Chapitre 11
Anna arrive devant la porte de sa maison. L'angoisse la pousse à l'étudier avec précision. Poignée ronde et grise, battant de bois foncé, quelques carreaux qui ne laissent rien filtrer de plus que la lumière du corridor. Elle n'est pas mal, cette porte, même si elle est un peu abîmée, même si le verre est un peu rayé, et même si elle vient de s'ouvrir sous son nez.
Elle sursaute. Son père lui fait face. Ses yeux bruns lancent des éclairs. « Entre », jette-il sèchement. Elle obtempère. Tout ça sent aussi bon qu'un pet de renard.
Elle entre dans leur petite cuisine, et voit sa mère, assise sur une chaise, le visage grave. Ses coudes sont posés sur leur pauvre table de bois ; ses mains, fichées dans ses épais cheveux bouclés et rêches. Elle peut deviner sans mal l'air grave qui modèle son visage anguleux.
« Assieds-toi », dit Marcel. Elle prend un siège. Sa gorge se noue, son cœur s'emballe, son sang bat à ses tempes. Il les rejoint, et ses parents échangent un regard lourd de sens ; finalement, il soupire.
« Tu es lesbienne ? » Elle ne répond pas. « Tu es lesbienne. » Il inspire profondément, et plante durement son regard dans le sien. Elle arrive au moins à le soutenir. « Est-ce que tu te rends compte de la gravité de la situation ? » Encore des conneries. « Tu aurais pu te faire agresser. » Ou pas. « Tu seras privée de sortie jusqu'à Noël. » Oups...
Il marque une pause. « Pour ce qui est de ton orientation sexuelle, sache que ce genre de déviance n'est qu'un effet de mode », lâche-t-il. « Ça arrive beaucoup, aux adolescents de ton âge, et surtout en ce moment. On ne relèvera pas pour cette fois : tu réaliseras bientôt que ce n'est qu'un ramassis de conneries pour se montrer intéressant. Tu es une fille intelligente, on te fait confiance. »
Elle se mord la lèvre. Ses yeux la piquent affreusement, mais elle ne pleurera pas, pas en face d'eux – et ce, même si la douleur qui se saisit brutalement de sa poitrine devient chaque seconde de moins en moins supportable.
« La discussion est terminée. On t'a gardée des pâtes...
— Non merci, articule-t-elle difficilement. Je vais me coucher. »
Elle se lève, et quitte lentement la pièce. Ses jambes sont en plomb. Elle peine à lever ses pieds. Cela lui demande une force incommensurable, elle ne peut rien y faire. « Marcel », entend-elle vaguement, « tu penses que tu en as fait assez ? Il ne faudrait pas qu'elle... »
La voix enrouée de sa mère s'estompe. Elle monte lourdement les marches. Ça y est, les larmes coulent doucement sur ses joues. Elle les ignore. Il y a des choses bien plus graves dans le monde : le conflit entre la Russie et les Etats-Unis, la division de l'Allemagne, la guerre civile en Éthiopie. Anna, elle, est bien logée, en France. Elle peut manger à sa faim, aller au lycée, et même écouter de la musique.
Mais je ne peux pas aimer les femmes.
Cette simple pensée l'achève. Elle accélère jusqu'à sa chambre, claque la porte, et donne un coup de pied rageur dans son lit. Ses sanglots se font furieux. Ses mains jettent tout ce qui se met sur leur chemin : livres, disques, cahiers. Elle ne peut pas contenir sa hargne plus longtemps. Elle se fiche bien du boucan qu'elle fait. Qu'ils montent l'engueuler : leur mâchoire le regrettera.
Le temps passe. Elle finit par se laisser tomber sur son lit, vidée de toute énergie. Ses prunelles bleues balayent sa chambre. Elle est dans un bordel monstre. Comment est-ce que je vais ranger tout ça ? Elle clôt les paupières. Le sommeil l'emporte avant qu'elle ne réalise l'ampleur de sa fatigue.
***
Salle de classe blanche, chaises et tables de bois de chêne, tableau noir. Fenêtres mal isolées, aussi, donnant sur la cour aux hêtres dénudés par l'hiver presque mordant. Les yeux bleus d'Anna passe de l'un à l'autre puis au suivant et enfin au dernier et recommencent cette manœuvre sans fin encore et encore et encore. Elle ne le sait pas, elle ne le devine qu'à peine, mais aucun éclat ne les illumine plus.
« Ce genre de déviance n'est qu'un effet de mode. » Son cœur se tord. Elle passe outre. Non. « Page trente », annonce Madame Lenoix d'une voix qui résonne interminablement dans son crâne embrumé. Son cœur se tord. Elle passe outre. Non.
Non, elle ne le peut pas. Et ses prunelles, elles, ne se détachent plus des nuages gris.
