Chan.
À la suite de cette atroce cérémonie qui m'a évoqué de sombres souvenirs, je peux enfin fermer l'œil. Du moins, c'est ce que je croyais. À peine ai-je retrouvé la chaleur enivrante et rassurante du sac de couchage qui me sert de duvet que mon corps en fait des siennes. Impossible, le marchand de sable ne repassera pas avant que je n'aie pu faire mon affaire. Dès que je ferme les yeux, je vois des fleuves, des rivières, de l'eau, encore de l'eau, de l'eau partout. La tête lourde, les yeux bouffis, je me lève tant bien que mal et tire sur la manche de Minho. Il se retourne en grommelant vaguement et replonge aussitôt dans le voyage de son imagination. Je reste là, debout, impuissant. C'est peine perdue, il ne m'accompagnera sûrement pas cette nuit.
Mon amour-propre est quelque peu froissé. La mine boudeuse, irrité par l'indifférence de mon ami, j'insiste à voix basse :
— Minho, s'te plaît, y'a pas moyen que tu viennes dans la forêt avec moi ?
Il me balance un « non » sec et me tourne le dos sans scrupules, avant de se rendormir illico presto. Tout se bouscule dans mon cerveau à court d'énergie. Je devrais peut-être y aller seul ? Mais... et si l'épisode de l'année passée se reproduisait ? Je préférerais m'enterrer vivant sous un toboggan dans un parc de jeu pour enfants plutôt que de revivre cet effroyable moment.
Tout se rejoue dans ma tête. Malgré mon esprit embrumé par la fatigue, les images intrusives d'anciens souvenirs y défilent sans interruption. Je soupire et m'empresse de les chasser afin de clarifier mes pensées.
— Felix ! chuchoté-je alors.
Face au silence qui se prolonge douloureusement, je réitère plus fort :
— Felix !
...
— FELIX !
Toujours rien, seul un ronflement me parvient en guise de réponse. Je reste coi, là, debout au milieu de ce foutu bungalow. Je ne vais quand même pas demander à Seungmin de m'accompagner... Ce gars est plus peureux qu'une marmotte qui aperçoit un randonneur au loin. Non, c'est mort, décidé-je, même si je suis clairement à court d'idées. Je suis fourbu, impuissant, et mon envie irrépressible de pisser n'aide décidément pas la chose.
— Pssst !
Déboussolé, je fais volte-face et cherche du regard l'origine de ce son discret. Assis sur son lit, les yeux hébétés mais grands ouverts, il me fixe ; Seungmin est réveillé et me scrute avec circonspection. Je le dévisage et lui demande doucement, hésitant, s'il aurait la gentillesse de m'accompagner dans les bois. Le peu d'espoir qu'il restait se dissipe dans le silence oppressant qui s'installe à nouveau dans la pièce.
— Euh... ouais, répondit-il dans un murmure.
Un sourire se dessine sur mon visage. Je lui tends sa veste et enfile la mienne sans ajouter un mot. Nous quittons le bungalow, son rose restant perceptible même dans les ténèbres fulgurantes de la nuit. L'obscur éclat de la prairie se transforme en un lointain souvenir lorsque nous pénétrons dans la forêt.
Les ombres nous enveloppent, rendant les craquements des brindilles sous nos pieds aussi sinistres que si l'on marchait sur des os. Juste au cas où, je garde les yeux baissés sur le chemin, troublé par cette pensée. Le silence entre Seungmin et moi est sempiternel, mais sa présence réchauffe quelque peu mon cœur.
J'hésite un instant, mais effrayé par la perspective de me soulager dans cette partie très sombre et terrifiante de la forêt, j'incite mon ami à poursuivre encore un peu, ce à quoi il acquiesce à contrecœur.
Nous nous enfonçons toujours plus dans l'obscurité. Ma vision se trouble, je doute que la fatigue n'y ait pas un rôle prépondérant à jouer. À chacun de mes pas, je sens le regard craintif de Seungmin me transpercer, quémandant un peu d'assurance. Une assurance que je ne peux pas lui donner, moi-même étant dans un état second. Le chemin que nous suivons paraît démesurément long, cependant, il me rappelle quelque chose, la vague réminiscence d'une randonnée. Et alors je parviens à entrapercevoir une lueur d'espoir entre tous ces arbres jalonnant le chemin.
Une brume grisâtre commence doucement à se lever et s'enroule en volutes de fumée à nos pieds. Soudain, une voix timide et à peine audible brise le silence glacial de la forêt, me faisant sursauter.
— Euh Chan... j-je crois qu'on va se perdre si on continue par-là, je n'entends déjà plus la rivière...
