6. Le Glaçon

Les longs couloirs défilaient les uns après les autres, dans tous les sens imaginables, comme un interminable dédale à l'architecture impossible. Ludmille n'avait pas eu souvent l'occasion de déambuler dans cette partie du Quartier Général de la CAI et se sentait impressionnée. Les portes menant aux bureaux personnels des agents se succédaient, de toutes les couleurs. Certaines argentées à l'image de leur peau, d'autres rose poudré comme le blazer propre à leur fonction, d'autres vertes, rouges, bleues ou jaune poussin selon les humeurs de leur occupant, ou en écho aux teintes excentriques de leurs cheveux. Cette suite de portes défilait dans une explosion d'innombrables couleurs.

Combien y avait-il d'agents, en tout, à la CAI ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Des milliers, peut-être plus. Elle n'était même pas certaine que quelqu'un détienne la réponse.

Elle cherchait le bureau de Viviane. Couloir B741, bureau 9. Elle avait l'impression que traverser tous ces couloirs jusqu'à la bonne porte lui prendrait la journée tout entière.

Plusieurs agents croisèrent sa route, tous impeccables dans leur blazer rose, et la saluèrent avec courtoisie. Ludmille se sentait minuscule, presque insignifiante, et se demandait si, réellement, elle ferait un jour partie de ces agents chevronnés et sûrs d'eux. Cela lui paraissait si loin encore !

Enfin, elle s'arrêta devant la porte de Madame Viviane. Grise. Terne. Tout comme ses yeux, ses cheveux ou son humeur. Au choix.

Tout en réajustant son col et son badge pour se donner une contenance, elle redressa le menton et se promit de ne pas se laisser trop impressionner par le Glaçon. Elle avait besoin de conseils, c'était le rôle de son Éclaireuse de lui en fournir, et elle ne comptait pas quitter ce bureau sans avoir obtenu ce qu'elle cherchait.

Elle toqua trois petits coups et attendit.

Rien.

Elle toqua de nouveau, un peu plus fort.

Seul un désespérant silence lui répondit. Viviane n'était pas dans son bureau.

Ludmille se mordit la lèvre, confuse. Elle avait pourtant fait bien attention à venir pendant l'une des rare heures que son Éclaireuse consentait à lui accorder dans son emploi du temps, et voilà que Viviane s'absentait sans la prévenir ? Elle se moquait d'elle !

Je ne vais quand même pas lui courir après dans tout le Quartier Général...

Elle tourna les talons et avala les couloirs à grandes enjambées, agacée.

Le Glaçon n'en a absolument rien à faire de moi.

Elle bifurqua à gauche, les yeux rivés au sol, dépassant sans les voir une volée de portes colorées.

Ce n'est qu'une vieille peau aigrie et égoïste.

Elle s'aperçut finalement qu'elle avait pris la mauvaise direction, ragea un peu plus fort et fit demi-tour.

Elle me fait perdre mon temps, tant pis, à partir de maintenant je...

Elle s'arrêta net, releva la tête, interpellée par le son caractéristique de talons qui claquaient sec contre le sol. Viviane apparut au bout du couloir, le nez plongé dans un carnet qui ne paraissait plus tout neuf, griffonnant des notes sans regarder où elle allait. Ludmille se planta devant elle, lui barra la route, prête à lui faire part de son mécontentement. Viviane s'arrêta, surprise, et leva les yeux vers elle, juste une seconde.

— Ah, Ludmille. C'est vous, fit-elle en replongeant aussitôt dans ses notes.

— Oui Viviane, c'est moi. Je vous cherchais, je suis allée jusqu'à votre bureau. Je ne me suis pas trompée, je suis bien venue sur l'une des heures libres indiquées sur votre emploi du temps, n'est-ce pas ?

— Hm, oui oui.

— Pourquoi vous n'y étiez pas ?

— J'ai été retardée. Je suis à vous dans une minute.

Tandis qu'elle faisait toujours courir son stylo plume sur les pages de son carnet, sans prêter attention à son apprentie, celle-ci insista :

— Je viens vous raconter mes débuts dans ma première mission. J'ai pensé que ça vous intéresserait de...

— Dans une minute, Ludmille.

Ludmille crispa sa mâchoire pour ne pas laisser libre cours à sa colère. Elle patienta bien plus d'une minute avant que son Éclaireuse ne lève enfin son stylo.

— Bien, je vous écoute, annonça Viviane en entrainant Ludmille à travers le couloir. Que puis-je faire pour vous ?

Votre boulot d'Éclaireuse pour commencer, ce serait pas mal.

Mais Ludmille sentit son aplomb s'effilocher. Elle n'était pas insolente au point d'oser parler de cette façon à sa supérieure, même si cela aurait été grandement justifié. Elle se contenta donc de lui narrer ses débuts auprès d'Ava, les réactions positives de ses parents et le lien qu'elle commençait à tisser avec la fillette.

— Je suis assez contente de ce départ, fit-elle. Je pense qu'Ava et moi allons être de grandes amies.

— Eh bien c'est parfait, vous vous en sortez très bien. Je n'en doutais pas. Vous n'allez pas avoir beaucoup besoin de moi.

