5. La Bestiole
— Comme d'habitude, Mademoiselle Ludmille a le nez fourré dans les bouquins !
La voix de son ami Yvon qui s'asseyait en face d'elle la fit sursauter. Elle ne l'avait pas entendu approcher, trop concentrée sur sa lecture.
— Et je crois que c'est pas la dernière fois, fit-elle avec un soupir contrit. Les humains sont vachement plus compliqués que ce que je croyais.
Elle se laissa retomber contre le dossier de sa chaise, écarta une mèche de ses cheveux blancs. Chaque fois qu'elle revenait à l'Académie, elle revêtait son épiderme d'argent et son apparence neutre, comme tout apprenti ou agent hors mission. Les cheveux rouges et les oreilles de chat, c'était juste pour Ava. Elle sourit pour elle-même en repensant à son enfant. La fillette lui manquait déjà, et elle avait hâte de retourner auprès d'elle.
Ludmille n'accompagnait pas Ava lorsque celle-ci se trouvait à l'école. Il était préférable de se faire discret lorsque l'enfant se trouvait en groupe, en particulier dans le cadre scolaire, afin de ne pas perturber son apprentissage ou sa socialisation. Les exceptions à cette règle et les agents autorisés à suivre leur enfant jusqu'à l'école étaient très rares.
Ludmille avait donc décidé de profiter de ses heures libres pour se plonger dans l'atmosphère studieuse de la Biblioterre de l'Académie. Cet endroit rassemblait un nombre d'ouvrages colossal ; on pouvait y trouver tout ce qu'il y avait à savoir sur les humains et la vie sur Terre. Un sujet tellement vaste que la légende disait que les rayons de la Biblioterre s'étendaient à l'infini. Et Ludmille devait bien l'avouer, malgré toutes les heures qu'elle avait passées dans ces allées, elle n'en avait jamais vu le bout.
— Qu'est-ce que tu lis ? demanda Yvon en abaissant la voix sous le regard noir de la biblioterraire.
— Des livres sur la dépression. J'essaie de comprendre comment ça marche. Ça ne me parait vraiment pas logique, comme truc.
— Ah bon ?
— Non. Une adulte qui ne rigole pas quand sa fille lui fait des grimaces, ou qui reste au lit alors qu'elle n'a pas sommeil... C'est bizarre, non ?
— En même temps, les adultes sont souvent plus compliqués que les enfants ! C'est bien pour ça qu'on ne s'en occupe pas...
— Hmm... Je sais. Mais si je veux aider Ava au mieux, je crois vraiment qu'il faut que j'arrive à comprendre sa maman.
Yvon afficha une moue sceptique qui semblait lui dire : « Tu t'embêtes pour rien ! ». Mais Ludmille était bien décidée à percer le mystère de la dépression. Elle savait au fond d'elle que c'était la clé pour accompagner au mieux Ava dans ce passage compliqué de sa vie.
— Et Viviane, elle en pense quoi ? interrogea Yvon.
— Rien. Je ne lui en ai pas parlé.
— Vous avez bien dû en discuter lorsque vous êtes revenues de ta première journée, non ?
Ludmille lui jeta un regard perplexe, sourcils froncés. Yvon poursuivit :
— Quand on est revenus, nous, Basile m'a fait un compte-rendu détaillé de tout ce qu'il avait observé, de ce que j'avais bien ou mal fait, et on a déterminé ensemble les stratégies à adopter... Vous n'avez pas fait ça, vous ?
— Tu veux dire que ton Éclaireur est venu sur Terre avec toi pour ton premier jour ?
— Bien sûr ! Il est resté complètement invisible évidemment, mais il était avec moi tout le temps !
Devant le silence sidéré de son amie, Yvon murmura :
— Je suppose que ça veut dire que ton Éclaireuse t'a encore laissée de débrouiller seule ?
— Oui. Elle est seulement venue pour ma première utilisation du Cercle d'Entreterre. Et encore, si je ne le lui avais pas demandé, je crois qu'elle ne se serait même pas donné la peine.
— Tu devrais en parler au Directerre, Ludmille. C'est pas normal que ton Éclaireuse te laisse tout faire toute seule ! On est des apprentis, on n'est pas supposés aller en mission par nous-mêmes, en tout cas pas les premières fois !
Ludmille haussa les épaules.
— Bah, c'est pas bien grave. Je m'en suis bien sortie pendant ces deux premiers jours. Ca ira.
Alors qu'elle repositionnait son gros livre sur ses genoux pour reprendre sa lecture, elle entendit Yvon souffler avec fatalisme et attraper un autre volume en marmonnant :
— Allez, je vais t'aider. Je n'ai rien de mieux à faire, de toute façon, mon enfant est occupé et n'a pas besoin de moi pour l'instant. Et plus vite on résoudra ce mystère, plus vite on pourra aller faire quelque chose de plus marrant !
