8. Professeur Matigne
— Mademoiselle Ludmille, vous êtes bien silencieuse aujourd'hui ! Qu'est-ce qui se traficote donc dans cette petite caboche ?
Ludmille sursauta, soudain tirée de ses pensées. Tous les regards convergeaient vers elle, dont celui du professeur Matigne, sourcil levé. Ses longs cheveux d'un gris violacé noués en arrière dégageaient son visage fin et mettaient en valeur sa peau dorée. Son blazer bleu ciel impeccable et parfaitement repassé soulignait sa silhouette longiligne. De tous ses professeurs, Matigne était celui qu'elle avait le plus de mal à cerner. Son apparence tirée à quatre épingles, d'où rien ne dépassait, jurait profondément avec les intonations toujours trop enjouées de sa voix et ses expressions tantôt familières, tantôt inventées de toute pièce. Un bien curieux mélange, qui n'enlevait cependant rien à l'étendue de son savoir.
Devant son silence embarrassé, il insista :
— Saperlipopinette, Mademoiselle Ludmille, auriez-vous perdu votre langue ?
— Hm, non, bien sûr que non, professeur. J'étais seulement perdue dans mes pensées. Excusez-moi.
— Voudriez-vous les partager avec nous, ces pensées ? C'est que nous sommes là pour ça, à ce que j'ai cru comprendre !
Il la gratifia d'un clin d'œil et elle se sentit rougir sous son épiderme d'argent, gênée par les sourires en coin de ses camarades qui ne manqueraient pas la moindre occasion de se moquer d'elle.
Ils s'étaient rassemblés pour le premier cours de Relations et Comportements Humains du trimestre. Ou plutôt, pour le premier « atelier d'échanges ». Voilà comment le professeur Matigne désignait les cours qu'il proposait aux apprentis de Second Cycle. Un moment de partages d'expériences et d'entraide, plutôt qu'un cours classique et formel. Les élèves laissaient tomber cahier et prises de notes pour se concentrer sur la parole, échangeaient leurs premières impressions, leurs premières observations des comportements humains et des relations établies dans les familles de leur enfant.
Mais Ludmille, toujours bouleversée par la matinée désastreuse qu'elle avait passée chez Ava, ne parvenait pas à se concentrer sur les récits de ses camarades. Elle ressassait, rejouait le cours des événements et son échec cuisant. Elle revoyait la Bestiole, ses mimiques ravies à chaque fois qu'elle engloutissait les joies d'Alice, sa langue rose frétillant de gourmandise pourléchant ses babines noires.
Et elle n'avait quasiment rien écouté.
Elle prit son courage à deux mains. Après tout, si son Éclaireuse n'avait pas l'intention de l'écouter ni de l'aider, peut-être pouvait-elle faire confiance à ses professeurs. Celui-ci devait très certainement en savoir un rayon sur la façon dont les adultes géraient l'influence de tout ce bestiaire invisible qui les polluait. Et, plus particulièrement, sur les Bestioles.
— Je réfléchissais à la relation entre mon enfant et sa Maman. Et au rôle que joue là-dedans la Bestiole que sa maman a dans le cœur.
Le professeur Matigne leva un sourcil intrigué.
— J'ai lu le paragraphe les concernant dans L'Encyclopédie de l'invisible, poursuivit Ludmille, mais j'aurais aimé savoir si vous aviez d'autres informations à leur sujet.
— Eh bien ma foi, l'Encyclopédie est pourtant bien complète, je ne vois pas tellement ce que je pourrais vous apprendre de plus !
— Comment on fait pour les déloger, par exemple.
Cette fois, ce furent les deux sourcils du vieux doré qui se soulevèrent, sous des yeux arrondis par la surprise. Un murmure étonné se propagea dans la salle de classe.
— Les dé... Hmpfr. Eh bien, Mademoiselle, voilà une question qu'on ne me pose pas tous les jours !
