7. Le jour des superhéros
— Psst ! Papa, papa ! Viens m'aider ! J'arrive pas à fermer ma robe !
La tête d'Ava avait disparu dans l'entrebâillement de la porte pour appeler son père à la rescousse. Elle faisait bien attention de ne pas laisser dépasser le moindre petit bout de son costume de Wonder Woman, au cas où les yeux indiscrets de sa maman se poseraient dans le couloir. Lorsque Thomas se faufila dans la chambre, affublé des collants et de la cape de Superman, Ava et Ludmille pouffèrent en chœur.
— Ça te va trop bien, Papa ! exulta la fillette.
— Prête à sauver le monde, ma fille ? demanda Thomas avec une voix théâtrale, les poings sur les hanches.
— Prête !
Ava gesticulait dans tous les sens et sa robe mal fermée menaçait de dévoiler ses petites épaules. Retrouvant son sérieux, son papa s'agenouilla près d'elle.
— Allez, tiens-toi tranquille, ma puce, que je puisse remonter la fermeture éclair !
— Tu crois que ça va lui plaire, hein, Papa ? Elle va être contente Maman ?
— Mais oui ! C'était une super idée, Maman va adorer sa surprise d'anniversaire.
Ludmille observait l'échange entre le père et la fille, pleine d'espoir. Lorsqu'elle avait réalisé que l'anniversaire d'Alice tombait ce week-end-là, elle avait déployé toute une série de stratagèmes pour faire naître dans la petite tête d'Ava l'idée d'une journée sur le thème des superhéros. Elle était bien décidée à se servir de cette passion commune avec son mari pour susciter chez Alice un peu de joie, faire remonter des souvenirs de moments heureux. Et voir, au passage, comment se comportait la Bestiole dans ces moments-là. Le tout en permettant à Ava de passer une belle journée avec sa maman !
— C'est avec Ludmille que j'ai eu l'idée tu sais, expliqua la petite fille.
— Eh bien Ludmille est très maligne ! Tu la remercieras pour moi.
— Tu peux le faire, elle est juste là.
Thomas suivit des yeux le doigt pointé de sa fille en direction de Ludmille, mais son regard glissa sur elle sans la voir. Un peu gêné, mais amusé, il bafouilla :
— Ah, eh bien d'accord, euh... Merci, Ludmille.
— De rien, répondit celle-ci en riant.
Ils se glissèrent ensuite à pas de loup dans le couloir, passèrent devant la chambre des parents le plus silencieusement possible afin d'atteindre la cuisine. Thomas avait déjà installé les décorations et le petit-déjeuner. Des guirlandes de fanions bleus et rouges étaient suspendues aux murs, accompagnés de ballons arborant les mêmes couleurs et les symboles des deux superhéros. Sur la table, un petit-déjeuner royal attendait d'être dégusté ; pancakes, viennoiseries, fruits colorés, confitures, pâte à tartiner et jus d'orange... Si Ludmille avait pu ressentir la faim et la gourmandise, elle aurait eu du mal à patienter !
Enfin, le grincement d'une porte résonna dans le couloir, suivi du son feutré de pantoufles sur le sol.
— Maman arrive, Maman arrive !
Ava ne parvenait plus à contenir son excitation. Elle faisait des sauts de cabri dans la pièce, sans se soucier d'être entendue ou non. La porte de la cuisine s'ouvrit et Ludmille aperçut l'expression suspicieuse d'Alice avant même qu'elle n'apparaisse complètement sur le seuil.
— JOYEUX ANNIVERSAIRE !
Les cris exaltés de son mari et de sa fille la firent sursauter, et son regard parcourut la pièce avec stupeur. Lorsqu'il se posa sur les accoutrements colorés fièrement portés par Thomas et Ava, l'ombre d'un sourire amusé passa sur ses lèvres. Mais il disparut presque aussi vite qu'il était apparu.
— Mais qu'est-ce que vous avez trafiqué tous les deux ?
— On est beaux, Maman, hein, regarde ! Je suis Wonderman !
