17. Une amie perspicace

Le printemps avait bel et bien posé ses bagages. Dans le jardin de la petite maison blanche aux volets verts, les rosiers fleurissaient, les bourgeons s'épanouissaient, tout revêtait le manteau verdoyant des jours qui se réchauffent.

Installée à même le sol sur la terrasse en bois, ses crayons de couleurs éparpillés autour d'elle, Ava dessinait avec application. Le souffle intensifié par la concentration, elle maintenait d'une main les bords de sa feuille blanche, tandis que l'autre la recouvrait de traits de couleurs et de formes approximatives. Le soleil radieux faisait briller ses boucles brunes.

Ludmille, attendrie par ce doux tableau, resta à l'écart quelquesinstants. Viviane se tenait près d'elle et observait l'enfant avec un regard attendri.

— Merci de m'accompagner aujourd'hui, souffla Ludmille à son Éclaireuse.

— Avec plaisir, Ludmille.

Un peu plus tôt dans la journée, après avoir passé des jours à ressasser les paroles du Directerre et à se demander si elle devait jouer franc jeu ou non avec son Éclaireuse, Ludmille était finalement allée la trouver dans son bureau. D'une traite, lui laissant à peine l'opportunité de poser quelques questions, elle avait déballé tout ce qu'elle avait sur le cœur et tout ce qu'elle avait l'intention de faire.

Elle avait observé la Bestiole et avait compris ce qui serait capable de la déloger.

Oui, elle avait bel et bien l'intention d'essayer d'influencer les émotions d'Alice pour la faire partir.

Oui, elle avait parfaitement conscience des possibles sanctions qui pèseraient sur elle.

Oui, elle avait également conscience qu'elle devrait agir finement, et laisser à Alice et Ava leur libre-arbitre.

Non, elle n'avait pas l'intention de faire marche arrière.

Et oui, le soutien de son Éclaireuse dans cette stratégie serait plus que bienvenu.

Viviane l'avait longuement observée, et dans son regard se lisait autant de surprise que... d'admiration ? Ludmille ne se sentait pas à l'aise ave cette idée, mais c'est bel et bien ce qu'elle avait lu au fond des yeux gris de son Éclaireuse. Celle-ci admirait sa ténacité.

Et alors que Ludmille venait de lui relater les mots du Directerre à ce sujet, Viviane avait soufflé :

— Je ne vous cache pas, Ludmille, qu'intervenir auprès de tout ce bestiaire insupportable qui pourrit la vie des humains m'a également plus d'une fois titillé les doigts.

— Et vous ne l'avez jamais fait ?

— Tout le monde n'a pas votre cran, ma petite.

Viviane avait gardé le silence quelques instants, songeuse, et avait finalement hoché la tête.

— Bien. J'accepte de vous suivre dans cette stratégie. Pas que je l'approuve complètement, non, je reste convaincue que cela reste la porte ouverte à toutes sortes de dérives, mais je sais que vous irez au bout de votre idée, avec ou sans mon soutien. Et tant qu'à faire, j'aimerais vous éviter de dépasser certaines limites.

— Ça me serait d'une grande aide !

Viviane lui avait accordé un sourire en coin.

— Bien. Allons observer cette saleté de Bestiole.

Ludmille sourit pour elle-même en repensant à cet échange. Se sentir enfin épaulée lui donnait l'impression de pouvoir déplacer des montagnes. La Bestiole n'avait aucune chance.

Enfin, elle s'éloigna de son Éclaireuse pour dévoiler sa présence à la petite Ava, toujours occupée à faire courir ses crayons de couleur sur le papier.

– Qu'est-ce que tu dessines ? demanda-t-elle.

Ava redressa la tête vers elle, plissa ses yeux sombres éblouis par le soleil.

– Des fleurs pour Maman, et notre maison. Tu veux m'aider ?

Ludmille acquiesça, s'allongea à plat ventre sur la terrasse et balaya les alentours du regard. Personne dans le jardin, personne derrière la baie vitrée du salon. Ses grands-parents devaient être dans la cuisine en train de préparer le déjeuner. La voie était libre. Elle s'empara d'un crayon jaune et s'appliqua à colorier le soleil déjà tracé par la fillette.

– Tu es impatiente de voir ta maman ? demanda-t-elle.

– Oui ! Elle va arriver bientôt, avec Papa. J'espère que j'aurai fini mon dessin !