Cela aurait pu sonner comme un compliment, mais Ludmille ne perçut que l'envie de Viviane de se débarrasser d'elle. Elle ne comprenait pas.

— Pourquoi ne m'avez-vous pas accompagnée lors de ces premiers jours ? demanda-t-elle. Tous les autres apprentis sont accompagnés par leur mentor et...

— Non, pas tous. Ceux qui en ont le plus besoin. Chaque Éclaireur est apte à juger des capacités de son apprenti. J'ai très clairement eu raison en vous laissant vous débrouiller seule. Vous vous en tirez à merveille.

Encore une fois, cela sonnait faux. Ludmille fronça les sourcils lorsque Viviane rempoigna son stylo en demandant :

— Ce sera tout ?

Elle recommençait déjà à gribouiller ses notes, sans ralentir la cadence de ses longues foulées. Ludmille devait presque courir pour se maintenir à sa hauteur.

— Non, ce n'est pas tout ! rétorqua-t-elle. J'ai plein de questions. Mais si cela vous ennuie à ce point de vous occuper de votre apprentie, je n'ai pas envie d'être un fardeau.

Ludmille inspira un grand coup et cacha ses mains moites dans les poches de son blazer. Son Éclaireuse lui lança un regard noir, referma son carnet d'un coup sec. Ludmille s'attendait à se faire remonter les bretelles, pourtant Viviane se contenta de rétorquer :

— Posez-moi vos questions, je verrai si je peux y répondre.

— Bien. La maman d'Ava souffre de dépression, vous le savez. Elle a une Bestiole dans le cœur, je m'en suis aperçue hier et je me demandais si...

— Des questions au sujet d'Ava. La maladie de sa maman n'est pas de notre ressort.

— Les besoins d'Ava sont liées à l'état de sa maman, je pense qu'il est important de...

— Il est important de vous focaliser sur l'enfant. Vous intéresser à la Bestiole de sa maman ne ferait que vous déconcentrer.

— Je crois pourtant que c'est indis...

— Si vous n'avez pas l'intention d'écouter mes conseils, autant de pas venir me solliciter, Ludmille.

Alors ça, c'était la meilleure. Ludmille s'arrêta net et lança d'une voix dure :

— Ça vous arrangerait bien, hein ? De vous débarrasser de moi ?

Viviane se retourna, ses lèvres éternellement pincées créant des plis disharmonieux le long de ses joues dorées. Ludmille explosa :

— C'est quoi, votre problème ? Qu'est-ce que je vous ai fait ? Vous n'avez clairement pas envie de travailler avec moi, dites-le franchement !

Les ongles de Viviane crissèrent sur la surface du carnet qu'elle tenait serré dans son poing. Elle avança de quelques pas vers Ludmille.

— Cela n'a rien de personnel.

— Vous n'avez juste pas envie d'être Éclaireuse, alors ? Vous êtes au courant que c'est un travail volontaire, non ? Pourquoi vous être présentée à ce poste si ça ne vous intéresse pas ?

Viviane croisa les bras et soupira.

— Bien. Autant jouer cartes sur table. Je suis en fin de carrière, Ludmille. Une carrière bien remplie. J'ai choisi de devenir Éclaireuse pour consacrer mes dernières années à des cas faciles, des missions courtes. Celles de mon apprenti, ou les miennes. Vous savez sûrement qu'on ne prend jamais le risque de confier à un Éclaireur une assignation trop longue et difficile, afin de ne pas le distraire de son rôle de mentor, n'est-ce pas ?

— Oui. Je le sais.

— Bien. Voilà donc ce que je veux : du calme. Finir ma carrière dans la légèreté. Je vous ai choisie comme apprentie, Ludmille, parce que votre dossier scolaire vous présente comme intelligente, vive, débrouillarde. Indépendante. Pas le genre d'apprenti à venir me déranger toutes les cinq minutes pour un oui ou pour un non.

Viviane pencha légèrement la tête, sourcils froncés.

— Je commence à croire que je me suis trompée sur votre compte.

— Je ne crois pourtant pas vous avoir beaucoup dérangée jusque-là.

— En effet. J'aurais aimé continuer comme ça.

Viviane pivota et s'éloigna de sa démarche raide, laissant Ludmille seule dans le couloir. Celle-ci serra les poings et tapa des pieds sur le sol en grognant, folle de rage. Elle partit dans la direction opposée, pressée de quitter le dédale de couloirs.

Elle ne s'était donc pas trompée. Viviane n'en avait rien à faire d'elle, de sa mission ou d'Ava. Elle la considérait comme un boulet, juste bonne à venir troubler sa tranquillité. Très bien, au moins les choses étaient claires.

Je plains le pauvre enfant qui se retrouve coincé avec le Glaçon en guise d'Amie Imaginaire.

Ludmille n'avait pas l'intention d'infliger à son Éclaireuse un travail qu'elle n'avait aucune envie d'effectuer, ou à elle-même la proximité d'une personne qui ne faisait que la mépriser. Tant pis. Elle continuerait à se débrouiller seule.

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