Partie 13

Seungmin.

S'apercevoir que l'on n'est pas comme tout le monde est une prise de conscience bien souvent difficile à avaler. C'est comme une offre que les vendeurs obligent (gentiment) à prendre avec l'achat : « Chers parents, voici votre fils. Ah, et n'oubliez pas le pack spécial timidité-anxiété-irascibilité-queerness-misanthropie-introversion qui va avec, c'est cadeau ! »

Très honnêtement, je ne comprends toujours pas pourquoi mes parents ne l'ont pas jeté avec notre vieux canapé, ce pack. Qui aurait envie de cela ? Qui ne désirerait pas une vie menée dans la simplicité, complètement à l'aise sur le chemin tracé par l'hétéronormativité ? Moi, peut-être. Je ne suis pas certain que j'aurais apprécié être vu comme « normal et banal », car, je dois l'avouer, l'excentricité m'attire.

Enfin, jamais je ne m'étais véritablement posé la question auparavant. Se laisser porter par les flots fluctueux du présent avait semblé être une approche parfaite. Toutefois, je n'avais pas prévu que ces flots soient tellement tumultueux qu'ils me forcent à rejoindre la berge à la nage.

Je demeure complètement paralysé depuis cette confrontation avec Chan, tentant vainement de me saisir de quelques pensées tourbillonnantes, tentant de les ordonner. Un adolescent manifestement complètement perdu m'avait ravi un baiser au milieu des bois, alors que j'avais à peine dormi quelques heures, que je venais de pleurer de frustration et que je devais probablement avoir l'haleine du matin. Et cet adolescent-là avait déguerpi comme si m'avoir embrassé avait lancé une troupe d'homophobes en colère à ses trousses.

La dernière fois que nous nous sommes adressés la parole remonte maintenant à deux jours, lorsque Méline nous a pris à part afin de nous remonter les bretelles. Chan s'est empressé de remettre entièrement la faute sur lui, car il s'agit de sa responsabilité en tant que scout expérimenté du camp, bla-bla-bla. L'animatrice s'est contentée de me sermonner ; elle a menacé Chan d'expulsion définitive et lui a imposé un horaire sévère – comme s'il avait tenté de fuguer de prison ou je ne sais quoi. « Ces mesures sont dues à un manquement majeur au règlement », m'a sèchement indiqué Méline lorsque j'ai tenté de me récriminer.

Depuis lors, deux choses martèlent mes journées : la première, c'est le manque ressenti par l'absence de Chan dans le bungalow – on l'a déplacé –, et la deuxième, c'est mes pensées, plus omniprésentes que jamais. Outre cette histoire de baiser, ce sont les interrogations qui les occupent de plus en plus.

Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Je ne saurais expliquer quoi, mais l'attitude dédaigneuse, presque brutale, de Méline envers ce qui devait être son ami, revête une apparence plus qu'étrange à mes yeux, comme si la kyrielle des non-dits avait finalement explosé sous le comportement insubordonné de Chan.

Aujourd'hui, j'ai finalement décidé d'en parler à Felix et à Minho. J'ignore bien ce qui m'a pris de me confier ainsi – surtout que je suis tristement célèbre pour tout garder pour moi jusqu'à perdre le contrôle de mes émotions –, mais une part de ma conscience m'y a vertement exhorté.

Je leur ai tout d'abord fait part du baiser. Moi qui suis plutôt du genre à conserver les détails de ma vie, j'ai tout déballé sans une once d'hésitation. Des frissons déplaisants me parcourent à nouveau, témoignant de cette écœurante sensation de détachement qui me colle à la peau depuis deux jours. J'ai souvent ouï dire que le premier baiser était une expérience profondément indescriptible, une des plus belles de l'existence. Pourtant, le souvenir que j'en conserve me semble singulièrement insipide, comme s'il ne m'appartenait pas véritablement. Je n'ai même pas eu besoin d'évoquer ce sentiment pour que Felix affirme :

— Tu es en état de choc, c'est normal.

Je sais qu'il a raison, car la partie émotionnelle de mon cerveau s'est fait la malle, comme s'il s'était dit : « tu n'as pas le temps d'y penser ». Il n'y a plus que ma raison, et elle me pousse à quelque chose de plus concret.

