20. Des crêpes à la fleur d'oranger
— Ava m'appelle, déclara-t-elle à l'attention de son Éclaireuse.
— Alors ne la fais pas attendre. Je te laisse y aller seule, cette fois-ci. C'est un moment qui ne doit appartenir qu'à vous deux.
Ludmille hocha la tête et l'émotion lui serra la gorge.
— Merci, Viviane. Merci... pour tout.
— C'est plutôt à moi de te remercier, Ludmille. Pour m'avoir donné une seconde chance.
— Je vous en prie. Nos échanges houleux, nos mots durs, tout ce qu'il y a eu au début... J'oublie tout ! C'est promis.
— Pas tout, quand même. Pas tout... Il y a une chose que je t'ai dite et que j'aimerais que tu retiennes, car elle était juste.
— Laquelle ? demanda Ludmille, suspicieuse.
Viviane laissa enfin ses lèvres s'étirer en un large sourire et posa ses deux mains sur les épaules de son apprentie.
— La Carte ne se trompe jamais.
***
Au bout du couloir blanc, alors qu'elle se pressait en direction du Cercle d'Entreterre, elle fut stoppée par une silhouette qui lui emboîtait le pas et une voix hésitante qui l'interpellait :
– Euh... Ludmille ?
Elle se retourna pour se retrouver face à Yvon. Son regard fuyant et sa tête basse en disaient long sur son sentiment de culpabilité. Elle croisa les bras.
– Qu'est-ce que tu fais là ? Tu attendais de voir si ta trahison avait bien porté ses fruits ?
Il la dévisagea, bouche bée, avec un air peiné qui manqua de peu de faire vaciller sa rancune. Mais elle tint bon et le fusilla du regard.
Elle l'avait compris dès que le Conseil avait annoncé la raison de sa convocation : s'ils avaient appris le rôle qu'elle avait joué dans le départ de la Bestiole, c'était la faute d'Yvon. Il n'y avait pas de doute possible ; elle n'en avait parlé à personne d'autre.
– Tu es allé me dénoncer hein, pas vrai ? insista-t-elle.
– Mais non ! se défendit-il. Non, je... Je t'ai pas dénoncée, j'aurais jamais fait ça !
– Comment l'ont-ils appris, alors ?
– Je... Disons que... Il est possible... J'en ai parlé à d'autres copains, et comme certains ont eu l'air choqués de ce que tu faisais... Quand j'ai su que tu étais convoquée, j'ai compris que, sûrement, l'un d'eux t'avait balancée.
Il passa une main derrière sa nuque, sous sa tignasse multicolore en bataille.
– Je suis désolé, Ludmille.
— T'aurais pas dû en parler. Ça me plait vraiment pas, que tu puisses parler de moi dans mon dos, comme ça ! Tu sais, en plus, que je ne suis pas... la plus appréciée de la classe. Tu aurais pu te douter qu'ils n'allaient pas laisser passer cette occasion de me mettre des bâtons dans les roues !
— Je sais, c'était nul. Je m'inquiétais pour toi, j'étais un peu fâché aussi de la façon dont tu es partie l'autre fois, et...
Il secoua la tête, agacé par ses propres tentatives de justification.
– Non, mais j'ai pas d'excuse, ajouta-t-il. Je suis désolé. Tu... Tu veux qu'on cherche le nom de celui qui a cafté ?
– Non, je m'en fiche pas mal.
Ludmille s'efforça d'ignorer l'inquiétude qui pointait le bout de son nez. À l'évidence, certains membres du Conseil ne seraient pas les seuls à se montrer hostiles envers elle et les innovations qu'elle et Viviane souhaitaient apporter à la CAI. Les autres apprentis et agents n'allaient pas tous apprécier ni son culot, ni sa réussite inattendue. Il allait falloir s'attendre à quelques vives réactions.
– Tu as eu de gros ennuis ? demanda Yvon, alarmé par sa mine inquiète.
– Non. Pas du tout.
Son ami eut l'air à moitié surpris, à moitié soulagé. Elle décida de le laisser mariner un peu.
– Je ne peux pas te raconter maintenant, Ava m'attend.