Je ne l'écoute pas. Je suis sûr de mon chemin et rien ne lui fera obstacle... ou est-ce juste ma fierté qui prend le dessus sur ma raison ? Des questions et des doutes pour aller aux toilettes, c'est tout simplement ridicule. Ressaisis-toi, Chan, et fais ce que tu as à faire.
— Je vais aller derrière cet arbre-là, fais-je enfin en désignant un chêne au hasard. Bouge pas.
Je pars rapidement me soulager, tremblant dans le froid, puis je rejoins Seungmin et nous retournons sur nos pas. Enfin, dans l'idée. On tourne en rond pendant un quart d'heure, je crois. Aucun de nous n'a de montre.
— On est perdus, je le savais, maugrée mon compagnon après quelques minutes.
J'attrape Seungmin par le bras et l'entraîne dans une direction au hasard. Mais le tracé que je suivais finit par disparaître. Je m'arrête net, dépité, répugnant à avouer mes torts.
— Et merde..., marmonné-je.
Le visage de Seungmin demeure parfaitement hermétique, mais son regard luise d'une émotion que je ne parviens pas à clairement identifier. Au moment où ma main rencontre son épaule, un geste qui se veut pourtant affectif, il s'écrie :
— Lâche-moi les basques, triple buse ! Dans quelle merde tu nous as fourrés, encore ?!
Sidéré, je le dévisage avec de grands yeux éberlués, dérouté par son ton brusquement acide.
— Seungmin...
— Non mais sérieusement, c'est quoi cette semaine de merde ?! Déjà que j'ai pas été foutu d'être un minimum utile, que j'ai le mal du pays, que j'arrête pas de pleurer pour le moindre truc, que je peux même pas me maquiller en paix, qu'en plus j'ai écopé d'un surnom de merde, maintenant j'ai suivi le seul gars qui préfère se casser le cul à aller en forêt pour pisser plutôt que de simplement aller aux toilettes du camp !
Je tente à nouveau de rétorquer à la tempête émotionnelle qu'est devenu Seungmin :
— Je...
— J'aimerais bien être de l'accusatif, tiens, et me tailler de ce putain de camp de...
Sa voix se brise dans un sanglot, les larmes s'échouent sur ses joues. Je ne l'avais jamais entendu s'époumoner ainsi ; il doit être complètement éreinté, au bord de l'hystérie.
En remarquant que je l'observe, il fuit mon regard et s'assied sur un tronc mort sans rien ajouter. Je décide de le rejoindre et de tout lui avouer, même si j'en ai honte.
— Seungmin, si je ne vais pas aux toilettes du camp, ce n'est absolument pas pour t'amener dans la forêt avec moi en pleine nuit par plaisir. Mais je peux juste pas. L'année dernière, j'ai été aux toilettes durant la nuit, et sans prévenir, une grenouille qui se trouvait dans la cuvette m'a sauté dessus. Et depuis... je flippe.
Je pousse un soupir de dépit. Je m'attends un rire moqueur, je reçois un regard incrédule et mouillé de larmes.
— Tu me crois pas ? m'offensé-je presque.
Il pouffe nerveusement entre ses sanglots. Le Seungmin timide a repris le contrôle sur le Seungmin courroucé. Je décide de ne pas évoquer cette soudaine crise, plus par peur d'attirer à nouveau ses foudres que par bonne volonté. Tout cela a piqué ma curiosité, mais je n'ose pas le questionner à ce sujet.
Soudain, je prends conscience de ce que je viens de lui raconter. Craignant qu'il ne me trouve ridicule, je tente de me redonner une certaine contenance en la jouant sûr de soi.
— T'inquiète, je vois où on est, maintenant.
Fun fact : absolument pas. Le noir qui abreuve la forêt et nous enveloppe dans son étreinte m'affole. J'ai perdu tous mes repères. Nous nous sommes davantage enfoncés dans les bois que ce que j'ai escompté.
— Viens, fais-je pour échapper à mon malaise croissant. On va finir par crever d'hypothermie, si on bouge pas.
Lorsque nous atteignons une petite clairière au bout de longues minutes de marche, je m'allonge sur le sol gelé, brisant la régularité de l'herbe tendre. Seungmin m'observe en silence, agité de tremblements dus au froid. Je regarde les étoiles et inspire profondément. Par rapport à leur emplacement et à la douce obscurité du firmament, je déduis que le jour se pointera à l'horizon dans une heure ou deux : il doit être environ cinq heures. Le regard de Seungmin persiste sur mon corps qui doit être à la limite de l'inertie. Ses pleurs se sont finalement tus ; il est un peu trop silencieux à mon goût.
Nous finissons par nous remettre en marche dans un silence un peu moins oppressant cette fois, mais il plane, rémanent ; car nous sommes tous deux terrifiés à l'idée de ne réellement pas savoir comment rentrer.
༄
~ Celesta_ 🎈🐛
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