Il fit un peu de place au milieu de la paperasse qui dégorgeait de son bureau et y cala une moitié de postérieur. Puis il joignit les mains devant lui et pencha la tête sur le côté.
— Pouvez-vous rappeler à vos petits camarades ce qu'est une Bestiole ? lui demanda-t-il.
— Bien sûr. Les Bestioles sont des petites créatures qui se logent dans les cœurs humains fragilisés par un choc ou une tempête émotionnelle. Ils s'y installent, mangent toutes les joies et tous les sourires, et les rendent dépressifs.
— Et je vous le concède, enchaîna le professeur, s'intéresser à toute la multitude de bêbêtes qui pullulent dans le monde des humains peut vous aider à comprendre certains de leurs comportements. Là-dessus, Mademoiselle, c'est une bien jolie observation, oui, bien jolie !
— Madame la Chouchou récolte les éloges même quand elle rêvasse en plein cours, c'est la meilleure de l'année.
Ce chuchotement sarcastique de l'un des apprentis n'échappa pas aux oreilles de Ludmille. Elle lança un regard noir à la ronde, sans savoir exactement qui viser. Son statut de première de la classe lui valait souvent ce genre de remarque, elle y était habituée et ne se laissa pas déstabiliser.
— Merci, professeur, répondit-elle avec un sourire provocateur. Je suis ravie de savoir que vous êtes d'accord avec moi là-dessus.
— Là-dessus oui, tout à fait, tout à fait. Par contre, cette idée de vouloir la déloger ? Hmpfr, je me demande bien ce qui vous est passé par la tête, ma petite Ludmille. Pourquoi Diable voudriez-vous vous enquiquiner avec ça ? Déloger une Bestiole d'un cœur adulte ? Hmpfr !
Ludmille se fit violence pour ignorer les murmures moqueurs et satisfaits qui couraient derrière elle et demeura interdite. Voilà que le professeur Matigne tenait un discours similaire à celui de Viviane. Ou d'Yvon. Tous considéraient qu'elle se mêlait de ce qui ne la regardait pas. Elle croisa les bras sur son torse, agacée.
— Je crois sincèrement que c'est la seule façon de venir en aide à Ava, professeur.
— Hmpfr, mais vous avez tout faux ma petite. Tout faux. Ça m'étonne de vous.
— Mais je...
— Vous vous souvenez de votre serment, non ?
— Bien sûr.
— Qui a la Bestiole dans le cœur ? La fille ou la mère ?
— La mère, mais...
— Et vous êtes supposée aider... ?
— La fille, oui, merci je sais, fit-elle, agacée d'être ainsi infantilisée.
— La fille, exactement. La santé de la maman n'est pas de votre ressort. C'est Ava que vous devez aider, en l'accompagnant dans l'épreuve que représente le fait de grandir avec une maman malade. Mais guérir la maman en se débarrassant de la Bestiole ? Ha ! Voilà une idée bien saugrenue.
Ludmille resta silencieuse. Le professeur Matigne commençait à semer le doute dans son esprit. Devant sa mine déconfite, celui-ci ajouta :
— De toute manière, vous vous seriez échinée pour rien.
— Pourquoi ?
— Ces machins sont plus tenaces que des cafards ! Décrochez-lui les pattes avant et ce sont ses crocs qu'elle plantera dans le cœur pour ne pas qu'on la dégage. De vraies petites saletés ! Il n'y a que l'amour qui puisse les faire fuir. Ah oui, évidemment hein, l'amour ça marche à tous les coups ! C'est trop puissant comme émotion, ça leur provoque des indigestions. Mais avec les Bestioles, c'est le serpent qui se mord la queue.
— Pourquoi ?
— Parce que ma petite, avec toute la flopée de tristesse, de mélancolie, de désespoir et d'estime de soi dans les chaussettes qu'elle cause, la Bestiole, y a plus du tout de place pour l'amour !
— Pourtant, sa maman aime Ava, j'en suis sûre.
