19. Pour aider les enfants, il faut soigner les parents.

Assise sur une chaise face à la double porte blanche du Conseil d'Administraterre, Ludmille triturait nerveusement la peau argentée de ses doigts et tapait des talons contre le sol. Elle était seule dans le long couloir et s'impatientait. Ils étaient encore en retard.

Le Conseil l'avait convoquée ce jour-là, à 14h – heure française, pendant qu'Ava était à l'école. Sans préciser le motif de cet entretien. Ludmille ne pouvait qu'imaginer ce qui l'attendait derrière cette porte.
Avaient-ils eu vent du rôle qu'elle avait joué dans le départ de la Bestiole ? Elle ne voyait vraiment pas comment. Avaient-ils changé d'avis sur le sujet et souhaitaient en discuter de nouveau avec elle ? Hautement improbable. Avaient-ils pressenti que sa mission touchait à sa fin et souhaitaient parler de sa prochaine affectation ? Il n'y avait pas de raison à ce qu'ils s'en mêlent. La Carte était toujours la seule à pouvoir attribuer un enfant à un agent de la CAI.

Ludmille ressassait, faisait défiler ces hypothèses dans son esprit les unes après les autres, sans trouver d'explication satisfaisante. Ce qui ne faisait qu'augmenter sa nervosité. Ses yeux fixaient inlassablement le double battant blanc face à elle, à l'affut du moindre son, du moindre signe de mouvement. Décidément, elle détestait attendre, et ces conseillers de malheur avaient le chic pour se faire désirer.

Elle aurait voulu que Viviane soit là. Lorsqu'elle avait appris sa convocation, elle l'avait cherchée partout pour lui demander de l'accompagner et de la soutenir face au Conseil, mais en vain. Son Éclaireuse était introuvable.

La veille, une fois de retour de sa journée victorieuse auprès d'Ava, Ludmille n'avait pas attendu une seconde de plus avant de laisser exploser sa joie. Elle avait jailli du Cercle d'Entreterre les bras pointés vers le ciel en riant aux éclats et avait bondi tel un cabri dans les couloirs, sans s'inquiéter des regards surpris et amusés que lui lançaient les autres agents. Elle avait filé comme une fusée à travers les immenses corridors et avait déboulé dans le bureau de Viviane sans s'annoncer. Ce n'était pas l'une des heures de visites autorisées par l'emploi du temps de son Éclaireuse, mais elle n'en avait que faire. Elle n'était même certaine que Viviane soit revenue de sa propre mission, mais peu importe. Elle l'attendrait des heures s'il le fallait, pour être certaine de ne pas la manquer.

Mais Viviane était bel et bien là, à griffonner ses éternelles notes sur ses carnets abîmés, et sursauta des pieds à la tête lorsqu'une Ludmille survoltée lui sauta au cou.

— J'ai réussi, Viviane, j'ai réussi ! La Bestiole est partie, elle est partie, ça y est !

— Tu es sérieuse ? Raconte, vite, raconte-moi tout !

Ludmille ne tiqua même pas, alors que c'était la première fois que Viviane la tutoyait. Cela lui parut incroyablement naturel.

Elle lui narra la façon dont la Bestiole avait enfin capitulé, dans les plus menus détails. Elles jubilèrent ensemble et s'extasièrent de leur succès pendant de longues minutes, songeant avec délice à la sérénité retrouvée d'Alice et de la petite Ava. Un nouveau chapitre de leur vie s'ouvrait à la famille Rameau, et c'était grâce à elles.

Ludmille ne s'était jamais sentie aussi heureuse.

Mais maintenant qu'elle se trouvait là, seule dans ce couloir désert, l'appréhension avait chassé toute euphorie.  

Lorsqu'enfin la porte s'ouvrit, elle se leva d'un bond et força un sourire aimable sur ses lèvres. Lunettes Rondes l'invita à entrer avec un salut poli mais un regard froid, ce qui n'aida en rien à la rassurer.

Dès son entrée, tous les visages convergèrent vers elle en un seul mouvement. Elle déglutit, renouvela son salut poli, et se figea.

Au bout de la table, à la place occupée habituellement par Lunettes Rondes, se tenait le Directerre. Le dos confortablement appuyé sur le dossier de sa chaise, les mains croisées sur son ventre, il faisait pivoter son siège de droite à gauche dans un mouvement régulier. Son attitude décontractée contrastait avec la tension palpable qui régnait dans la pièce, mais sa présence souleva de nouvelles appréhensions dans l'esprit de Ludmille. S'il présidait la séance, c'est que le sujet devait être capital.

