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Je pousse un cri lorsque je me sens tomber dans un immense trou entièrement noir. Nath' m'a lâché la main, et je l'entends hurler à l'unisson de ma propre voix terrifiée. Ma chute dure longtemps avant que je ne voie une lumière au loin, en dessous de nous. Je bats des bras, complètement affolée, alors que le vertige me prend. Je vois petit à petit le sol se dessiner, et le carrelage damier noir et rouge ne me semble pas confortable.
En prévision du choc, je tente de placer mes jambes vers le sol, et de me redresser en position verticale, mais c'est peine perdue, et je finis suffoquante, agitant les bras comme une idiote dans les airs. Nathanael semble mieux se débrouiller, et arrive à se rapprocher de moi pour me crier :
- Arrête de bouger ! Regarde !
Il me désigne de la main les parois de la galerie dans laquelle nous nous trouvons. Je découvre avec surprise des échelles de corde flottant dans les airs, déchirées, tout autour de nous. Quelques tableaux passent aussi dans mon champ de vision et une peluche s'invite même aux côtés d'une statue de pierre. Le plus bizarre est que tous ces objets semblent flotter dans les airs et tomber, mais plus lentement que nous. L'effet est si perturbant que je reporte mon regard vers Nath'.
- Mais c'est quoi ce bazar ?! ne puis-je m'empêcher de m'exclamer.
- J'en sais rien !
Tout aussi perdus l'un que l'autre, nous regardons ce qu'il est advenu du carrelage tapissant le sol. À notre plus grande stupeur, deux trous énormes et sombres sont apparus, pile sous nos corps en chute. Je pousse un cri de terreur en me sentant me diriger vers l'un tandis que mon ami est aspiré vers l'autre.
- Nath'!
- Lully!
Ensuite, tout semble devenir brouillard. Les sons sont étouffés, je ne vois plus rien et je me sens flotter. Seulement, mes repères sont complètement perdus : où est le bas ? Où est le haut ? La gauche ? La droite ?
Plus rien ne me permet de le savoir.
Alors que je me dis que je vais mourir dans ce noir absolu, sans savoir où je suis, une voix souffle à côté de moi, si près de mon oreille que je pousse un petit cri :
- Lully... Bienvenue dans le Monde des Rêves et Cauchemars.
J'écarquille les yeux, même si je ne peux rien voir. La peur s'infiltre si bien dans mon organisme que je manque presque les mots de la voix. Une fois que je les ai compris, je ne peux m'empêcher de demander :
- C'est quoi ce Monde ?!
- Suis la lumière, mais ne sois pas éblouie. Retrouve Aether, grâce à la mélodie. Passe la sortie, si tu ne veux pas être retenue. Car à Minuit... Le charme sera rompu.
Après ce charabia incompréhensible, la voix se tait et je peux crier autant que possible, elle ne refait plus d'apparition sonore.
Je me sens brusquement tomber, et le vent siffle dans mes oreilles tandis que ma respiration se bloque dans ma poitrine. Une brusque lumière me fait fermer les paupières et lorsque je les rouvre, un paysage féerique se dévoile devant moi.
Je suis debout sur un chemin rose bonbon, bordé d'herbe vert vif. Ça-et-là, des fleurs géantes s'ouvrent au soleil, dégageant un parfum envoûtant, et faisant quelques zones d'ombre aux animaux couchés en groupes. Ceux-ci ressemblent à un croisement entre un faon et un lapin, à la fourrure mauve et bleue. Leurs grands yeux adorables me fixent lorsque j'avance, complètement subjuguée par le paysage. Une rivière scintillante, à l'eau brillante comme des diamants, coule paresseusement quelques mètres plus loin. Le soleil me réchauffe, et je me couche sous une fleur, complètement sous le charme de l'endroit. Un sourire béat m'étire les lèvres et je m'endors, subitement prise d'une furieuse envie de m'allonger, pour ne plus jamais me relever...
Lully ! Non ! Lève-toi ! Il faut que tu te rappelles...
La voix de Nath' me réveille en sursaut. Je le cherche du regard, complètement affolée. Je ne le vois pas. Je ne l'ai pas revu depuis...
Le gouffre.
Là, tout me revient. Le charme de la vallée se brise et les mots mystérieux de la voix hantent mon esprit.
"Suis la lumière, mais ne sois pas éblouie"
"Retrouve Aether, grâce à la mélodie"
"Passe la sortie si tu ne veux pas être retenue"
"Car à Minuit, le charme sera rompu"
Ces vers semblent être une mise en garde. La facilité avec laquelle l'endroit m'a fait oublier Nath' et mon passage dans le gouffre me revient à son tour, et le sens du premier vers me paraît comme une évidence. Surtout si je le relie à celui qui parle de minuit.