Felix était simple à persuader. L'évocation du baiser a fait germer un sourire énigmatique sur ses lèvres, et il n'a pas été difficile de le rallier à mon plan. Minho m'a toutefois donné plus de fil à retordre : d'abord, il a fallu l'extirper de l'état d'abasourdissement dans lequel je venais de le plonger ; puis, j'ai dû longuement insister – jamais je n'ai autant parlé de ma vie – pour qu'il accepte de nous aider. Si je n'avais pas eu autant besoin de lui, j'aurais probablement abandonné, tant son allégeance au camp est puissante. Il s'avère toutefois un allié d'une préciosité non négligeable.

J'abhorre tout particulièrement transgresser le règlement. Mais la désobligeance des surveillants de ce camp, sans parler de ma désinvolture manifeste pour les scouts, me fait ignorer ce trait de caractère. Il reste encore une longue semaine à devoir prendre part à des activités plus saugrenues les unes que les autres, et croyez-moi, je n'ai aucune envie de devoir les subir sans l'humour débile de Chan.

Et de surcroît, j'ai bien l'intention d'entretenir avec lui une conversation un peu plus étoffée que celles dont nous avons coutume. J'ai besoin de comprendre ce qu'il éprouve. Avec un peu de chance, cela devrait m'aider à me comprendre également. Je base tous mes ressentis sur ceux d'autrui, ce qui est en étrange contradiction avec les libertés que prennent mes pensées.

Un mouvement brusque m'arrache à celles-ci. Je lève la tête pour croiser les yeux oblongs de Felix, une assiette remplie pour la troisième fois à la main. Ses sourcils froncés témoignent de son mécontentement.

— Mec, je sais que j'graille beaucoup en temps normal, mais là, tu m'en d'mandes un peu trop, me lance-t-il en prenant place sur le banc.

Je me contente d'un sourire amusé lorsqu'il ponctue sa phrase en enfournant un chou-fleur dans sa bouche. Il aime se plaindre, mais son estomac n'est manifestement pas d'accord.

— T'inquiète, c'est la dernière, affirmé-je en constatant que la tente s'est maintenant presque complètement vidée. Ils doivent avoir bientôt fini la vaisselle.

Felix opine du chef, enthousiaste à la perspective d'enfreindre les règles.

— Dans une heure à peine, on s'ra bon !

— Hm. J'espère que Minho saura faire diversion suffisamment longtemps.

— T'en fais pas, assure Felix en avalant ses patates, il parle p't'être pas beaucoup, mais il sait attirer l'attention. Surtout que j'l'ai masse maquillé pour qu'ça marche encore mieux.

Je manque d'éclater de rire à l'image qui apparaît instantanément dans mon esprit.

— J'espère que je verrai ça, à l'occas', lui dis-je avec un semblant d'espièglerie.

— Et p't'être même qu'on pourra persuader ton chéri aussi.

— C'est pas mon...

Mais ma réplique se meure dans le sourire qui ne peut s'empêcher d'incurver mes lèvres.

Je commence à penser que j'ai eu une très mauvaise idée.

En travers de l'unique fenêtre de la chambre commune, je parviens à apercevoir Felix, dissimulé dans l'ombre de la nuit tombée. Il fait le guet pendant que j'ai eu la bêtise d'entrer par effraction dans le chalet des surveillants.

J'ai farfouillé dans toute la chambre, toutefois mis à part quelques objets personnels étranges, je n'ai rien déniché d'intéressant. J'ignore ce que je m'attendais à trouver ; un quelconque plan diabolique tracé à l'indélébile sur le mur ? Intérieurement, je me gratifie d'une tape sur le front. À quoi pensais-je ? Que le songe que j'avais eu au sujet de la méchanceté de Méline était une sorte de rêve prémonitoire ?

Peut-être était-elle juste irritante. Après tout, l'homme dégingandé, Miss Parapluie et le rouquin étaient eux aussi horripilants à souhait. Quoique... Cet état de fait est en réalité plus que curieux. Ne se sont-ils pas volontairement engagés à perpétuer la tradition de ce camp de scouts ? Toutefois, si ce n'est pas le cas, quelle serait la raison les y ayant poussés ?

En évitant de faire craquer le parquet de bois sous mes pieds, je me faufile dans la pièce suivante : la cuisine. Mais la porte suivante refuse de m'obéir. Je secoue doucement la poignée, mais rien à faire. Au moment où je m'apprête à retourner sur mes pas, le verrou cède.

