Partie 5
Seungmin.
Je dois dire que je suis quelqu'un de foncièrement placide. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé de m'opposer à cette nature.
Mon apparence n'est pas digne d'être scrutée. Mes cheveux ne sont ni trop longs, ni trop courts, d'un brun basique ni vraiment lisse, ni vraiment bouclé. De taille moyenne, mon corps est fin sans être rachitique. Mes épaules se démarquent par leur largeur, mais là encore, les vêtements amples que je porte les dissimulent. Même mes yeux asiatiques n'attirent pas l'attention : foncés et à peine bridés, ils respirent un flegme qui pourrait sans doute en impressionner certains.
Lorsque l'on balaie une foule du regard, on ne le pose jamais sur ma personne. C'est ainsi que fonctionne la dure loi des choses. Quand on ne sort pas de l'ordinaire, on est aussitôt oblitéré. Et en prenant conscience de l'impossibilité de changer cet état de fait, on l'accepte très rapidement et sans broncher.
C'est bien pour cela que ma voix n'a pas cherché à s'élever dans le bungalow rose bonbon. Le dénommé Chan s'est immédiatement intéressé à Felix, effaçant totalement ma présence, comme si j'étais soudainement devenu invisible. Sur le moment, j'ai été soulagé de ne pas avoir à me présenter une énième fois, surtout à ce gars intimidant. Je ne peux pas lui en vouloir. Après tout, l'aura enjôleuse qui nimbe Felix attire les gens, mêmes les plus réservés, même moi. Lorsque je me tiens à ses côtés, elle s'instille en moi et verse de sa chaleur réconfortante sur mon âme.
Lui et moi nous opposons pour moult raisons : il se fait remarquer sans le moindre effort, sa voix possède un charisme qui me fait cruellement défaut, et surtout, ses états d'âme transparaissent naturellement sur son beau visage.
Mon apparence se refuse à manifester mes émotions. Même mes yeux demeurent placides en toutes circonstances. Et si je ne peux m'exprimer ni avec mon corps, ni avec ma voix, que me reste-t-il ? Écrire ? Je ne pense pas que quiconque apprécierait un ami incapable d'aligner deux mots autrement que par le biais du papier.
C'est compliqué, l'introversion. Les interrogations qui émanent sans cesse de mon esprit se transforment en flot tumultueux, tentent de me noyer. Ils refusent de se dissiper, même en sachant que je ne peux leur procurer des réponses. Enfin, sauf... « Essaie, Seungmin ! C'est comme ça que tu t'amélioreras ! »
L'amertume envahit ma bouche, âcre comme le sang, âcre comme la peur. J'ai comme une forte envie de rire. Mes parents croient dur comme fer que se débarrasser de la timidité est d'une simplicité infantile, que cela ne nécessite qu'un peu d'entraînement. Comme s'ils s'y connaissaient. Comme s'ils pouvaient comprendre la lutte acharnée que je m'efforce de mener à chaque seconde de mon existence.
Enfin, je finis par m'endormir très tard, dérangé par mes pensées taraudantes, par les petits bruits mignons de Felix, par les expirations bruyantes de Minho et par le vacarme que produit Chan en se retournant sans cesse sur son matelas.
Et le réveil est bien plus exécrable que ce que j'escomptais.
Une sirène résonne dans tout le camp et semble me déchirer les tympans. Enroulé dans mon sac de couchage, ma peluche serrée contre moi, j'entrouvre à peine les yeux, déjà profondément éreinté par cette journée à venir. J'entends vaguement l'écho de conversations au-dehors, provenant des matineux qui s'empressent de se rendre au réfectoire. Dans le bungalow 8, en revanche, seul Minho trouve le courage de se dégager de son sac de couchage pour se mettre en position assise. Quelques mèches folles lui retombent sur le visage. Il pousse un lourd soupir qui reflète mon actuel état d'engourdissement.
L'alarme stridente se rapproche de notre gîte, et je m'enfonce avec alanguissement dans mon coussin. Une accompagnante tambourine alors à notre porte en nous sommant de nous lever. J'ai comme une furieuse envie de meurtre.