— Ah, dans l'absolu, oui, certainement. Mais est-ce qu'elle le ressent ? Dans ses tripes, est-ce qu'elle sent l'amour ? Non. Non, les gens trop malheureux n'arrivent plus ni à recevoir ni à donner de l'amour. C'est bloqué, court-circuité. Si la Bestiole laissait rentrer dans le cœur un petit peu de joie, un petit peu de rires, alors oui, l'amour réussirait à se faufiler là-dedans tant bien que mal, mais là ! La sale bête mange tout, pas vrai ?
— Oui.
— Alors voilà, vous voyez. C'est un vrai casse-tête cette histoire, si vous vous lancez là-dedans vous allez y perdre vos sourcils.
Ludmille se mordit la lèvre, en proie à une profonde réflexion. Le professeur l'observait avec une mine satisfaite, persuadé d'avoir tapé dans le mille.
— Pourtant, certains adultes guérissent de la dépression, non ? s'étonna finalement Ludmille. Ça veut bien dire qu'ils se débarrassent de la Bestiole ?
— Oui, certains y arrivent oui. C'est d'ailleurs bien la preuve qu'ils sont capables de se débrouiller tout seuls quand ils le veulent.
— Vous êtes dur...
— Mais non, ma petite. Je suis lucide ! Les grandes personnes sont déjà assez compliquées comme ça, alors si vous rajoutez une Bestiole au tableau, je vous raconte pas le méli-mélo qu'on se fait au cerveau à essayer d'y piger quelque chose. Non, moi je vous le dis, laissez donc l'adulte gérer sa Bestiole, elle s'en débarrassera toute seule quand elle aura compris comment faire. Et vous, occupez-vous de la petite Ana.
— Ava.
— Voilà, peu importe. Vous avez compris ?
— Oui. Je crois. Merci, professeur.
— Bien ! Voilà, c'est exactement pour ça que nous faisons ces ateliers d'échanges ! Que ça serve de rappel à tout le monde : on étudie, on observe les comportements humains, parce que ça vous aidera toujours, toujours, pour aider vos enfants. Mais on ne s'occupe pas des adultes ! Vous n'êtes pas là pour ça. C'est clair ?
— Oui, professeur !
La réponse unanime de la classe irrita profondément Ludmille. Elle le savait, tous jubilaient de la voir se faire remettre à sa place de cette façon. La première de la classe n'était pas infaillible, et ils sauraient le lui rappeler sans pitié.
Et Yvon, occupé avec son enfant et son Éclaireur, n'était même pas là pour la soutenir.
****
Le soir-même, Ludmille décida de retourner auprès d'Ava. Elle ne voulait pas laisser cette journée se terminer sur un rejet aussi brutal de la petite fille envers elle. Le sentiment d'échec était bien trop intense. Et surtout, elle ne voulait pas que son enfant puisse penser qu'elle l'avait abandonnée.
Lorsque l'obsidienne du Cercle d'Entreterre la déposa dans la chambre d'Ava, il faisait nuit depuis déjà un bon moment. Pour une fois, la pièce était rangée, débarrassée des multiples jouets et peluches jonchant la moquette moelleuse, et plongée dans une ambiance tamisée. La veilleuse hibou, dont les deux grands yeux paraissaient sonder la nuit, projetait une lumière douce et une musique apaisante.
Sur le lit, bien calés entre les coussins et les doudous, Ava et son père étaient allongés l'un contre l'autre. Un grand livre ouvert l'empêchait de voir leurs visages. La voix grave de Thomas lisait une histoire de La Famille Passiflore et prenait diverses intonations amusantes pour faire parler les personnages, ce qui arrachait à chaque fois un petit rire à sa fille. À leurs pieds, Pattenrond, roulé en boule comme à son habitude, ronronnait de plaisir.
Ludmille soupira, soulagée au-delà des mots de voir que l'ambiance s'était assainie dans la maison. Cette scène était si douce, si complice, qu'elle resta dissimulée dans l'ombre pour ne pas les déranger et pouvoir profiter à sa guise de cet instant précieux.
