce que tu fous là-bas, alors, si tu craches sur les homosexuels ? »
La noiraude grigne.
« Je crache pas dessus..., hésite-t-elle.
— C'est pas l'impression que tu m'as donnée, dans la ruelle, l'autre jour.
— Je t'ai déjà dit que j'étais désolée ! »
Anna se lève d'un bond, les dents serrées. « Ça ne répare rien, d'être désolée », grogne-t-elle. « Tu as vu le carnage, un peu ?! J'ai eu ma dose d'homophobie, merci. Je me taille. » Sur ce, elle attrape vivement une veste au hasard, et se dirige vers sa porte. Peu importe qu'elle croise ses parents. Ils ne peuvent pas la forcer à rester ici, et...
Et on attrape vivement son poignet, pour la tirer en arrière. « Ne pars pas », gémit Ginette. Son désespoir la cloue presque sur place. La lycéenne se fige, non sans serrer son poing libre.
« Qu'est-ce que tu me veux, encore ? éructe-t-elle difficilement.
— Déjà, je ne veux pas être seule. Ensuite... »
Elle la devine aisément détourner la tête, ou la baisser, au choix. « Je ne suis pas homophobe », murmure-t-elle. « Je suis juste... Anna, mes parents sont en garde-à-vue, et ça flottait depuis un moment. Je... » Elle s'étrangle, inspire un coup, se reprend.
« Je sais pas sociabiliser », débite-t-elle finalement, « donc je dis de la merde, et ça donne ça, et je ne le pensais pas. Que tu te tapes un mec ou une meuf, je m'en fous. Peut-être que je me suis emballée car, au fond... » Elle resserre légèrement son emprise, puis la lâche. « ... on se ressemble un peu, toi et moi. »
Hein... ? Cette dernière phrase a été prononcée d'un timbre si ténu qu'Anna ne sait pas si son ouïe lui joue des tours. « Je sais pas ce que je suis. Je sais pas dans quoi me caser, et ça me les brise. Je... Il y a une chose... » Elle recule de quelques pas, et semble s'asseoir lentement sur le lit. La châtaine se retourne enfin : ses yeux s'écarquillent dès qu'ils voient les larmes perlant dans ceux de la punk. Cette dernière les détourne un peu plus.
« ... pour laquelle j'ai besoin de toi. »
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