Minho quitte son matelas et traîne les pieds jusqu'à sa valise. Je fronce les sourcils. On a dû nous les amener durant le souper, car je ne me souviens aucunement d'avoir vu un accompagnant les apporter ici. En l'apercevant en sortir pêle-mêle des vêtements, je comprends qu'il n'est pas du genre très pudique. Néanmoins, afin de lui procurer un semblant d'intimité, je me tourne du côté du mur et referme les paupières. Le sommeil s'emploie aussitôt à tisser sa toile cotonneuse autour de mon esprit.
Soudain, des doigts se glissent dans mes cheveux déployés comme une auréole sur mon coussin. Le contact est chaud et agréable. Il me détend immédiatement, menace de me replonger dans la léthargie. Un gloussement rauque m'éclaircit aussitôt sur l'initiateur de ce geste.
— Lève-toi, Seungmin, grommelle la voix éraillée de Felix à mon oreille. J'ai faim.
Je réponds par un grognement dénué de conviction. Cependant, trop paresseux de me démener pour émerger de mon sac de couchage, je tire sur la fermeture éclair afin de m'en libérer.
— Trop mims, ton doudou.
— Hm.
Je ne parviens pas à souffler un seul mot de plus. Le matin n'est clairement pas ma tasse de thé.
Quelques minutes plus tard, je suis enveloppé dans un hoodie, la capuche remontée sur la tête, une assiette et un couteau en plastique dans la main. Sans rien dire, je laisse Felix me taquiner autant qu'il le désire sur mes Crocs jaunes. Il a de la chance que les derniers relents du sommeil s'obstinent à subsister dans mon esprit. Embrumé et pâteux, je me sens à peine capable d'opiner du chef.
Minho et Chan ont quitté le bungalow il y a cinq bonnes minutes déjà. Il faut dire qu'ils doivent avoir l'habitude. Enfin, je doute que l'on puisse vraiment s'accoutumer à la torture.
À peine ai-je posé un pied dehors que le vent matinal me fouette en louvoyant, glacial. En me sentant frémir de la tête aux pieds, je m'empresse d'enfouir mes mains dans mes poches, avant d'emboîter le pas à Felix. L'herbe mouillée me fait comprendre qu'il a plu, cette nuit, et mes orteils transis ne tardent pas à demander grâce. Dans les arbres au feuillage luxuriant, les oiseaux piaillent de tout cœur, heureux de sentir les rayons du soleil effleurer leurs plumes. Je résiste à l'envie de tourner les talons et d'aller m'enterrer.
Nous nous installons à une table déserte, avant de traverser le réfectoire, notre assiette à la main, afin d'atteindre une planche en bois fixée à une cavité dans le mur. Nous venons grossir la queue qui attend avec impatience de se servir. Les plus jeunes trépignent d'impatience, ils parlent fort et jubilent à l'idée de la journée qui nous attend. Fatigué par leur exaltation, je coule un regard de biais vers Felix. Un coin de ses lèvres se relève jusqu'à former son fameux sourire narquois.
Je le dévisage, médusé. Il doit être doté du pouvoir de déchiffrer les yeux désabusés, c'est la seule explication possible.
Lui aussi est vêtu d'un sweatshirt et d'un training, sortis à la va-vite de ses bagages et enfilés avec précipitation. Il faut dire que nous avons vite saisi que le temps personnel serait pratiquement inexistant durant ses deux longues semaines.
En passant devant la planche en bois qui sert de bar, je me sers deux tranches de pain grillé. Le beurre et le miel sont contenus dans de petits emballages en aluminium, comme à l'hôtel, et j'en prends un de chaque avant de retourner m'asseoir.
Felix prend place en face de moi, un sourire hilare flottant sur ses lèvres. S'il était un chat, il se lècherait sans doute les babines. Il dévore ses tartines si vite qu'il donne l'impression de ne rien avoir ingurgité depuis une semaine. Je l'observe avec amusement. Pour ma part, je n'ai jamais faim le matin, mais je m'efforce d'avaler le contenu de mon assiette malgré le haut-le-cœur que cela engendre.