Elle a un peu froid, c'est vrai. Son corps frissonne presque sous son pull rouge et épais. Épais. Pourquoi ressent-elle l'air glacial, sous cette laine ? Non. « Sylvie, lis le texte du document trois. » Il y a un radiateur, à côté de moi. Il y a une bonne vingtaine de personnes, autour. Pourquoi...
« Ce n'est qu'un ramassis de conneries pour se montrer intéressant. » « Une déviance. » « Tu réaliseras bientôt. » Son regard se lève lentement sur sa professeure. Il scrute laborieusement son visage triangulaire et élégant, son carré blond, ses narines délicates, ses lèvres si rouges. Anna pince les siennes dans l'espoir de faire taire la souffrance qui s'abat sur elle.
J'étais pourtant sûre de l'aimer... Est-ce qu'ils ont raison ? C'est vrai. Il n'y a pas beaucoup de lesbiennes, ici. Je suis sortie avec Bruno. Il est impossible que tout ça... Son estomac se retourne avec violence. Soit réel...
Et lorsqu'une bile brûlante remonte sa trachée, son corps agit de lui-même.
La lycéenne se lève brutalement, trace vers la porte de la pièce, et l'ouvre dans un grand fracas. Le couloir aux murs jaunâtres et aux nombreux battants de bois s'offre à elle : elle court. Elle court, ses bottes de cuir claquent frénétiquement sur le carrelage brun. « Anna ! » crie son enseignante ; mais ses jambes ne s'arrêtent pas. Pire que cela, ce simple appel la déchire un peu plus.
Elle dérape au sol par elle-ne-sait-quelle-magie, déboule dans les toilettes blanches, ouvre le premier cabinet à sa portée, et se penche au-dessus de la cuvette juste à temps. Ce goût amer envahit sa bouche sans concession : elle le vomit dans un hoquet affreux, les larmes aux yeux. Elle sent à peine la main qui retient ses cheveux en une queue-de-cheval humaine. Et ses paumes, à elle, ne perçoivent que le sol dur et froid sur lequel elles se sont plaquées.
Enfin, la nausée part progressivement. Son cerveau se vide, son coffre également, elle relâche ses muscles dans un long soupir. Que s'est-il passé ? Je ne peux pas aimer les femmes, se remémore-t-elle. Elle contracte les mâchoires pour retenir le sanglot titillant sa gorge compressée au possible. Le malaise revient, pour se voir brutalement chassé.
« Anna... ? » hésite une voix fraîchement familière. L'intéressée s'essuie le menton – acte inutile, au vu du peu de chose qu'elle a rendu –, et se retourne vers...
La punk de la veille.
Même face anguleuse, mêmes yeux sombres, même chevelure noire et ondulée et rasée d'un côté. Elle a seulement retiré l'épingle à nourrisse qui lui sert de piercing. Toutefois, elle porte toujours un t-shirt noir. Elle l'a changé. Voilà les deux différences. Non, il y a autre chose. Ses doigts tiennent toujours les longues mèches châtaines d'Anna : celle-ci reste longuement bouche bée.
Que fait cette fille dans cette pauvre cabine de toilette aux cloisons vertes et rayée ? Pourquoi est-elle agenouillée face à elle, et lui sert-elle une expression mi-inquiète, mi-renfrognée ? Par quelle sorcellerie arrive-t-elle également à arborer un regard fuyant ? Il passe frénétiquement de la cuvette noire des toilettes aux prunelles bleues d'Anna.
Celle-ci n'y comprend rien. Cependant, la surprise qui s'est saisie d'elle se voit vite remplacée par une irritation prenante. Elle prend vivement le poignet fin de l'autre, et la repousse : les paupières de l'inconnue s'écarquillent subitement.
« Qu'est-ce que tu fais là ? » siffle la plus grande des deux. Son ton aussi tremblant que difficile raisonne longuement dans les sanitaires.
« Eh bien..., marmonne l'intéressée. Je t'ai vue, et...
— Non. Ne m'en parle même pas. Va-t-en.
— Pourquoi ? s'indigne-t-elle avec peu de conviction.
— Pourquoi... ? »
Elle serre les poings, sérieusement énervée.
« Car si tu ne m'avais pas suivie comme un clébard et plaquée contre ce foutu mur de mes deux, mes parents ne m'auraient pas traitée de déviante !
— Je ne suis pas un clébard ! Et...
— Explique-moi pourquoi tu m'as collée aux basques, alors ! s'écrie-t-elle. Tout ce que t'as fait, c'est de me mettre dans une merde pas possible !
— Je...
— C'était ton but, non ? De me faire jeter à la rue ? Désolée de te l'apprendre, ricane-t-elle, mais ils m'ont seulement reniée !
— Mais tu vas me laisser parler, oui ! »
Silence. La punk inspire longuement, se remet sur ses pieds, et époussette son jean déchiré. Ses cheveux ondulés cachent partiellement ses traits triangulaires.