— Wonderwoman, corrigea son père dans un souffle.
— Je suis Wondwam... Wondawo... Ah, mais c'est trop dur à dire !
Les lèvres d'Alice s'étirèrent de façon un peu plus franche, mais la lassitude dans ses yeux parut l'emporter une nouvelle fois. Ludmille fit la moue. Ce ne serait peut-être pas si facile que prévu...
Sur l'invitation empressée et enjouée de sa fille, Alice prit place à la petite table et avisa le quatrième couvert :
— Je suppose que Ludmille est invitée aussi ?
— Oui, évidemment ! répondit Ava. C'est elle qui a eu l'idée des déguisements, et elle m'a aidée à choisir le mien ! Et à m'habiller aussi, mais elle n'a pas réussi à refermer la fermeture éclair. Et elle voulait qu'on fasse des crêpes, mais je lui ai dit qu'on n'allait quand même pas te demander de cuisiner pour nous le jour de ton anniversaire ! Alors du coup on a décidé...
— Ava, ma puce, tu peux parler moins fort, s'il te plait ? J'ai un peu mal à la tête, ce matin.
Les traits d'Alice s'étaient crispés face au torrent de paroles survoltées de sa fille, et son sourire avait définitivement disparu. Ava eut le regard fuyant un instant, visiblement déçue, marmonna un « oui, pardon », mais interrompit sa tirade. Elle se servit un pain au chocolat, tandis que Thomas proposait un thé à sa maman. Alice regardait sa fille, une expression triste peinte sur le visage. Elle semblait peinée d'avoir gâché l'enthousiasme débordant d'Ava, sans savoir comment faire pour atténuer sa déception. Ou sans savoir où en puiser l'énergie.
Ludmille s'était assise à côté de sa petite protégée. Perplexe, elle se hissa à genoux sur la chaise en rotin pour avoir une vue dégagée sur le cœur de sa maman, par-dessus les bouteilles de jus de fruits. Son regard traversa le tissu épais de sa robe de chambre, celui plus fin de son pyjama, et se fraya un chemin jusqu'à son cœur, toujours occupé par la Bestiole. Celle-ci dandinait sa minuscule tête noire en mâchouillant dans le vide avec un air satisfait. Ludmille fronça les sourcils, mécontente. Elle en était certaine ; si, par deux fois, le sourire d'Alice s'était fané, c'était de sa faute.
— Ça va pas se passer comme ça ! marmonna-t-elle.
Le petit-déjeuner se déroula dans une ambiance feutrée. Thomas et sa fille conversaient avec entrain du reste du programme de la journée et s'efforçaient d'inclure Alice dans leur échange jovial. Sans succès. Elle n'affichait toujours que son sourire plombé et répondait par des « oui, d'accord » qui sonnaient affreusement faux. Pourtant, ils avaient fait attention à respecter ses limites en ne prévoyant que des activités calmes, juste tous les trois, à commencer par une matinée cocooning à regarder des dessins animés de superhéros sous le plaid.
— On a réussi à mettre la main sur l'intégrale de Capitaine Planète ! annonça Thomas avec enthousiasme.
Alice releva le visage vers lui, intriguée.
– Capitaine Planète ? C'est pas vrai ?
— C'était ton dessin animé préféré quand tu étais petite, Maman, pas vrai ?
— Oui ! Oui, j'adorais. Et je ne pensais pas revoir cette série un jour !
Cette fois, une véritable étincelle traversa ses prunelles, un éclat de joie teinté de tendre nostalgie. Aussitôt, Ludmille reporta son attention sur la Bestiole.
Les yeux fermés, elle se frottait avec un plaisir manifeste contre le cœur d'Alice, se pelotonnait dans son nid de mélancolie. Sa gueule s'ouvrait et se fermait comme si elle happait quelque chose d'invisible. Elle avait l'air de se régaler, de se délecter de cette toute petite bribe de gaieté qui avait envahi son hôte. La Bestiole rouvrit soudain les yeux et croisa ceux de Ludmille. Celle-ci lui lança un regard assassin, qui fut ostensiblement ignoré. Elle se réinstalla dans sa position de sommeil préférée.
