9. Les vacances

Installée sur la banquette arrière de la Volvo, Ludmille observait le paysage défiler derrière la fenêtre. C'était la première fois qu'elle montait dans une voiture, ingénieuse invention humaine pour pouvoir se déplacer plus vite et sans effort. Ça faisait un bruit ronflant et régulier, ça berçait doucement, c'était plutôt confortable et il faisait bien chaud... Ludmille était très étonnée qu'Ava, assise à côté d'elle, ne soit pas à deux doigts de s'endormir !

Gilles et Anne Rameau, les grands-parents d'Ava, étaient venus récupérer leur petite-fille en fin de matinée, heureux à l'idée de l'avoir pour eux tous seuls pendant une semaine entière. Les vacances d'hiver étaient arrivées, Thomas n'avait pas pu prendre plus d'une semaine de congés, et Alice n'était bien sûr pas apte à s'occuper de sa fille seule. Papi et Mamie avaient donc été appelés à la rescousse.

Surexcitée, Ava s'était transformée en moulin à paroles dès les premières minutes de leur voyage, décrivant avec une foule de détails à son Amie Imaginaire l'endroit où vivaient ses grands-parents.

– Tu vas voir, Ludmille, leur maison est trop jolie ! Y a des pierres sur le devant, des escaliers partout, des grandes fenêtres ! Et ma chambre elle est toute rose ! Et on est tout près de la mer, on entend les mouettes, et ça sent bon. Oh et y a une PISCINE ! Pour aller dedans, je dois mettre des bouées à mes bras parce que je peux pas y aller à pieds, je suis trop petite ! Mais là il fait trop froid c'est nul, on peut pas y aller du tout. Mais quand même, une piscine ! Tu vas voir, c'est trop bien !

Elle continua ainsi son monologue, sous les regards attendris d'Anne et Gilles qui l'observaient à travers les rétroviseurs. Leurs cheveux poivre et sel dépassaient des appui-têtes et le parfum fleuri de la grand-mère flottait dans l'habitacle. Ludmille les aimait bien. Ava se sentait en sécurité avec eux, elle l'avait compris immédiatement.

Lorsque la fillette leur avait expliqué l'existence de son Amie Imaginaire, ils avaient accueilli l'information avec surprise mais bienveillance, curieux de comprendre de quel recoin de son imagination d'enfant sortait cette mystérieuse Ludmille. Encouragée par leur intérêt, Ava s'était donc sentie libre de faire ouvertement la conversation avec son amie et jacassa tout le long du trajet, jusqu'à ce qu'ils arrivent à destination une grosse demi-heure plus tard.

Ludmille comprit alors l'enthousiasme de la petite fille ; ses grands-parents habitaient une belle maison familiale dans un quartier luxueux de La Rochelle, pas assez près de l'océan pour pouvoir l'apercevoir mais suffisamment pour en sentir les embruns qui flottaient dans l'air. Ludmille avait hâte de voir à quoi ça ressemblait, cette immense étendue d'eau agitée qui recouvrait la majorité de la Terre. Ça devait être fascinant !

Gilles gara la voiture dans l'allée, derrière une Peugeot blanche rutilante de propreté.

– Ah ! On dirait que tes cousins et ta tante sont déjà arrivés, Ava, annonça-t-il de sa voix rauque. Ils vont être contents de te voir !

– Trop bien !

Ava décrocha sa ceinture à peine le moteur éteint et se précipita au-dehors. Deux enfants aussi blonds qu'elle était brune dévalèrent les marches du perron en criant de joie et se jetèrent sur elle, l'étouffant presque sous leur enthousiasme débordant. Ava se retrouva prise en sandwich entre ses cousins, tous deux bien plus grands qu'elle, et se mit à rire aux éclats sous l'avalanche de bisous dont elle était la cible.

– Arrêteeeeeez, vous me faites des chatouilles ! s'écria-t-elle en gloussant.

Une femme d'une quarantaine d'années aux cheveux d'or coupés courts, radieuse dans son impeccable manteau beige, s'interposa.

– Allez les garçons, poussez-vous que j'embrasse ma nièce, moi aussi !

Vanessa, la sœur de Thomas, s'agenouilla devant la fillette et l'enveloppa d'un regard doux, passa une main délicate dans ses cheveux bouclés et lui colla un baiser sur la joue. Ava lui adressa un sourire joyeux, et Ludmille sentit son cœur se serrer. Vanessa était aussi lumineuse qu'Alice était éteinte, et un profond sentiment d'injustice lui fit froncer les sourcils. Pourquoi la maman d'Ava devait-elle subir l'influence de cette satanée Bestiole, quand d'autres mamans rayonnaient de joie de vivre ? Il y avait de quoi crever de jalousie.

Ludmille se tenait en retrait, observant tout ce petit monde s'agiter autour d'Ava et la couvrir d'attentions, sans oser se rapprocher. La fillette exultait. Le bonheur se lisait sur son visage, et Ludmille était soulagée de savoir que, pendant une semaine au moins, elle serait entourée d'amour et de légèreté. Une parenthèse heureuse pour la petite fille, mais Ludmille se demandait quel allait être sa place au milieu de tout ça. Ava aurait-elle besoin d'elle ? Devait-elle s'éclipser, ou continuer à observer de loin ?