Ludmille lui accorda un sourire de remerciement par-dessus les pages de son livre. Elle reconnaissait bien là son ami ; toujours le premier à râler, mais toujours partant pour donner un coup de main.
Jusque-là, ses lectures lui avaient apporté une compréhension très mécanique, très « humaine », de la maladie dont souffrait la maman d'Ava. Les déclencheurs possibles de la dépression, ses symptômes, son fonctionnement, ce qui se passait dans le cerveau et dans le corps, les traitements envisageables... Elle commençait à avoir une vision globale assez précise de la façon dont les humains l'appréhendaient. Mais elle savait pertinemment qu'ils avaient une connaissance très partielle des choses et que, parfois, des éléments qu'ils ne voyaient pas et ne comprenaient pas pouvaient influencer le cours de leurs vies, sans qu'ils s'en aperçoivent.
Les Amis Imaginaires en étaient un parfait exemple. Mais il y en avait bien d'autres, qui parfois n'œuvraient pas pour leur bien... Existait-il des êtres mal intentionnés qui entrainaient les humains dans ce genre de souffrances mentales ? C'était cela, surtout, que voulait savoir Ludmille.
Le problème, c'était que l'Encyclopédie qui répertoriait tous les êtres et entités qui influençaient de près ou de loin la vie sur Terre, justement nommée De l'invisible pour les Humains, représentait pas moins de vingt volumes. Épais comme des briques, et écrits si petit que Ludmille s'y esquintait déjà les yeux. L'aide d'Yvon ne serait vraiment pas de trop.
Ils y passèrent une grosse partie de la journée. Au bout de quelques heures, Yvon l'abandonna en s'excusant ; c'était l'heure du bain et du coucher de son enfant, et le petit garçon aimait bien partager ce moment avec lui. Ludmille le remercia pour son aide, sans faire de commentaire sur le soulagement évident de son ami à l'idée de se sortir de ces recherches barbantes.
De nouveau seule, elle attrapa le deuxième volume de l'Encyclopédie et refoula le découragement qui menaçait de s'emparer d'elle. Il y avait tellement de pages, tellement de paragraphes ! Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Elle jeta un œil aux vingt-quatre horloges qui trônaient sur le mur en face d'elle, indiquant l'heure pour chacun des vingt-quatre différents fuseaux horaires de la Terre. En France, c'était le début de l'après-midi. Elle avait encore un peu de temps avant qu'Ava ne rentre de l'école. Elle remobilisa son courage et se plongea dans les lignes minuscules de l'ouvrage.
Les Babilles influent sur le caractère de certaines personnes et en font de vrais moulins à paroles.
Rien à voir.
Les Batifoles insufflent de la bonne humeur et de la gaité dans le cœur des humains.
Peut-être qu'en appeler un à la rescousse serait une bonne idée ?
Les Bectances peuvent induire chez les humains des problèmes de comportement alimentaire.
Non plus.
Les Belliques sont attirées par les émotions de colère et poussent les humains à des actions violentes.
Rien à voir, mais bon à savoir.
Ludmille passait d'une section à l'autre, s'amusant à imaginer tout ce monde invisible évoluer autour des humains à leur insu. Ils deviendraient complètement fous s'ils s'en apercevaient un jour ! Elle se demandait si elle serait capable de les voir, en essayant très fort. Probablement que oui, puisqu'elle-même faisait partie de ces êtres invisibles.
Alors qu'elle s'apprêtait à s'accorder une pause bien méritée, le paragraphe suivant attira soudain son attention. Elle se redressa sur sa chaise, retint son souffle.
Les Bestioles.
Les Bestioles sont de petites créatures d'apparence inoffensive, mais qui peuvent se révéler dangereuses pour la santé mentale des humains. Lorsque ceux-ci subissent un choc émotionnel trop intense, une brèche se forme dans la carapace invisible autour de leur cœur, créant une porte d'entrée idéale pour les Bestioles qui raffolent des cœurs humains. Elles se glissent dedans et s'enroulent autour du cœur. C'est chaud, douillet et plein de bons sentiments dont la Bestiole va se nourrir. En conséquence, l'humain va s'affaiblir, ressentir de moins en moins de belles émotions, laissant la place aux douleurs, à la tristesse, à la mélancolie. Si cela dure trop longtemps, une longue dépression peut s'installer. Les Bestioles n'ont pas de mauvaises intentions, mais sont très difficiles à déloger.
— Bingo ! C'est sûrement ça !
Le cri de victoire qui s'était échappé des lèvres de Ludmille lui valut un regard assassin et un « Sssshhhh » agacé de la Biblioterraire. Elle s'excusa dans un murmure, s'empressa de recopier le fameux paragraphe sur son carnet de notes et rangea tout son barda avant de détaler.
Direction le Cercle d'Entreterre.
Ava n'était pas encore rentrée de l'école... Tant pis. Ludmille se donna à elle-même l'autorisation de déroger à la règle. Juste pour cette fois.