– D'accord. Mais on peut se parler bientôt ?
– Peut-être.
– Quand ?
– Quand j'aurais décidé que je ne t'en veux plus.
– Dès que tu reviens, alors ?
Il osa un petit sourire complice, et elle ne put résister à sa bouille confuse. Elle savait, au fond, qu'elle lui avait déjà pardonné. Elle l'aimait bien trop, son Yvon, pour lui faire la tête indéfiniment. Elle pouffa et répondit :
– Oui, probablement.
Et sur un timide sourire, elle disparut à l'angle du couloir.
Le temps qu'elle arrive au Cercle d'Entreterre, l'Appel d'Ava s'était déjà estompé. Ludmille le devinait, son envie de passer du temps avec son Amie Imaginaire se faisait de plus en plus fugace. Cela ne l'attristait pas ; c'était le signe qu'elle avait réussi sa mission. La fierté était un sentiment bien plus approprié.
Elle avança sur le Cercle, prononça à haute voix l'adresse de la maison d'Ava à Aigrefeuille. Lorsque l'obsidienne la déposa au seuil de la petite cuisine, les narines de Ludmille s'emplirent d'une odeur familière. Elle sourit en apercevant Alice installée devant le plan de travail, versant une bonne dose de farine dans un récipient, et Ava juchée sur une chaise à ses côtés, un œuf à la main. Elle attendait le signal de sa maman pour en casser la coquille sur le bord du saladier, avec une impatience évidente qui faisait glousser Alice.
Ludmille laissa son regard traverser la chair et pénétrer jusqu'à son cœur. Elle avait conservé ce reflexe, toujours inquiète à l'idée que la Bestiole aurait pu réapparaitre comme par magie. Mais non. Il y avait là un cœur encore meurtri, blessé, abîmé. Mais libre, et en voie de guérison.
Ludmille n'osa pas s'approcher. La scène était touchante, intime, un moment de partage entre mère et fille face auquel elle se sentait de trop. Elle faillit tourner les talons, mais la voix d'Ava l'arrêta.
– Est-ce que Ludmille peut nous aider ? demandait-elle à sa mère.
Ludmille se retourna vers son enfant, qui la regardait avec un large sourire. Elle était repérée.
– Bien sûr, répondit Alice. Elle va t'aider à casser les œufs.
– D'accord. Viens, Ludmille ! Monte à côté de moi.
Elle s'exécuta, se hissa sur la chaise tout près d'Ava, sans dire un mot. La fillette lui expliqua avec la plus grande concentration comment s'y prendre pour casser un œuf proprement, sans laisser le moindre petit bout de coquille s'échapper. En présence d'Alice, Ludmille ne pouvait rien manipuler et préféra trouver un prétexte pour laisser faire Ava :
– Oh, tu sais je suis assez maladroite, j'ai peur de gâcher votre travail. Tu es plus habituée que moi, fais-le, toi, plutôt.
– D'accord, alors, c'est moi qui le fais ! Regarde.
La petite fille poursuivit son travail avec précaution. Lorsque la pâte fut enfin prête, Alice recouvrit le saladier d'un torchon propre pour la laisser poser, et Ava descendit de son perchoir.
– Va jouer, ma puce, lui dit sa maman. Je m'occupe de ranger et je t'appelle quand c'est prêt !
– D'accord, Maman ! Viens, Ludmille, on va jouer dans ma chambre !
Elle suivit la fillette qui bondissait déjà dans le couloir. Lorsqu'elles furent à l'abri des regards, pelotonnés au milieu d'une montagne de peluches multicolores, Ludmille lui glissa :
– J'ai mis un peu de temps à venir, tout à l'heure, je suis désolée. J'ai été retenue. Mais j'avais bien senti que tu avais envie de me voir.
– Oui, je voulais que tu viennes pour le goûter ! Mais ça va, tu vois, on n'a même pas encore fini de préparer.
– Si je n'étais pas venue, tu aurais été triste ?
Ava prit quelques secondes pour réfléchir, lèvres pincées sur le côté, tout en manipulant les bras tout doux de Monsieur Tulipe.