Les cousins blondinets entrainèrent rapidement Ava dans leurs jeux improvisés : une palpitante partie de cache-cache dans les multiples recoins de la grande maison, agrémentée de quelques règles propres au chat-perché, causant de bruyantes course-poursuites dans les couloirs. La fillette s'amusait comme une petite folle et ne portait aucune attention à son Amie Imaginaire.

Lorsque le moment vint de passer à table, Ludmille s'approcha de la salle à manger en même temps qu'Ava. Celle-ci lorgnait avec une mine déçue sur un plat fumant, rempli à ras bord d'une étrange bouillasse verte et blanche.

– C'est quoi, ça ? demanda Ludmille.

– Des pinards à la crème, répondit la fillette avec le nez froncé.

– Des pinards ?

– Oui, j'aime pas ça.

– C'est vrai que ça a une drôle de tête.

Le reste de la famille convergea à son tour vers la table et tous commencèrent à s'installer. Soudain, Ava s'écria :

– Mais Mamie ! Tu as oublié un couvert pour Ludmille !

– Ah c'est vrai ! répondit Anne, une main tapant son front ridé dans une réaction volontairement exagérée. Quelle idiote je fais, pardon ma chérie. J'avais complètement oublié.

– Et je crois que Ludmille aime trop les pinards, Mamie.

– Les Épinards, on dit, Ava ! rigola Timéo, l'aîné des deux garçons.

Il ébouriffa les cheveux bouclés de sa cousine et l'interrogea :

– D'ailleurs, c'est qui ça, Ludmille ?

– C'est ma copine, répondit Ava.

Timéo fronça les sourcils, dubitatif, et son petit frère Axel l'interrogea à son tour :

– Mais elle est où ? Elle doit arriver ? Elle est en retard ?

– Pff mais non, elle est déjà là ! Elle est juste derrière toi !

– Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes ? Y a personne !

– Axel ! intervint sa mère avec un regard pénétrant. Ava a une nouvelle amie. Tu ne la vois peut-être pas, mais elle est réelle pour ta cousine.  D'accord ?

– Ben, si on la voit pas, c'est qu'elle existe pas, répondit Timéo à la place de son frère.

– Mais siiiii, elle existe ! s'exclama Ava avec une moue renfrognée.

Les deux garçons éclatèrent de rire devant l'air contrarié de leur cousine et voulurent la taquiner un peu plus.

– Ava, le bébé qui a une amie imaginaire !

– C'est parce que t'es un bébééé !

– Mais non je suis pas un bébé, arrête Axel ! Tu dis n'importe quoi !

– Ça suffit les garçons ! s'énerva Vanessa. Laissez-la tranquille ! Si Ava a envie de croire à son amie Ludmille, laissez-la, qu'est-ce que ça peut bien vous faire ?

Les cousins finirent par se calmer et la conversation dévia, mais Ava resta complètement renfermée sur elle-même. Elle posa son menton dans sa main gauche et saisit sa fourchette de l'autre, regard baissé, dans la même attitude contrariée que Ludmille lui avait déjà vue lors de leur première soirée ensemble. Lorsqu'elle s'assit sur la chaise installée à son attention, Ludmille comprit tout de suite que la fillette n'osait ni la regarder ni lui parler, meurtrie par les moqueries des deux garçons.

Quelle plaie ! pensa-t-elle. Ils vont tout faire capoter ces deux idiots, à parler comme ça !

Au bout de quelques minutes, comme Ava ne bronchait toujours pas, Ludmille finit par prendre sa décision ; sa présence serait plus néfaste qu'autre chose pour la fillette pendant ce séjour en famille. Il fallait qu'elle profite de ces quelques jours pour baigner dans la joie et l'amour de ses proches, pas pour subir des moqueries par sa faute.

Au moment du dessert, comme personne ne parvenait à dérider Ava, Ludmille se pencha vers elle et lui murmura :

– Ava, je vais te laisser tranquille avec ta famille cette semaine, d'accord ? Tu vas bien t'amuser avec tes cousins, et tes grands-parents vont bien s'occuper de toi.

La petite fille hocha la tête imperceptiblement, et répondit aussi doucement qu'elle en était capable.

– Mais j'ai quand même envie de jouer avec toi, aussi.

– On jouera ensemble quand tu rentreras chez toi, d'accord ? Et je viendrai te voir chaque soir, juste avant que tu t'endormes, pour que tu me racontes ta journée.

Ava sourit, rassurée.

– Mais si tu as envie de me voir plus souvent, poursuivit Ludmille, tu n'auras qu'à penser très très fort à moi et je viendrai. J'ai une espèce d'alarme intérieure, juste là !

Elle pointa sa tempe du doigt.

– Quand tu as besoin de moi, boum, ça vibre très, très fort là-dedans ! Et j'arrive au galop.

Ava acquiesça de nouveau de la tête, une expression satisfaite peinte sur le visage.

Après un dernier regard à la table afin de s'assurer que personne n'avait remarqué les attentions d'Ava à son égard, Ludmille se pencha un peu plus en avant pour embrasser la fillette. Puis elle se leva, se retourna vers les deux cousins pour leur tirer la langue, ce qui fit glousser Ava sous cape, et enfin, elle s'éclipsa.


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