Une fois l'histoire terminée, Thomas referma le livre et le posa sur la table de nuit. Les yeux d'Ava atterrirent alors sur son Amie Imaginaire, et un léger sourire illumina son visage. Elle paraissait heureuse de la voir ! Quel soulagement !
— Tu veux que je reste jusqu'à ce que tu t'endormes, ma chérie ? demanda son papa en l'embrassant sur le front.
— Non, c'est bon, Papa. Ludmille va me tenir compagnie.
— Ah, elle est revenue ? Tu n'es plus fâchée contre elle ?
— Non, je crois que non.
— Bon. Mais ne discutez pas trop tard toutes les deux, hein ? Il faut dormir.
— Oui, Papa, promis.
Après un dernier baiser sur la joue ronde de sa fille, Thomas atténua l'éclat de la veilleuse et sortit de la chambre en lui souhaitant une bonne nuit. Ludmille grimpa sur le lit, s'assit tout près de Pattenrond et se mit à le gratouiller entre les oreilles. Le ronronnement du chat redoubla d'intensité.
— Pardon de t'avoir crié dessus tout à l'heure, murmura la petite fille. C'est pas vrai ce que j'ai dit. C'était pas ta faute.
Son joli visage dépassait de sous les couvertures, ses yeux alourdis de sommeil et emplis de tristesse posés sur Ludmille. Celle-ci se sentit envahie par une débordante vague d'affection. Elle aurait donné n'importe quoi pour chasser cette triste lueur de son regard.
— Ne t'inquiète pas Ava, répondit-elle. Ce n'est pas grave du tout. Parfois quand on est très triste, on se met en colère, c'est normal. Et puis, tu n'avais pas tout à fait tort. Je n'aurais pas dû essayer de forcer le rire et la joie chez ta maman.
— J'aurais bien aimé que ça marche.
— Moi aussi.
Ludmille s'allongea à plat ventre sur le lit, tout près de la fillette qui sortit un bras de sous la couette pour jouer avec les oreilles de chat de son amie. Elle la laissa faire avec un sourire attendri.
— Tu veux me raconter le reste de la journée ? demanda-t-elle doucement.
— Maman n'est pas beaucoup sortie de sa chambre. Juste pour le goûter. Mais elle n'a pas beaucoup parlé.
— Elle n'a pas mangé ?
— Presque pas. Elle a beaucoup dormi. J'en ai marre de cette maladie qui la rend fatiguée tout le temps. J'aimerais bien qu'elle guérisse.
— C'est normal. Elle te manque.
— Oui.
— Et c'est normal d'être triste et d'avoir envie de pleurer et de crier. Tu as le droit de le faire.
Ava hocha la tête, la bouche tordue par les sanglots qui menaçaient de secouer sa poitrine.
— Et tu peux me crier dessus tant que tu veux pour te défouler, si ça te fait du bien, ajouta Ludmille. Je reviendrai toujours.
La fillette laissa un petit rire s'échapper de ses lèvres et une larme dévala sa joue pour aller s'écraser contre l'oreiller. Ludmille se serra contre elle et Ava enfouit sa tête dans ses cheveux rouges comme dans un doudou.
Matigne avait raison. Trop occupée à essayer de comprendre Alice et sa Bestiole, Ludmille avait failli perdre de vue sa véritable mission : aider Ava en lui expliquant ses émotions, en l'incitant à les extérioriser, en la rassurant. C'était bien la dernière fois qu'elle commettait une telle erreur.
— Je serai toujours là tant que tu auras besoin de moi, Ava, murmura Ludmille.
L'enfant pleura un peu en silence, puis laissa la présence réconfortante de son Amie Imaginaire l'apaiser. Ludmille sentit rapidement le corps de la fillette se détendre, sa respiration devenir plus régulière et plus profonde. Elle n'osa pas bouger d'un pouce et resta parfaitement immobile, même longtemps après qu'Ava se soit endormie.
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