Alice s'efforçait de garder les coins de sa bouche relevés, soucieuse de faire un effort pour afficher un certain enthousiasme. Mais Ludmille n'était pas dupe ; de nouveau, la Bestiole avait fait disparaitre son véritable sourire.
****
Durant toute la matinée, alors que la petite famille s'était lovée sur le canapé, calée contre les coussins, plaid sur les genoux, Ludmille elle, veillait au grain. Elle observait les humeurs changeantes de la maman, et gardait l'œil vissé sur la Bestiole, jaugeant chacune de ses réactions.
Cela ne manquait jamais ; à chaque début de sourire d'Alice, face à une scène de Capitaine Planète qui lui rappelait un souvenir de jeunesse, ou bien devant les questions loufoques de sa fille, la Bestiole s'empressait d'ingurgiter sa joie. Elle s'en nourrissait comme un chien vorace qui se jette sur la moindre miette de nourriture tombée de la table. Les sourires d'Alice ne duraient jamais, bien vite remplacés par la lassitude creusant ses traits et le vide dans ses yeux. C'était décourageant.
Ava jeta un regard à son amie imaginaire :
— Ludmille fait une drôle de tête, lâcha-t-elle. Je crois qu'elle n'aime pas trop Capitaine Planète.
Ses parents échangèrent une oeillade lourde de sous-entendus.
— Ah bon ? Est-ce que « Ludmille » préfèrerait qu'on regarde autre chose ? demanda son père.
Ludmille fit « non » de la tête.
— Non, c'est bon, répondit Ava. De toute façon, c'est Maman qui décide.
En prononçant ces mots, la petite fille s'enfonça un peu plus sous le plaid et lova sa tête contre l'épaule de sa mère. Sa couronne de Wonderwoman de travers, elle poussa un soupir de satisfaction lorsqu'Alice passa une main mécanique dans ses cheveux bouclés. Ainsi, bien au chaud contre le corps de sa maman, le sourire aux lèvres, elle finit par s'endormir.
Ludmille ne savait pas quoi faire ; devait-elle s'éclipser, maintenant qu'Ava dormait ? Elle n'était pas supposée rester pendant les moments de sommeil de son enfant. Mais elle n'avait pas envie de partir. Elle voulait continuer de surveiller la Bestiole et son influence sur Alice. Celle-ci, la main toujours logée dans les cheveux de sa fille, affichait une expression douloureuse et fragile. Elle poussa un soupir las et Thomas se tourna vers elle :
— Tout va bien, Alice ?
Elle jeta un œil à Ava pour s'assurer qu'elle était profondément endormie, et murmura :
— Je croyais t'avoir dit que je ne voulais rien de spécial pour mon anniversaire. Pourquoi tu ne m'as pas écoutée ?
— Je... Ava était tellement contente de son idée... Je n'ai pas eu le cœur de lui refuser d'essayer de te faire plaisir.
Il posa un regard attendri sur sa fille et ajouta :
— Regarde-la, elle est si heureuse de passer cette journée avec toi.
— N'essaie pas de me faire culpabiliser, Thomas.
— Ce n'est pas ce que je fais.
— Tu sais très bien que c'est trop difficile pour moi. Tu n'imagines pas l'effort que ça me demande pour me forcer à faire bonne figure devant Ava. Je ne tiendrai pas la journée entière, je... Je n'y arrive pas.
Elle ferma les yeux, abattue. Dans sa poitrine, la Bestiole ronflait confortablement, ses griffes acérées plantées dans son cœur. Elle avait l'air de trouver la détresse d'Alice délicieusement douillette. Si seulement Ludmille pouvait lui dire d'où venait cette douleur lancinante, ce poids, ce vide, cet épuisement ! Elle bouillonnait intérieurement, terrassée de nouveau par son impuissance.
— Éteins la télé, s'il te plait, chuchota Alice.