Mon ami retourne se servir et, en revenant, pose un gobelet en plastique d'un jaune criard devant moi. J'ai juste le temps de croiser son regard avant qu'il ne s'esclaffe d'un rire incoercible. J'exhale un soupir, un sourire amusé s'étirant sur mon visage.
— J't'ai ramené du cacao, explique Felix avec un regard malicieux.
Je le remercie à mi-voix en serrant mes paumes autour de la boisson afin de les réchauffer. Contrairement au soir, mes pensées se mettent en sourdine au réveil, si bien que j'ai l'impression d'être vide, comme si un abîme s'ouvrait sous mes pieds et aspirait mes forces dans un trou noir. Je suis capable de demeurer immobile pendant de longues minutes sans même m'en rendre compte.
— À mon avis, faudrait plutôt mettre la main sur du café, me souffle mon vis-à-vis en me dévisageant scrupuleusement. Tu survivras pas longtemps, comme ça.
Je ne trouve pas la force de lui dire que, même si je rêve effectivement d'une bonne tasse de café, l'effet énergisant qu'a la caféine sur la plupart des gens ne s'applique pas à moi. Un sourire las se contente de fleurir sur mes traits harassés. Je vois bien qu'il essaie de me dérider, et j'apprécie son ton espiègle, même si ma mine fatiguée pourrait nous conduire dans une situation de méprise.
Felix et moi terminons rapidement notre déjeuner, et, sans consulter les accompagnants, nous rassemblons nos couverts et quittons le réfectoire. L'air matinal s'engouffre dans mes poumons, me faisant frissonner. Je me demande dans quel état je retournerai chez moi, dans deux semaines, et surtout, combien de temps je tiendrai avant de ressentir le manque et la nostalgie. Les hypothèses qui se forment aussitôt dans mon esprit me convainquent bien vite de les chasser. Je doute qu'une dose de pessimisme supplémentaire ne puisse m'être d'une quelconque aide.
— Tu crois qu'on a le droit de laver nos assiettes dans la rivière ? m'enquis-je alors entre mes dents.
— Tu crois pas qu'la bassine remplie d'liquide vaisselle est là pour ça ? ironise Felix en m'adressant un rictus moqueur.
Je pouffe en secouant la tête. Comme il a pu le constater, mon sens de l'observation est particulièrement affûté. Il m'entraîne quelques mètres plus loin jusqu'à la bassine, et nous nettoyons nos couverts, avant de les faire sécher en les secouant tels des hystériques. Nous nous empressons ensuite de retourner à notre bungalow.
Je range l'assiette et le couteau en plastique dans un sac de toile, puis me laisse choir sur mon matelas gonflable. Un soupir de lassitude se faufile entre mes lèvres.
— Tu comptes poireauter là jusqu'à ce qu'la cloche retentisse et qu'on soit obligés de nous rassembler devant l'réfectoire ?
— Pourquoi ? fais-je en levant les yeux vers le plafond, fuchsia et pailleté comme tout le reste. Y'a rien d'autre à foutre.
J'entends vaguement un clic, comme une boîte que l'on ouvre.
— Hm, ce serait mal me connaître. Féfé n'est jamais à court d'idées. J'suis sûr que ça t'remontera le moral.
Intrigué, je m'assieds sur mon sac de couchage en serrant ma peluche contre moi. Je frôle la crise cardiaque lorsque le minois de Felix m'apparaît à l'envers depuis sa couchette, située au-dessus de la mienne. Il est encadré d'une chevelure d'un brun presque auburn qui retombe en une cascade de boucles. Elle est si longue qu'elle menace d'atterrir dans mes yeux.
J'enroule une de ses mèches ondulées autour de mon doigt, savourant sa douceur soyeuse. En réponse à son absence de réaction, je tire sèchement dessus.
— Aïe euh !
