CHAPITRE 54: laisser, respirer

Le temps de ne pas voir. De ne rien pouvoir dire. Le temps de ressentir en revanche. L'eau qui m'enveloppe. De mes pieds remonte jusqu'à ma tête,puis bien plus haut que moi.

C'est comme un coup violent,uni, dans le corps entier. Comme des décharges électriques dans la chaire sanguinolente de mon cœur. L'effet de centaine de poignard qui me transperce de toute part. La tête, les yeux, la bouche, les bras, le ventre, les jambes, les pieds. Ça vous brise les articulations. Vous coupe la respiration comme la guillotine la tête du condamné. Le froid parfaitement glacial, stoppe tout. Votre machine intérieur s'enraille.

J'essais de remonter, je bas des bras et des jambes. J'avale une gorgée d'eau, tousse. L'eau partout, noir, inconnue, profonde, dangereuse, inquiétante.

La mère me tient toujours la cheville, elle m'entraîne vers le fond. L'air manque. Je baisse la tête, je vois flou son visage horrifié qui me supplie et me condamne. Elle ne sait pas nager. Moi, si peu. Je dois remonter. Retrouver la surface.

Besoin d'air.

Je relève la tête, les étoiles s'éloignent. La glace, blanche, disparaît, rendant toute la scène bien plus sombre encore au fur et à mesure de notre descente vers les ténèbres.

Besoin d'air.

Ma décision est prise. Je ne peux pas mourir. Pas comme ça...

Je plie mon genoux malgré la crispation de mon corps entier. Donne un premier coup que l'eau ralentit trop. Comme si elle aussi voulait ma mort. Je recommence, atteins la tête. J'aperçois ce filet léger qui flotte en s'échappant du front de la mère. Je frappe aussi fort que je peux une autre fois et elle libère ma cheville. Je brasse vers la surface de toutes mes forces, celles qui me restent. Mon instinct me dit de faire comme ça, je l'écoute, retrouve peu à peu plus de la blancheur de la couverture de l'eau. J'aperçois du coin de l'œil une silhouette sur la glace allongée. Lino. Il n'est pas tomber.

Vite, besoin d'air.

L'air usagé de mon corps réclame la libération. J'en délivre un peu, arrives à m'arrêter avec difficulté. Je fonce droit vers le haut. Je vois mal mais je sais que je remonte, comme par miracle. Bouffée d'espoir. Mais pas d'air.

Une dernière brasse et la vie est là. Dernière poussée et je respire. Mon front heurte la glace faisant claquer mes dents, ma mâchoire. Je cris dans un bruit étouffé que personne n'entend.

Besoin d'air urgent.

Je tape. Du plat de la main. Encore. Elle s'est refermée. Au dessus de moi. Mon enterrement prématuré. Froid. Personne. Aucune aide. Aucun soutien. Seule dans la vie. Seule dans la mort.  Peur brûlante que personne ne me pleure.

L'air manque terriblement.

Je n'arrête pas. Je ne peux pas mourir. Pas mourir. Pas comme ça. Pas mourir comme ça. Pas mourir. Pas déjà. Pas maintenant. J'hurle une nouvelle fois, l'air précieux de mes poumons en profite.

Plus d'air.

Je ferme la bouche, je plaque ma main droite contre elle. Qu'elle ne s'ouvre plus, qu'elle ne profane plus. De la main gauche je pince mon nez. Dérisoire tentative de survie.

Plus rien. Mon corps me force à lâcher prise, à ouvrir la bouche, essayer coûte que coûte. De l'air même s'il n'y en a pas. C'est la frontière destructrice. J'hoquette, avale de l'eau, les yeux grand ouvert sur l'effroi.

Une pression sur ma poitrine. Je m'envole.


Je suis sur le toit plat d'un immeuble. Une présence protectrice à mes côtés, qui m'enlace. Je suis sur ses genoux, je suis petite aussi. Insouciante, encore. La présence caresse mes cheveux, doucement, délicatement tel de la soie précieuse. Elle me chuchote quelques mots à l'oreille, que je n'entends pas. Je ressens uniquement le souffle chaud, tranquille, coupé pourtant par une émotion trop forte à contenir. Par un déchirement trop fort à recoudre. La voix se fait plus claire, plus audible.

"tu vois ces étoiles?

J'hoche la tête.

-Tu es l'une d'elles, même parmi toute les autres, tous nous avons besoin de chacune d'elles. Regarde moi. souffle-t-elle.

La présence renifle. Je sens sa main se poser sur ma joue droite, tourner ma tête. Sa main refroidie légèrement ma joue fiévreuse. Je vois un visage, sans le voir, flou, et quand je tente de mieux l'apercevoir ne fait que s'estomper plus.

- Qu'est ce qu'il y a? demande ma petite voix d'enfant qui là encore ne saisi pas l'ampleur de cet instant.

- Ecoute moi bien. Tu es unique, tu es forte, tu es importante. Sanglote la présence à la voix féminine.

Triste la présence, déterminée, confiante aussi. Aimante, encore davantage.

Je fronce les sourcils, fais travailler mon cerveau d'enfant. Je comprends, sans comprendre, un pressentiment profond, bien enfoui. Une petite voix qui dit que la chute a être brutal, irréparable.