Je m'assieds en tailleur et réfléchis. Le nom de ce Monde est "Monde des Rêves et Cauchemars". Une angoisse se loge dans mon cœur. Ce nom ne me dit rien qui vaille, et je dois vite trouver le sens de toutes ces phrases. Ça me semble la clef pour retrouver Nath' et le monde réel.
La première est clairement une mise en garde contre cette vallée et son charme de béatitude. La lumière m'a éblouie, je n'ai rien voulu d'autre que rester ici pour toujours. L'horreur me saisit à son tour. Je regarde autour de moi, et le paysage a complètement changé maintenant que j'ai conscience de son sortilège.
Les animaux ressemblent plus à des chiens errants miteux croisés à des rats. Les fleurs sont des arbres décharnés qui étendent leurs branches nues vers un ciel gris. La rivière est semblable à de l'urine ruisselant sur des rochers. Le soleil est d'un rouge sang qui illumine le tout d'une lueur glauque et sordide. Je frissonne.
Je me relève aussitôt et me mets à suivre le chemin en poursuivant mes réflexions. Le second vers à présent.
"Retrouve Aether, grâce à la mélodie"
Aether... Serait-ce une personne ?
À tout hasard, je tends l'oreille pour trouver la mélodie dont parle la phrase. Tout ce qui me parvient pour l'instant est le chant des crapauds noirs le long de la rivière.
J'aperçois alors une vieillarde près d'une fontaine. L'eau est cette fois claire et je m'approche avec méfiance pour boire une gorgée. Comme j'ai perdu mes affaires et mon sac, je n'ai aucun moyen de me restaurer.
J'observe la femme penchée vers le bassin du coin de l'œil. Elle porte une veste miteuse et rapiécée. Sa capuche est rabattue sur son visage ridé dont je ne peux voir que la bouche sèche et crevassée. Une main tordue et pleine d'arthrose se tend vers l'eau, mais à chaque fois qu'elle s'en approche, le liquide semble se rétracter. Le femme recommence son manège inlassablement, dans l'espoir de boire ou toucher l'objet de son désir.
La pitié m'envahit. Je n'ose plus boire à présent que j'ai vu cette femme qui en est empêchée. Je décide de l'aider, car malgré le fait que j'aie soif, cette soif ne doit rien être à côté de la sienne.
- Madame ? je tente.
- Que veux-tu donc, jeune fille ? Bois ! Passe ton chemin, comme tous les autres !
Je suis surprise de la vigueur de la voix de la vieillarde. Elle semble vouloir m'obliger à partir et à la laisser à sa misère, mais je ne peux pas. Mon cœur me l'interdit. Ma raison également, cette femme est en détresse et je ne compte pas la laisser comme ça ! Je veux au moins tenter de l'aider.
- J'aimerais... Vous aider.
Elle cesse ses tentatives de boire et me regarde par dessous sa capuche.
- M'aider ? Je suis maudite. Comment peux-tu m'aider ? Tu dis cela, mais tu passeras ton chemin, comme tes prédécesseurs.
Je suis étonnée que d'autres personnes m'aient précédée. Ainsi, je ne suis pas la seule à être venue ici ? D'autres ont sûrement exploré la grotte derrière la cascade... Et sont tombés, comme Nath' et moi.
La pensée de Nath' me pousse à continuer à avancer, mais je veux tenter une dernière chose pour aider cette vieille maudite.
- Je peux vous aider, regardez, lui dis-je.
Je plonge mes mains dans l'eau, puis forme une coupe et les ressors. L'eau présente entre mes paumes brille, et je la présente à la femme. Elle me regarde un instant, puis se baisse pour boire. Je recommence ce geste deux ou trois fois, puis elle me dit :
- Lully, tu m'as prouvé ta pureté de cœur par ce geste altruiste. Pour te remercier, je vais me révéler à toi.
La femme redresse son dos courbé et rabat sa capuche. Paraît alors devant mes yeux ébahis une fée dans ses plus beaux atours. Sa robe somptueuse parée de diamants couvre ses pieds, et ses cheveux bleu océan cascadent jusqu'en bas de ses reins. Deux ailes translucides partent de son dos pour frôler le sol et briller comme si elles étaient couvertes de paillettes. Ses yeux bleus se posent sur moi et elle dit :
- Tu m'as aidée sans me connaître, aussi je vais t'aider dans ta quête. Dans ce Monde, tout est magique. Tu t'en es sûrement déjà aperçue, mais tout n'est qu'illusions : la Vallée enchantée, moi-même, les Chiens-Rongeurs... Tu ne dois pas te fier à tes yeux. Cherche Aether avec tes oreilles... Écoute. Tu le peux à présent. Entends-tu le chant de la Sirène ?