Un petit rire m'échappe. Felix quitte alors son sac de couchage et vient s'asseoir sur mon matelas, une petite moue déformant ses lèvres. Il se frotte le crâne en s'efforçant de paraître aigri de colère, mais il ne peut se départir de cette petite étincelle mutine qui tressaille dans ses iris. C'est alors que je remarque ce qu'il tient entre ses doigts.
— Alors ? T'en dis quoi ? demande-t-il en sautillant.
— Euh... Mais..., bafouillé-je, pris en dépourvu. On aura jamais le temps de...
Je me tais quand je comprends que Felix ne compte pas écouter un traître mot qui sort de ma bouche. Il a déjà ouvert sa trousse de toilette, dévoilant une impressionnante kyrielle de fards à paupières. Face à mon silence plus qu'équivoque, il finit par éclater de rire.
— Allez approche, Seungmin. Tu brûles d'envie.
— J-Je...
Je sens mon souffle se précipiter sous la panique. Bien sûr que oui, j'en brûle d'envie, et c'est justement cela, le problème. Je déglutis nerveusement, mon regard s'agite sans jamais croiser le sien, se verrouillant sur la décoration incarnate du bungalow. J'ignore bien comment, mais Felix finit par mettre lui-même sur le tapis la raison de mon hésitation. Décidément, son empathie ne connaît aucune limite.
— T'en as jamais mis en public ? devine-t-il.
C'est la première fois que je ne parviens pas à déceler l'émotion qui habite sa voix, et cela m'effarouche. Terrorisé malgré moi, je secoue la tête, un peu honteux de sentir les larmes me monter aux yeux. Une boule s'emploie à m'obstruer la gorge, alors que je sens mon corps se crisper. C'est vraiment risible, je suis risible.
— Eh, c'est pas grave, d'accord ? souffle Felix d'une voix douce, celle qu'il a utilisée pas plus tard que la veille pour me réconforter. T'es pas obligé, tu sais. J'suis désolé, j'me suis peut-être montré un peu trop enthousiaste.
Je tente de ravaler mes larmes, mais elles dévalent mes joues sans que je ne puisse les réprimer. Je sens s'immiscer en moi le même mal qui me poursuit depuis la préadolescence : l'insécurité, ou plutôt, le catalyseur de mes peurs.
Un sentiment d'éloignement bouillonne furieusement en moi. J'ai beau vivre à plusieurs kilomètres de là, j'ai le mal du pays.
— C'est ma faute, t'inquiète, réfuté-je en reniflant.
Je penche la tête sur le côté en espérant que mon ami ne remarque pas les gouttes salées sur mes pommettes, mais il n'est pas dupe. Il suit ce que lui dicte son instinct, et il pose sa trousse afin d'envelopper mes mains des siennes. Comment fait-il pour les garder aussi chaudes en toutes circonstances ? Les miennes sont tellement gelées qu'elles donnent l'impression que le sang les a désertées, les condamnant à un hiver de peur éternelle.
J'ose enfin croiser le regard contrit de Felix. Je reconnais aussitôt le sentiment qui teint ses iris d'une noirceur accablée ; il s'en veut. Intérieurement, je me maudis d'être aussi sensible.
— Désolé, murmuré-je faiblement. Je suis un boulet.
Ses doigts se resserrent autour des miens. Je ne suis habituellement pas friand de contacts physiques, mais sa peau contre la mienne a quelque chose d'apaisant, de chaleureux.
— Excuse-moi, réitère-t-il doucement.
Il ne me conjure pas d'interrompre le fleuve de larmes qui s'écoule sur mes joues et me brouille la vue. Il ne cherche pas à trouver un moyen pour faire cesser mes pleurs. Il n'exige aucune explication supplémentaire de ma part. Quelque part, cette constatation m'emplit d'une sensation étrange, et je m'y complais volontiers.
Felix glisse un de ses bras dans mon dos et m'attire contre lui. Instinctivement, je me raidis, mais l'étreinte ne me paraît pas aussi désagréable que celle des membres de ma famille. Au contraire, mes muscles finissent par se détendre, le câlin m'engloutit dans un tourbillon de chaleur.