Mais lorsqu'il lui accorda un imperceptible clin d'œil, elle parvint enfin à se détendre un peu. Il était toujours de son côté.

– Asseyez-vous, Mademoiselle Ludmille, ordonna Lunettes Rondes en réintégrant lui-même son siège à gauche du Directerre.

Elle approcha de la place vide en bout de table et un soulagement sans nom libéra soudain sa poitrine comprimée ; Viviane était là. Assise à sa droite, elle se tourna vers elle avec un sourire encourageant et, lorsqu'elle s'installa, posa une main protectrice sur son épaule.

Ouf. Elle n'était pas seule.

Malgré tout, une foisassise face au Conseil, Ludmille retint son souffle et se tint raide comme unpiquet, attendant que quelqu'un reprenne la parole. 

Lunettes Rondes lança un regard interrogateur au Directerre, comme s'il attendait que celui-ci ouvre la séance. Mais il continuait son balancier, de droite à gauche, de gauche à droite, avec un petit sourire bonhomme sous sa moustache gris-vert. Lunettes Rondes se racla la gorge et déclara de sa voix haut perchée :

– Hm, bien, Mademoiselle Ludmille. Nous n'allons pas tourner autour du pot, si vous le voulez bien. Nous vous avons convoquée aujourd'hui car on nous a rapporté des faits on ne peut plus contrariants.

Ah. Voilà qui la mettait indubitablement sur la bonne piste. Elle prit un air innocent et demanda :

– Vraiment ? De quoi s'agit-il ?

– Est-il vrai que vous avez ignoré nos ordres et les règles de la CAI en œuvrant pour le départ de la Bestiole qui occupait le cœur d'Alice Rameau, la maman de votre enfant assignée ?

Chevelure Flamboyante avait pris le relais et posé cette question d'un ton revêche. Ludmille soutint son regard accusateur avec tout le cran dont elle était capable.

– Oui, répondit-elle. Oui, c'est vrai.

– Vous l'admettez sans sourciller ? s'étonna Lunettes Rondes.

– À quoi bon mentir ? Je ne ferais qu'aggraver mon cas.D'autant plus que vous avez certainement déjà questionné mon Éclaireuse à ce sujet avant mon arrivée.

— En effet.

– Vous avez conscience des lourdes sanctions qui vous pendent au nez ? renchérit un conseiller qui n'avait encore jamais pris la parole, dont le crâne doré complètement imberbe luisait sous les lumières blafardes de la salle du Conseil.

– Avant de me les énoncer, puis-je au moins prendre quelques instants pour me défendre ?

– Faites, faites, répondit Lunettes Rondes avec un geste dédaigneux de la main, visiblement peu convaincu.

Ludmille laissa son regard courir sur les différents membres du Conseil et prit quelques secondes pour rassembler ses pensées. Elle n'aurait pas de seconde chance. Il allait falloir faire mouche.

– La Bestiole a effectivement quitté le cœur d'Alice, commença-t-elle. Et oui, j'ai eu un petit rôle à jouer là-dedans, mais un rôle minuscule. Un coup de pouce. Alice a en réalité fait le plus gros du travail elle-même, en acceptant de se faire hospitaliser, de se faire aider, en retrouvant le petit élan d'espoir qui a illuminé son cœur. Tout ce que j'ai fait, c'est aider Ava à consolider cet espoir chez sa maman. C'est les aider, toutes les deux, à se reconnecter. C'est titiller la Bestiole pour lui faire comprendre plus vite qu'elle avait perdu. Je n'ai rien forcé, n'ai pris aucune initiative.  Est-ce que la Bestiole aurait fini par partir, même sans mon aide ? C'est probable. Je n'ai certainement fait qu'accélérer un peu les choses. Ou bien est-ce que la Bestiole aurait réussi à reprendre le dessus et serait restée allez savoir combien de temps ? Peut-être aussi. Je n'en sais rien.