****
Il n'était pas quinze heures lorsque Ludmille débarqua dans la petite maison. Ce jour-là, le ciel d'hiver avait revêtu un manteau blanc uniforme, presque aveuglant, et sa lumière spectrale inondait le salon. Tout était silencieux. Le contraste avec l'ambiance sonore et enjouée habituelle, créée par les exclamations enfantines d'Ava et l'écho de ses pas toujours pressés, était saisissant.
Ludmille balaya la pièce du regard, mais il n'y avait personne. Ava était à l'école, Thomas très certainement au travail. Et Alice ? Ludmille se doutait bien où elle pourrait la trouver.
Elle traversa le petit couloir et se faufila par la porte toujours entrouverte de la chambre des parents. Les rideaux étaient tirés, empêchant le blanc lumineux du ciel d'entrer dans la pièce. La maman d'Ava était étendue sur le lit et tournait le dos à la porte, la couverture remontée jusqu'à la taille, immobile. Dormait-elle, en plein milieu de l'après-midi ? Ludmille avait bien compris que c'était tout à fait possible pour une personne souffrant de cette maladie. Dormir trop, tout le temps. Comme une échappatoire. Ils appelaient ça l'hypersomnie.
Elle contourna le lit pour apercevoir le visage d'Alice. Non, elle ne dormait pas. Ses yeux ouverts contemplaient le néant avec une expression vide. Un livre était abandonné près d'elle, posé négligemment sur les couvertures, comme si elle avait essayé de lire, mais avait été distraite par les profondeurs de son mal-être, incapable de se concentrer. Ludmille aurait donné tout l'or du monde pour comprendre ce qui se tramait dans sa tête, et réussir à la réconforter.
Son regard se porta au niveau du cœur d'Alice, mais elle ne vit que l'épais gilet gris tout peluché dans lequel elle s'était enveloppée. Y avait-il une Bestiole là-dessous ?
Elle pencha la tête sur le côté, faisant glisser ses longs cheveux blancs sur son épaule. Elle n'avait même pas pris la peine de revêtir son apparence d'Ami Imaginaire. Ava absente, elle n'avait pas jugé utile de se défaire de la neutralité de sa peau d'argent. Après tout, personne ne la verrait.
Les yeux plissés, elle s'agenouilla près du lit et posa la tête sur les couvertures, tout près du cœur d'Alice. Elle se concentra aussi fort qu'elle le put afin d'inviter son regard à transpercer la matière. À voir au-delà des choses. À voir l'invisible.
Il ne lui fallut que quelques secondes pour parvenir à ses fins, et un sourire satisfait étira ses fines lèvres argentées. Juste là, enroulée autour du cœur de la maman, une Bestiole somnolait bien au chaud. Elle semblait parfaitement à son aise, sous l'édredon douillet de tristesse grise qu'elle s'était créé. Son corps tout noir aux multiples reflets bleus et violets battait à l'unisson avec l'organe vital. Elle ressemblait un peu à une salamandre, mais plus longue, plus étirée, plus souple. Sa petite tête se releva soudain, comme si elle se sentait observée. Ses grands yeux vitreux, uniformément noirs, s'ouvrirent et se posèrent sur Ludmille. La Bestiole pencha la tête, étonnée de cette rencontre.
— Je sais que tu es bien au chaud là, petite Bestiole, murmura Ludmille. Mais il faudrait laisser Alice tranquille, maintenant.
À ces mots, la Bestiole émit un petit cri contrarié et resserra l'emprise de ses pattes griffues autour du cœur. Le visage d'Alice se crispa et un hoquet douloureux s'échappa de son torse, comme si elle percevait le piquant des ongles crochus dans sa poitrine. Elle se ramassa sur elle-même en position fœtale et ferma les paupières. Ludmille se recula en vitesse, inquiète à l'idée d'avoir empiré les choses. Elle lança un regard mauvais à la Bestiole.
— Tu lui fais mal, tu sais ! C'est vraiment pas très sympa.
La Bestiole l'ignora et renfonça sa petite tête noire entre ses pattes avant, pressée de se rendormir. Ludmille soupira, mais n'insista pas. Elle avait bien conscience qu'elle ne parviendrait pas à déloger la Bestiole si facilement. D'ailleurs, elle n'était pas certaine d'en avoir le droit. Les Amis Imaginaires n'étaient pas supposés intervenir auprès des adultes.
Avec un éprouvant sentiment d'impuissance, Ludmille sortit de la chambre pour se rendre dans celle d'Ava. Elle secoua son petit nez pour retrouver ses cheveux rouges, ses oreilles de chat et son T-shirt rayé, et grimpa sur le lit de la fillette pour se lover contre Pattenrond, bien calé contre l'oreiller, fidèle à son poste.
Ava serait certainement ravie de la trouver là à son retour.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top