C'est étrange que Felix semble à ce point me comprendre, lui qui est si différent de moi.
— T'es pas prêt, me souffle-t-il lorsque je sens mes larmes s'assécher. On attendra.
Cela ne sonne pas comme une interrogation ; il sait reconnaître l'évidence. Ses mots sont simples, mais ils sonnent terriblement justes. Je me détache de lui et pousse un soupir, encore plus fourbu qu'auparavant.
— Merci...
J'abhorre ma voix plus que tout au monde. Mais en cet instant, le regard conciliant que Felix pose sur ma personne m'allège d'un indicible fardeau. Et elle me semble alors un peu moins exécrable qu'à l'accoutumée.
— Mais rien n't'empêche de m'en appliquer, hein ? veut-il alors s'assurer.
Un rire un peu éraillé m'échappe.
— J'ai pas d'miroir, se justifie mon ami en faisant la moue.
Je lui ravis alors sa trousse en guise de réponse. Quelque part dans les méandres de mon cœur, le soulagement rivalise avec le regret. Les larmes menacent de couler à nouveau, mais je les chasse du revers de la main. À quoi cela me servirait, de m'apitoyer une fois encore sur mon sort ?
Minho et Chan débarquent pendant que j'ombre les paupières de Felix d'un fard orangé. Je me crispe nerveusement, mais ce dernier me fait signe de poursuivre. Bien que je sente le poids de leurs regards inquisiteurs sur nous, ils ne profèrent rien à notre encontre. Une fois que j'ai terminé, je débouche le tube de mascara et en applique sur ses cils afin de les allonger. Je finis par tout ranger, satisfait par le résultat. La couleur aurore est assortie aux taches de rousseur qui piquètent ses joues.
Juste à temps. La cloche retentit dans le camp, fait vibrer les fenêtres et grincer mes dents. Felix m'adresse un pouce en l'air.
— C'est parti !
Cela me réconforte de le voir aussi guilleret. Cela signifie que je suis parvenu à masquer l'accablement qui me laboure les entrailles. Si mon mal-être finissait par ternir son ineffable allégresse, je m'en voudrais sans doute éternellement. Je préférerais mille fois souffrir seul si cela peut permettre de conserver ce soupçon de bonheur chatoyant dans ce monde acrimonieux.
Alors que j'emboîte le pas à Chan, Felix et Minho en direction du réfectoire, je tente vainement de ravaler les larmes qui s'apprêtent à se précipiter sur mon visage. Je souffle doucement en les sentant entraver ma gorge d'une boule de chagrin et de crainte. Tant mieux. Il ne manquerait plus que je me fasse humilier à cause de cette enfilade de peurs plus idiotes les unes que les autres.
Un sentiment acide m'a submergé depuis peu. Il n'en résulte qu'une honte brûlante me vrillant la poitrine. Je tente d'en faire abstraction lorsque nous nous arrêtons devant Méline — pourquoi les accompagnants n'ont-ils pas eux aussi droit à un nom avilissant ? —, l'homme dégingandé, la femme au parapluie et le quatrième homme, lui portant des cheveux roux et frisés.
Ils se mettent l'un après l'autre à parler à notre troupe de bras cassés, mais je ne les écoute que d'une oreille. À vrai dire, tout ce que je peux ouïr, c'est le venin qui me dévore. En m'y concentrant suffisamment, je finis par l'identifier. Je pousse une expiration tremblante.
La jalousie. Puissante et délétère, elle pulse dans mes veines.
Felix représente dans son entièreté ce que je ne suis et ne serai jamais. Mais en aucun cas je ne me permettrais de lui vouer un sentiment aussi noir que la jalousie. Il représente davantage qu'une utopie à mes yeux ; il est devenu mon ami, une nitescence qui tente de déchirer les ténèbres qui m'enveloppent. Je n'ai jamais connu de personnes aussi douces et attentionnées que lui, aussi chatoyantes et pures.