Elle reprit son souffle, passa une mèche de ses cheveux blancs derrière son oreille, et poursuivit :

– Les règles de la CAI stipulent que nous devons aider les enfants à exprimer leurs émotions, exprimer leurs besoins, et les guider sur le meilleur chemin possible pour eux. C'est ce que j'ai fait. Pour l'aider au mieux, j'ai dû m'impliquer légèrement dans la vie et la santé de sa maman. Pour moi, c'était indispensable. Au plus profond de mon être, je sentais que c'était la raison de ma présence auprès d'Ava.

Le petit sourire en coin du Directerre ne lui échappa pas. Elle ne laissa pas distraire pour autant.

– Et je crois que je ne me suis pas trompée, au vu des résultats.

– Comment pouvez-vous l'affirmer ? s'étonna Crâne Doré avec un curiosité sincère.

– Eh bien, depuis que la Bestiole est partie, l'Appel d'Ava se fait de plus en plus faible. Je le ressens à peine. Ma mission près d'elle touche à sa fin.

Quelques conseillers échangèrent des murmures stupéfaits, tandis que Chevelure Flamboyante clignait des paupières, perplexe.

– Cela ne change rien, Mademoiselle Ludmille ! Rien au fait que vous avez transgressé nos règles, nos ordres, les fondements de nos...

– Bon ! Je crois que nous avons fait le tour de la question, mes chers amis.

L'interruption soudaine et inattendue du Directerre les fit tous sursauter. Il avait enfin cessé de faire pivoter se chaise de bureau et avait appuyé ses deux mains sur la table blanche, comme s'il s'apprêtait à se lever.

– Monsieur le Directerre ? avança Cheveux Vert Pomme, abasourdi. Pardonnez-moi, mais la question est loin d'être réglée !

– Il me semble que si, pourtant. Mademoiselle Ludmille a très bien expliqué le dérouler de sa mission, tout comme Madame Viviane juste avant elle. Elle a observé, analysé, réfléchi, recherché, agi en conséquence. Elle a mené sa première mission avec brio, a fait preuve d'initiative eta suivi les conseils de son Éclaireuse avec intelligence. Elle est déjà prête à prendre sa deuxième assignation. Elle fait honneur à son épiderme d'argent.

Ludmille ne put s'empêcher de sourire à pleines dents et remarqua qu'à côté d'elle, les lèvres fines de Viviane luttaient pour ne pas se laisser aller à la même démonstration de satisfaction.

– Mais enfin, Monsieur, s'indigna Chevelure Flamboyante. Ludmille a délibérément agi à l'encontre de...

– Oui, oui, oh j'ai bien compris vos arguments, l'interrompit le Directerre en se rencognant contre le dossier de sa chaise dans un mouvement las. Vous n'êtes pas contents, j'ai saisi. Pourtant, Ludmille a permis à son enfant de retrouver une famille sereine, un sentiment de sécurité affective suffisamment fort pour qu'elle n'ait plus besoin de l'accompagnement d'un Ami Imaginaire. N'est-ce pas ce que nous attendons de nos agents ?

– Dans l'absolu, si, mais...

– Avez-vous vraiment l'intention de la sanctionner pour avoir parfaitement réussi le travail demandé ?

Un silence abasourdi s'abattit sur la salle. Les conseillers se lançaient des regards perplexes, visiblement confus par la prise de position du Directerre.

– Eh bien, il faut avouer que présenté comme ça, dit Crâne Doré d'une voix hésitante, il ne semble pas qu'il y ait matière à en faire une montagne.

– C'est quand même incroyable ! s'indigna Lunettes Rondes, dont les exclamations de plus en plus aigües firent grimacer Ludmille. Et qu'en est-il de notre mission, à nous ? Ne sommes-nous pas supposés veiller à ce que les agents respectent les ordres donnés et agissent selon nos indications ?

– Il faudrait peut-être revoir les objectifs de ce Conseil, il est vrai, rétorqua le Directerre en hochant la tête, comme si les paroles de Lunettes Rondes allaient dans son sens. Ma foi, il est grand temps de nous adapter à l'élan des nouvelles générations d'agent. Voyons, dites-moi ; quelle leçon pouvons-nous retenir de la mission de Mademoiselle Ludmille ?

Et comme personne ne répondait, chaque conseiller se montrant plus surpris que l'autre face à l'attitude du Directerre, celui-ci désigna Ludmille du menton.

– Peut-être que vous pourriez vous-même répondre à cette question, Mademoiselle ?