— Quoi, encore ?

La porte s'ouvre en grand sur un Chan au visage orné de la trace de son coussin. Ses boucles blondes sont complètement emmêlées, et il porte un pyjama dépareillé. En m'apercevant, ses yeux s'écarquillent et une exclamation de surprise lui échappe.

— Seung... hmm !

Je plaque aussitôt ma main sur sa bouche pour le faire taire.

— Crie pas, triple buse ! chuchoté-je vivement.

Le blondinet empoigne mon avant-bras pour se défaire de mon emprise.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ? Ils vont te tuer s'ils te surprennent !

— Et ça, c'est pas une raison suffisante pour que tu la fermes ?

Enfin, il saisit le message. Après un dernier regard derrière mes épaules, Chan me fait signe d'entrer. Il referme soigneusement derrière lui. Soudain, il semble prendre conscience que son geste, purement instinctif et nécessaire, peut porter à confusion. Je vois ses oreilles s'empourprer à une vitesse vertigineuse.

— Je suis entré pour trouver un truc compromettant, lancé-je à sa précédente question.

— J'espère ne pas être la chose compromettante, mais je suis très heureux que tu m'aies trouvé.

Je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel, à la fois exaspéré et amusé.

— Je cherche la raison pour laquelle ils te traitent aussi durement, expliqué-je alors.

— Tu penses pas que je serais déjà au courant s'il y avait vraiment une raison ?

— Pas si tu n'y avais jamais particulièrement fait gaffe. Et te connaissant, je suis pratiquement certain que tu n'avais rien remarqué.

Chan esquisse une petite moue boudeuse. Cette expression lui donne un air un peu... mignon.

Soudain, je tends l'oreille. Il me semble entendre des pas.

— Merde !

Sous le regard quelque peu confus de Chan, je me précipite vers sa couchette surélevée et me glisse dans l'espace entre le sol et le lit.

— Retourne faire semblant de dormir, du con ! lui soufflé-je, un peu étouffé par l'étroitesse de ma cachette.

Il m'obéit sans même chercher à protester et grimpe sur son lit. Le poids de son corps fait fléchir la couchette, qui s'appuie alors sur moi. Je ne peux m'empêcher de lâcher un juron en sentant l'angoisse me submerger ; je suis complètement coincé.

— Ça va ? s'enquiert Chan, apparemment pas complètement sourd.

Je voudrais bien lui répondre, mais je crains de me vider de mes poumons et de commencer à suffoquer. Soudain, il quitte le lit, me permettant de respirer à nouveau.

— Chan, qu'est-ce que tu fabriques ? paniqué-je en retrouvant l'usage de mes poumons. Il faut que...

— Tu vas t'étouffer, m'interrompt-il. Sors de là.

Sa voix me paraît bien plus autoritaire qu'à l'accoutumée, et je me surprends à obtempérer malgré l'urgence de la situation. Je me retrouve à nouveau debout, face à Chan. Son visage est façonné par une étrange sévérité, comme s'il avait saisi quelque chose qui m'échappe. J'observe son regard fureter un instant dans la petite pièce. Il prend soudain une grande inspiration.

— Bon, y'a pas le choix, marmonne-t-il. Mets-toi dans le lit.

— Mais, et toi ?

Il inspire à nouveau.

— On va devoir se serrer un peu.

— Euh... t'es sûr que...?

Ma voix s'éteint sans terminer la phrase qu'elle avait commencée. Un semblant de frémissement me parcourt, l'adrénaline d'une situation improbable se confrontant à l'embarras. L'idée seule de proximité lance une angoisse profonde le long de mon échine.

Chan me décoche un regard un peu étrange, à mi-chemin entre une tentative de maîtrise d'émotions et la peur.

— Chan ? retentit alors la voix de Méline depuis l'autre pièce.

Sans autre forme de procès, le concerné me saisit par le bras et nous entraîne dans son sac de couchage. Il me pousse vers le bas du sac, de telle sorte que seule sa tête en rejaillisse et que je me retrouve dans le noir complet, empêtré dans ses jambes et appuyé contre son torse.

Dix secondes plus tard, la porte s'ouvrait.

Oh, bordel. Dans quoi je me suis fourré, encore ?

~ ChronoStay 🌻🐝

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top