Je me tance intérieurement avec sévérité. La jalousie reflue lentement, regagne les abysses de mon cœur en arrachant tout sur son passage. À nouveau, je sens l'abîme en moi, le vide impossible à combler. Mais mieux vaut qu'un trou noir me compose plutôt qu'un sentiment caustique.
Quand la troupe se dissémine à travers le camp, j'ai l'impression qu'on me tire d'un rêve particulièrement douloureux. Je scrute les accompagnants qui se détournent, s'empressent de retourner à des occupations bien plus intéressantes que les nôtres. J'inspire doucement en sentant la brûlure du regard inquiet de Felix sur moi.
Je toussote légèrement, tente vainement de me donner une certaine contenance. Je me tourne vers lui, fouillant ses traits comme si les consignes y étaient inscrites au feutre indélébile.
Sa langue émerge de ses lèvres, alors qu'il est concentré à natter ses longs cheveux. J'observe un instant ses doigts graciles se glisser dans ses mèches soyeuses, fasciné par sa grâce naturelle.
— T'inquiète, Minnie, me lance-t-il avec un soupçon de raillerie. J'vais t'expliquer.
Pris au dépourvu par le nouveau surnom et le fait qu'il m'ait percé à jour, je ne peux que laisser échapper :
— Hein ?
Felix noue un chouchou à sa tresse plaquée et la rejette derrière son épaule pour la laisser retomber librement dans son dos. Il m'adresse un sourire en coin en feignant d'être indigné.
— Je suis scan-da-li-sé par ton manque de confiance.
Je secoue la tête, amusé par son badinage. Il pointe une des tables du réfectoire ; elle est chargée de matériaux qui auraient davantage leur place au cours de bricolage plutôt que dans un camp de scouts.
— On peut utiliser ça pour nous aider à construire un cadre, m'explique Felix.
Je sens mes sourcils s'envoler sur mon front. Interdit, je le dévisage sans comprendre.
— Pourquoi on aurait besoin d'un foutu cadre ?
Il grimace avec un dépit certain.
— Pour y mettre des photos qui sont cachées dans le camp. Moi je dois trouver Minho, et toi, Chan.
Attendez.
— C'est une putain de blague ! explosé-je. Pourquoi c'est moi qui dois trouv...
Felix s'esclaffe bruyamment, et mon courroux retombe aussitôt. J'ignore s'il se rit de moi ou de notre situation, mais l'effet produit sur ma personne est le même.
— J't'avais jamais entendu crier comme ça, me dit-il entre deux hoquets. Trop bien !
Embarrassé, j'enfouis mon visage entre mes mains en sentant la chaleur y affluer.
— Désolé, marmonné-je entre mes dents serrées.
C'est vrai, j'ai beau le dissimuler énormément, je me mets souvent en colère, même si c'est souvent bien dérisoire.
— Dis, Minnie, on peut chercher ensemble ? demande alors Felix.
— Ah parce qu'en plus, c'est censé être individuel ?
Je souffle vertement, comme si j'espérais expulser mes émotions tumultueuses par l'air. En plus d'être harassé par la courte nuit dont j'ai bénéficié, je me fatigue moi-même. Je me mords la lèvre inférieure en remarquant enfin que je ne veux pas que Felix soit confronté à cette partie irascible de ma personnalité.
— Bon, euh... par où on commence ? m'enquis-je timidement à mi-voix.
— Les bungalows ? suggère-t-il.
Ravi de pouvoir centrer mes pensées sur une autre préoccupation, j'opine vivement. Nous nous rendons alors auprès du bungalow 1, d'un rouge écarlate doté de veinures dorées.
— Y'en a qui sont vernis, marmonné-je en examinant la façade.
Felix hausse les épaules avec désinvolture. Il se contente d'observer les plus jeunes du camp qui farfouillent entre les décorations et les fissures.
— Ça va prendre une éternité, soupire-t-il. Viens. On aura plus de chance si on cherche là où y'a personne.
Comme je ne bouge pas, il me prend la main et m'entraîne vers le pavillon des accompagnants.
༄
~ ChronoStay 🌻🐝
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