Elle se mordit la lèvre inférieure. Elle avait préparé cette phrase dans l'idée de la servir en conclusion de son petit discours de défense, et son cœur cogna contre sa poitrine lorsque les mots franchirent ses lèvres :

– Parfois, pour aider les enfants, il faut soigner les parents.

– Exactement ! s'enthousiasma le Directerre. Merci, Mademoiselle, de rappeler ce fait essentiel. Enfants et parents sont étroitement liés ; souvent pour venir en aide au premier, il faut guérir les seconds. Exactement. Exactement !

– Mais ça ne peut pas être une solution à chaque situation, répliqua Cheveux Vert Pomme.

– Bien sûr que non, il faut évaluer chaque situation au cas par cas.

– Et un agent ne peut pas utiliser n'importe quel moyen pour parvenir à ce résultat.

— C'est une évidence, confirma Viviane.

C'était la première fois qu'elle prenait la parole depuis le début de la séance, et lorsque toute l'attention du Conseil se dirigea vers elle, elle se racla la gorge et croisa les doigts avant de poursuivre :

— C'est une utilisation de l'influence des Amis Imaginaires qu'il faudra cadrer, réglementer. Comme je l'ai fait pour Ludmille, afin de ne pas dépasser certaines limites. C'est primordial, sinon c'est la porte ouverte à toutes sortes d'abus ! Peut-être que nous pourrions même envisager d'en faire un nouveau sujet de cours pour les apprentis ? Afin de les guider dans cette possibilité en toute sécurité.

Les conseillers échangèrent quelques regards, laissant cette délibération silencieuse dont ils avaient le secret glisser entre eux. Sans leur laisser le temps de statuer sur cette proposition, le Directerre se leva et conclut :

– Eh bien Messieurs-dames, il me semble que vous avez du pain sur la planche ! Allez, au boulot !

Il contourna la table avec une expression de franche satisfaction, et une pointe d'amusement dans le regard. Lorsqu'il passa près d'elle, il murmura avec un clin-d'œil :

– Bon travail, Mademoiselle Ludmille.

Elle eut envie de lui sauter au cou, mais dut se contenter d'un hochement de tête poli. Lorsqu'il claqua la porte blanche derrière lui, elle échangea avec Viviane un regard pétillant d'exaltation et s'apprêta à se lever pour prendre congé à son tour, mais un geste de la main de Lunettes Rondes la retint.

– Pas si vite, Mademoiselle. Le Directerre a bien défendu votre cas, mais il n'a pas la pleine autorité. Il nous appartient encore de décider de votre sort et de celui de votre Éclaireuse.

– Ah, fit-elle en se rasseyant.

– Nous allons procéder à un vote. Bien. Que ceux qui considèrent que Mademoiselle Ludmille et Madame Viviane devraient être suspendues de leurs fonctions d'agent et apprentie de la CAI dès la fin de leur mission actuelle lèvent la main.

Lui-même s'empressa de lever ses doigts dorés bien hauts, persuadé d'être suivi de la majorité de ses semblables. Mais à son grand désarroi, il n'y eut que Chevelure Flamboyante et Cheveux Vert Pomme pour l'imiter. Il se racla la gorge, désappointé. Crâne Doré s'occupa alors de prendre le relais :

— Que ceux qui considèrent que Ludmille est tout à fait apte à poursuivre son apprentissage, et que Madame Viviane devrait être désignée comme consultante lors de la mise en place d'une nouvelle discipline liée à l'accompagnement des parents, lèvent la main !

Les sept autres conseillers s'exécutèrent dans un même élan. Crâne Doré se tourna vers Ludmille avec un sourire franc.

– Félicitations, Mademoiselle. Votre deuxième Assignation vous tend les bras.

– Merci à vous, répondit-elle humblement.

– Vous pouvez disposer.

Elles ne se firent pas prier. Ignorant les regards mécontents de trois réfractaires, Ludmille glissa hors de son siège et suivit Viviane dans le couloir. Elle avait espéré y trouver le Directerre, qui les aurait attendues pour les féliciter en privé, mais il n'y avait personne.

Elle allait proposer à Viviane d'aller le retrouver dans son bureau, mais un léger bourdonnement à ses tempes l'arrêta. Ce n'était plus le tambourinement insistant des débuts, mais un appel diffus. Une envie de la voir, mais pas un besoin urgent.

Ava l'appelait. Et, elle le pressentait, peut-être bien pour la toute dernière fois.

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