– Hm, oui, peut-être un peu.
– Mais tu sais, je vais peut-être venir de moins en moins souvent. Maintenant que ta maman va mieux, tu vas passer plus de temps avec elle !
– Oui ! Elle fait plein de choses avec moi, comme avant !
– Et elle sourit pour de vrai.
– Et elle est moins tout le temps fatiguée. Je crois qu'elle est guérie.
– Je crois aussi.
Ludmille empoigna Miss Pimprenelle, la peluche-vache aux grands yeux, et joua avec la fleur jaune accrochée à son oreille.
– Tu sais, Ava, il y a beaucoup d'autres enfants comme toi qui ont besoin d'une Amie comme moi, quand ils vivent des choses pas faciles.
– Ah, c'est vrai ? Tu vas aller en voir d'autres ?
– Oui, j'aimerais. Ils ont besoin de mon aide. Mais je n'irai pas tant que tu auras encore envie de passer du temps avec moi. Je n'ai pas envie que tu sois triste si je ne viens plus du tout.
De nouveau, Ava afficha sa petite moue de profonde réflexion. Puis elle planta ses yeux noirs dans ceux de Ludmille et déclara avec un grand sérieux :
– T'inquiète pas, Ludmille. Je serai pas triste.
– Tant mieux, alors. Je vais pouvoir aller aider plein d'autres enfants, dans ce cas.
– Oui ! Ils seront contents de t'avoir. Comme moi.
Ludmille sourit, soulagée. Mais l'heure des adieux n'avait pas tout à fait sonné. Elles avaient encore le temps de s'accorder une dernière partie de jeu endiablée.
Elles disposèrent la multitude de peluches, coussins et couvertures au pied du lit, se parèrent de capes de fortune avec des taies d'oreillers, et jouèrent aux apprentis super-héros. Elles s'entêtaient à vouloir apprendre à voler en se jetant du lit, poing en l'air, pour retomber avec un flagrant manque de grâce au milieu de la montagne de peluches, hilares. Ludmille savoura ces quelques minutes de jeu, d'insouciance et d'imagination juvénile. Elle se laissait entrainer dans les brillantes idées de la petite fille avec le même bonheur que lors de leur première après-midi ensemble. Tout avait ce petit goût de dernière fois. Mais sans nostalgie ni tristesse, juste la joie de poser un point final tendre et joyeux à cette première aventure. Ludmille n'aurait pu rêver meilleure manière de clôturer sa mission, de dire au revoir à son premier enfant, qu'en partageant des derniers fou rires avec elle.
– Ava, chérie ! Le goûter est bientôt prêt !
– J'arrive !
Ava défit les pans de la taie d'oreiller qui entourait son cou, la laissa tomber mollement sur la moquette et fila hors de la chambre. Ludmille la suivit à pas lents, sans un mot.
Dans la cuisine, Alice éteignait le gaz sous la poêle et déposait une assiette pleine à ras bord sur la table, sous le regard brillant de gourmandise de sa fille. Celle-ci se hissa sur une chaise et défit le couvercle d'un pot de pâte à tartiner tout en racontant à sa maman ses tentatives vaines de voler comme un super-héros.
Ludmille ne la rejoignit pas à table. Elle s'appuya contre le chambranle de la porte et observa pour la dernière fois une douce scène de la vie quotidienne des Rameau. De tout son cœur, elle espérait que leur avenir serait tout aussi insouciant que cet instant.
Ava ne prêtait plus attention à elle, trop absorbée par son échange avec sa maman. Alors, doucement, Ludmille murmura :
– Au revoir, Ava.
À sa grande surprise, la fillette s'interrompit, la regarda et répondit :
– Au revoir, Ludmille.
Alice suivit le regard de sa fille, laissa ses yeux sonder le vide avec un sourire attendri, comme si elle avait compris. Puis, sans ajouter un mot, toutes deux se détournèrent vers leur tablée gourmande.
Ludmille s'éclipsa, emportant avec elle un peu de l'odeur familière qui planait dans la petite cuisine.
Une odeur de crêpes à la fleur d'oranger.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top