— Ne fais pas ça. Essaie, je t'en prie, juste aujourd'hui. Pour Ava.
— Tu es injuste Thomas. Je t'avais dit que je ne voulais pas fêter mon anniversaire. Si Ava finit par être déçue, ce sera uniquement par ta faute.
Thomas fronça les sourcils, piqué au vif.
— C'est toi qui es injuste, Alice. Je fais de mon mieux pour m'occuper de notre fille et la préserver, jour après jour, pour compenser ton absence. Excuse-moi d'avoir voulu lui faire plaisir aujourd'hui.
Un froid glacial s'abattit sur la pièce. Thomas éteignit la télé, secouant la tête avec agacement, tandis qu'un mélange de colère et d'une insondable tristesse se dessinait sur le visage d'Alice. Ludmille ne savait plus où se mettre, et faillit se décider à s'éclipser enfin jusqu'au QG de la CAI et les laisser tranquilles.
Après avoir jeté un dernier regard à sa fille, Alice fit glisser son bras pour se libérer de son étreinte et tenter de la poser, toujours endormie, sur le canapé. Ava remua légèrement et, avant que sa mère ait pu se lever, ouvrit les yeux.
— Maman, maman, où tu vas ? Qu'est-ce que tu fais ?
— Je suis fatiguée, ma puce. Je vais retourner me coucher.
— Quoi ? Mais non, mais on n'a pas fini le dessin animé ! Je voulais le regarder avec toi !
Ava se redressa d'un bond et son père s'interposa avant qu'elle ne se jette au cou de sa mère. Il tenta de la réconforter :
— Maman va aller se reposer un petit moment, et elle reviendra avec nous un peu plus tard, d'accord ? Ça ne change rien.
— Mais si, ça change TOUT !
Des larmes furieuses menaçaient de s'échapper des yeux de la fillette, même si elle faisait tout son possible pour les retenir. Ludmille restait plantée là, observant la scène les bras ballants. Elle se sentait coupable et terriblement frustrée. Ce n'était pas du tout ce qu'elle avait prévu ! Elle pensait réussir à susciter suffisamment de joie chez Alice pour que la Bestiole ne puisse pas tout manger. Au lieu de ça, elle n'avait fait que créer une situation de déception intenable pour Ava.
— Ça ne va pas, ça ne va pas du tout, murmura Ludmille pour elle-même.
Ava l'avait entendue. Elle se retourna soudain vers son amie imaginaire, laissa ses larmes jaillir, et s'écria :
— Non, ça ne va pas du tout, DU TOUT, Ludmille ! Tu m'avais dit que Maman serait contente ! C'est ta faute, Ludmille, c'était ton idée, tu m'avais promis ! C'est ta faute !
Ludmille recula d'un pas, complètement dépassée. Elle avait eu tout faux.
Ava se roula en boule sur le canapé en hurlant. Ses parents échangèrent un regard plein de ressentiment, chacun rejetant sur l'autre la responsabilité de la déception de la petite fille. Thomas enroula ses grands bras autour d'elle, mais Ava se débattait, pleurait en répétant qu'elle voulait rester avec sa maman.
Ludmille aurait peut-être dû partir, laisser la famille régler seule cette crise. Mais l'enfant était dans cet état par sa faute, elle devait au moins essayer de l'apaiser.
— Ava, dit-elle de sa voix la plus douce en s'approchant. Ava, pardonne-moi. Je suis désolée, je...
— Va-t'en, Ludmille, je veux plus te voir !
La gorge nouée, Ludmille battit en retraite. Elle ne ferait qu'empirer la situation si elle s'acharnait. Mieux valait revenir lorsqu'Ava serait calmée.
Elle s'éclipsa sans ajouter un mot, et se traita de tous les noms. Mais qu'avait-elle dans le crâne ? Avait-elle vraiment pensé que des déguisements, un petit-déjeuner gourmand et un dessin animé pourraient venir à bout de la dépression et de la Bestiole ? C'était stupide.
Tu es stupide, ma vieille.
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