« Je ne vois pas le rapport entre ce qu'il s'est passé et ce qu'il t'est arrivée, grommelle-t-elle. Y a que deux personnes qui ont entendu notre discussion.
— Et t'ont vue me plaquer contre un mur, éventuellement ? grogne son interlocutrice.
— Ça..., s'étrangle-t-elle. »
Pause.
« Oublie ça.
— Oh, j'adorerais, mais ma mère n'est pas de cet avis.
— Ta mère ? Elle...
— ... était là, oui ! Et je te remercie infiniment pour la putain de discussion que j'ai dû me taper avec elle et mon daron après ! T'es aveugle au point de ne pas voir que cette position était ambigüe au possible ?! Nos visages étaient à ça ! grogne-t-elle. »
Les prunelles brunes de l'autre louchent longuement sur le pouce et l'index d'Anna. Anna, qui ignore le rose qui colore brièvement la peau pâle de l'enfoirée de première. Cette dernière ferme les paupières un très court instant.
« Je viens de te tenir les cheveux pour ne pas que tu les dégueulasses, reprend-elle dans une condescendance forcée.
— Quel acte de charité impressionnant, raille Anna.
— Écoute, il n'y a que des cons qui pourraient confondre dispute et... Et romance, marmonne-t-elle.
— Ne parle pas d'elle comme ça ! »
Longue secondes. Longues secondes embarrassantes.
« D'elle ? De ta mère ? Mais...
— Non. Rien. Peu importe. Barre-toi, je ne veux plus te voir. »
Les lèvres fines de l'inconnue s'ouvrent illico. Mais si son immobilisme s'apprête à irriter d'autant plus Anna, elle retient une flopée d'insulte dès qu'elle remarque son expression presque horrifiée. « Anna... Quel genre de connasse retiendrait les cheveux de sa victime alors qu'elle est en train de vomir ? » grogne-t-elle.
Hein ? Plaît-il ?
« Toi ? tente la lycéenne, les yeux plissés.
— Je suis... Désolée pour ce qu'il s'est passé. Même si c'est pas ma faute. Ça te suffit ?
— Non.
— Tu veux dire que tu veux autre chose ? »
Elle recule presque devant son espoir subit.
« ... C'est quoi, ton problème ?
— Je peux te prêter des disques. Ça sera assez ?
— J'aime pas la musique punk, mais...
— D'accord. Je joue de la guitare. Tu veux apprendre ?
— Je n'en ai rien à foutre, et...
— Des muffins, alors ?
— Ça n'a aucun sens ! s'écrie Anna. »
Court silence.
« Oui..., réalise lentement l'intéressée. C'est vrai. Je vais... Juste... T'accompagner à l'infirmerie. Ou à la vie scolaire.
— Ce n'est pas à une élève d'une autre classe de s'en charger. »
Elles sont deux à se tourner dans un sursaut vers Madame Lenoix : le cœur d'Anna rate un battement. Depuis quand est-ce qu'elle est là ?! « Toi », dit la professeur dans un sourire acide, « retourne gambader dans la cour. Anna, comme l'a si bien dit cette jeune fille, vie scolaire. »
La sentence tombe. La première jette un dernier coup d'œil à Anna, pour repartir sans un mot de plus ; la seconde, elle, se relève laborieusement. Un soulagement mêlé d'angoisse bouscule sa poitrine. Elle s'apprête à se diriger vers la sortie, mais son enseignante la retient avant. « Va d'abord te laver les mains, et boire un coup. On parlera après, d'accord ? » murmure-t-elle.
On parlera après. L'élève la scrute longuement, la bouche entrouverte ; et son rythme cardiaque, lui, se dérègle d'autant plus lorsque les yeux bruns de la blonde la détaillent également. Elles se dévisagent longuement, très longuement, trop longuement, assez longuement pour qu'Anna réalise que plus rien n'a semblé exister autour d'elle durant ce laps de temps indéterminé.
« Oui », souffle-t-elle donc simplement. Elle se précipite presque vers les éviers blancs et leur savons pâles et ronds. Mais elle a beau inonder ses joues d'eau fraîche, leur chaleur cuisante ne part pas. Elle s'appuie contre le lavabo blanc, et regarde l'eau couler en tourbillon dans le siphon à l'embouchure grillagé. La lumière du soleil la fait presque briller.
« On parlera après »... Elle laisse échapper un long soupir, et fait de nouveau volte-face, la gorge serrée. Anxiété ? Espoir ? Neutralité si impressionnante qu'elle a décidé de faire des siennes avec quelques symptômes somatiques ? Elle ne le sait pas. « On verra » est la seule pensée qui parvient à se démarquer du millier de scénarios qui tourne dans son esprit.
Alors, elle rejoint sa professeure, et quitte la pièce dans un silence des plus totaux.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top