Effectivement, un chant doux et profond parvient depuis un bois sinistre. Les notes tiennent dans l'air, avant de cascader comme des cristaux qui s'entrechoquent avec des sons purs et clairs, et de revenir aux notes basses de gorge. La chanteuse de cette mélodie est extrêmement douée.
- Va ! ajoute la fée.
Je me dirige donc vers le bois où ne résonne que le chant de la Sirène.
Les arbres sont semblables à de la pierre. Gris, ternes, l'illusion à présent volatilisée me dévoile le paysage triste et glauque. J'avance comme sur un tapis de cendres. Le mélodie me guide vers son origine et je marche en silence, gagnée par celui des lieux.
Enfin, j'arrive dans une clairière où ne se trouve qu'une créature mi-femme mi-oiseau. Bouche délicatement ouverte, elle fredonne sa mélodie sans coupure. Je m'immobilise devant elle, bouche bée devant tant de beauté vocale.
L'avertissement de la voix me revient à l'esprit comme pour m'empêcher de commettre une bêtise. Je détache mes yeux de la Sirène enchanteresse et demande, malgré tout coupable d'interrompre une telle merveille :
- Excusez-moi ?...
Le chant cesse brusquement. Les yeux jaunes de la Sirène me détaillent. Je me rappelle alors que, dans la mythologie, les sirènes mangent la chair humaine. Je déglutis puis reprends :
- Êtes-vous Aether?
À l'énonciation de ce prénom, la Sirène siffle furieusement.
- Qui t'as appris ce nom ?!
Je recule d'un pas.
- Êtes-vous Aether ? j'insiste.
Elle bat des ailes et se met à crier.
- QUI T'AS APPRIS CE NOM ?!
Je baisse les yeux et recule un peu.
- Pardon, Sirène...
Elle hurle à nouveau.
- Ne m'appelle pas Sirène !
- Comment alors ? je demande.
- Aether. C'est mon nom, soupire-t-elle finalement.
Je relève les yeux et lui demande :
- Pouvez-vous m'aider à trouver la sortie ?...
Elle ne dit rien, et ferme les yeux. Je la regarde, intriguée. Je ne savais pas quoi lui demander, mais j'étais sûre de vouloir sortir d'ici, et avant minuit apparemment je devais être dehors.
- C'est la Voix, n'est-ce pas ? demande Aether.
- Oui.
Elle réfléchit. Puis, elle me dit avec un sourire malin :
- Je t'indique où se trouve ton ami si tu chantes.
Devant cette requête incongrue, je reste bouche bée. Chanter ? Quelle idée ! Cela dit, pour une Sirène c'est compréhensible. Mais pourquoi veut-elle que je chante ?
- Pourquoi ? je finis par demander.
- Parce que je te le demande. Et puis... Cette clairière ne peut résonner que de notes justes. Si tu chantes faux... Je te mange.
Son sourire se fait carnassier. A la vue de telles canines, je me résous à chanter. Mais que chanter pour été sûre de chanter juste ? De plus, je n'ai pas le choix de refuser ses informations, car le poème me dit bien de trouver Aether. La partie suivante est bien celle où je sors, donc je suis obligée de passer par la Sirène.
Je commence les premières notes de "Perfect" avec hésitation, mais ensuite la musique me prend toute entière et je chante avec beaucoup plus d'entrain. J'ai même l'impression que les arbres de la clairière, bizarrement de couleur mauve foncé, fredonnent la partie instrumentale.
À la fin de la chanson, je regarde anxieusement le visage impassible de la Sirène. Son verdict signera soit mon accès à une information pour continuer, soit ma mort.
- Alors... commence Aether. Elle marque une pause calculée, comme pour me faire patienter jusqu'au bout. Tu chantes juste.
Je manque de sauter de joie, mais parviens juste à murmurer un "merci" à la Sirène qui me regarde avec regret. Elle devait vraiment avoir envie de me manger... Dommage pour elle, ma voix ne m'a pas fait défaut. Je soupçonne même la fée de m'avoir donné de quoi triompher...
- Comme promis, je vais te donner un indice.
Je tends l'oreille. Peut-être va-t-elle me dire où se trouve Nath'?...
- Suis le chemin, ne t'en écarte pas. Pour trouver l'ami, échappe à l'ennemi. Dans son antre se trouve la clef, délivre l'ami pour trouver la sortie.
Je manque de soupirer devant cette réponse nébuleuse. Néanmoins, je remercie Aether pour retourner vers le chemin. Suivre le chemin, une consigne qui me mènera jusqu'à Nathanael...
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