Le présence me soulève un peu, m'enlace, me serre contre elle, me respire. Elle embrasse mes joues des dizaines de fois, puis mon front une fois.

Elle me recule un peu d'elle alors que je veux encore rester près d'elle.

Elle me fixe, droit dans les yeux.

- Fais les bon choix, mais n'oublies pas que tu as le droit de faire des erreurs, tant que tu les répares... Oh! ma petite fille! Je t'aime, je t'aime tellement! pleure-t-elle tout à coup en me tenant pourtant encore trop loin d'elle. Tu es notre étoile Iphigénie. Ne t'éteins jamais je t'en pris... murmure-t-elle tout bas.

Elle me serre à nouveau contre elle, contre sa douce chaleur qui m'enveloppe, me protège et m'aime plus que tout. J'entoure son cou de mes petits bras fragile et quelques larmes coulent. Je suis sa vie, son enfant, son tout. Son étoile...

- Je t'aime aussi maman.


L'effet d'une montagne qui s'ouvre en deux, le vent qui fait délicatement plier l'herbe, des gouttes d'eau de pluie qui plongent dans une flaque, un pied qui fait jaillir de la boue, une flamme qui s'éteint, le feu qui embrase une forêt, la foudre qui s'écrase sur un arbre. Un enchaînement d'éléments qui se déchaînent. C'est un ras de marée, emporté par les eaux au courant encore plus fort.

Loucas devant moi qui tient la petite fille par la main, il s'accroupit, tourne la tête vers l'enfant. Lui sourit, elle le lui rend, comme deux complices depuis la nuit des temps. Du bruit derrière eux, des vague et leur fracas. Du feu et son claquement. La foudre et son ronronnement. La glace et son grondement silencieux.

" Tu vois maintenant, commence-t-il. Tu sais maintenant.

Allongée sur le dos par terre dans un décors noir, comme une pièce à la couleur uni, du sol au plafond. Les bruits viennent de loin. Ils sont en fond, comme une fresque immense et réelle.

- il faut que tu te relèves. retentit la voix de la petite fille dans un échos délicat.

- Je ne sais pas. je réponds sans ouvrir la bouche comme si mon esprit parlait à ma place.

Ou mon cœur.

- Si tu sais, tu te dois, à toi comme à eux de te relever. reprend Loucas avec un regard tendre. Tu as le choix, tu as la chance de décider... Moi je ne l'ai jamais eu comme toi avant.

- Mais aujourd'hui tu peux, insiste l'enfant. Alors à toi de décider, personne ne peut t'empêcher de prendre ta propre décision.

Loucas se redresse, fait un pas vers moi, puis passe sur le côté. Il recule fait de la place, tourne légèrement la tête vers un nouveau venu avec un sourire délicat. Sacha est là, me tend sa main.

- Tu décides Iphigénie, que veux-tu? me demande-t-il.

- Tenir ma promesse.

Je lis un sourire rapide, vif et, sincère sur son visage.

Je me redresse et attrape sa main de grand enfant qui le restera. Je sens à peine que je décolle du sol quand la montagne s'ouvre, le vent plie l'herbe, les gouttes plongent, le pied fait jaillir la boue, la flamme s'éteint, le feu embrase, la foudre s'écrase. Un enchaînement d'éléments qui vivent.

Des pressions sur la poitrine, l'eau qui remonte. Moi qui revient. De loin, très loin. Je bascule sur le côté sans ouvrir les yeux. Je recrache l'eau, vomis tout mon soûl, toute cette merde, ces impuretés, ces parasites qui rongent. Et j'avale l'air goulûment. Avec un appétit immense. A n'en plus pouvoir. Je me laisse tomber sur le dos, exténuée, mais plus vivante que jamais. Ne reste plus qu'à vivre maintenant.

J'ouvre grand les yeux tout à coup. Le visage de Sym, celui de Lino et Noama.

Deux pleurent, l'autre est inquiet.

Je suis trempée, jusqu'aux os, mais la chaleur de mon sang qui coule de mon ventre crée un filet qui me réchauffe partiellement. Contraste effrayant, parfait. Morte vivante. Là sans y être. Présente sans l'être. A demi vrai, à moitié faux.

Ni mon corps, ni mon esprit ne connaît la réponse, mais tous deux cherchent ensemble, dans cette euphorie de vivacité retrouvée. Dans cet instant particulier où j'ai vu, entendu et compris.

Plus rien d'autre ne compte, rien d'autre que ma promesse.

Je pense à, Sacha. Là, encore, pour toujours avec moi. Immortel de ma mémoire, de mon couloir plein de tableaux illustrés de visage, d'autres immortels de ma mémoire. Il m'accompagne désormais comme tous les autres, des poids mais aussi des ailes. Des ailes qui ne savent pas encore voler. Un jour peut-être si j'apprends, si je comprend et si je pardonne. Me pardonne.

Mais pas encore, il faut laisser le temps, au temps.

Un jour qui sait? Mon corps, mon esprit et mon cœur me pardonneront-ils?

- On est là Iphigénie, regarde nous. chuchote une voix douce.

Celle d'un vivant, qui me touche la main et la prend dans la sienne.

On laissederrière nous ce qu'il y a laisser.

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