Alice avait passé dix jours de plus à l'hôpital depuis leur visite. Dix jours pendant lesquels Ludmille s'était montrée aux petits soins pour Ava, déployant des montagnes d'ingéniosité pour lui insuffler un sentiment de sécurité, et maintenir à flots son habituelle humeur joviale. Malgré le manque de sa maman qui pesait toujours sur son cœur, elle pensait avoir réussi. Ava gardait le sourire, participait avec son enthousiasme débordant à tous les jeux loufoques que Ludmille lui proposait, profitait de la présence réconfortante de ses grands-parents, et patientait avec tout son courage d'enfant jusqu'au retour de sa maman. Il y avait des jours qu'elle ne s'était plus murée dans un silence obstiné. Son papa s'en trouvait fort soulagé.

Ludmille était fière des résultats de son travail. Elle espérait qu'elle se montrerait à la hauteur une fois Alice rentrée à la maison, autant pour maintenir Ava dans cet état serein que pour parvenir à son nouvel objectif ; distiller des petites touches d'espoir dans le cœur de sa maman, juste assez pour déstabiliser la Bestiole. Ce serait délicat. Il lui faudrait faire preuve de subtilité. Mais avec l'aide de Viviane, elle y parviendrait. Elle le savait.

Ava venait d'apposer la dernière petite touche de couleur à son dessin lorsque la Renault grise de ses parents s'approcha du portail. La petite fille sauta sur ses pieds et cria :

– Maman est rentrée ! Maman est rentrée !

Elle se dandina d'un pied sur l'autre en attendant que la voiture se gare dans l'allée, puis traversa le jardin au pas de course. Ludmille la suivit, et sourit avec tendresse en la voyant grimper dans les bras de sa maman à peine la portière ouverte. Alice l'accueillit avec des mots doux que Ludmille n'entendit pas, couverts par la voix sonore de la fillette :

– Maman, ça y est, tu es à la maison ! Je suis trop contente que tu sois à la maison ! Ça y est alors, ça veut dire que tu es guérie, hein ?

Alice se dégagea de son étreinte pour planter son regard dans le sien et répondre avec sincérité :

– Pas tout à fait, ma puce. C'est un peu plus compliqué que ça. Mais je suis stabilisée, selon les docteurs.

– Ca veut dire quoi ?

– Ca veut dire que... ça va mieux.

Ludmille loucha sur la bestiole, pelotonnée contre le cœur d'Alice. Elle était là, bien sûr, toujours endormie. Mais était-ce un effet de son imagination, ou bien ses minuscules écailles noires paraissaient plus ternes qu'avant ?

– C'est bien si ça va mieux, répondit Ava avec une petite moue sérieuse. Et ça ira de mieux en mieux, maintenant que tu es à la maison !

– Je l'espère, ma puce.

Ah, le mot magique ! La Bestiole grogna de déplaisir et secoua la tête. Ludmille jubilait et se tourna vers Viviane pour s'assurer qu'elle avaitbien observé la même chose qu'elle. Celle-ci, en retrait, avait le regard dardésur la Bestiole et hocha la tête à l'attention de Ludmille avec un airsatisfait. L'espoir était bel et bien revenu dans le cœur d'Alice. Il n'y aurait qu'à le renforcer, petit bout par petit bout, jour après jour. Elles y arriveraient, Ava, Viviane et elle, ensemble.

– Regarde, Maman ! Je t'ai fait un dessin. Enfin, ON t'a fait un dessin, avec Ludmille. Elle m'a aidée !

– Oh, c'est vrai ? C'est gentil ça !

– Oui ! Ludmille est contente aussi que tu sois rentrée.

Ava lui tendit la feuille de papier, malheureusement mise à mal par sa course effrénée et l'étreinte partagée avec sa maman. Mais son aspect froissé n'empêcha aucunement Alice d'apprécier cette touchante attention.

– Merci, ma chérie. C'est adorable.

Elle colla un baiser sur le front de sa fille avec un sourire. Un vrai sourire, joyeux et apaisé. Aussitôt la Bestiole ouvrit grand la gueule et l'engloutit tout rond, ravie d'avoir de nouveau quelque chose à se mettre sous la dent. Alice poussa un soupir las, se releva et échangea un regard fatigué avec son mari, qui se tenait tout près. Celui-ci intervint alors :

– Allez, on va rentrer manger. Tu vas aider tes grands-parents dans la cuisine, ma chérie ? On va descendre les affaires de ta maman.

– D'accord !

Ava cavala jusqu'à la porte d'entrée. Avant de la suivre, Ludmille prit un moment pour observer Alice, dont le regard se faisait de nouveau distant, puis la Bestiole, qui ronronnait de plaisir.

Bon. Ce ne serait peut-être pas si facilement gagné, finalement...


En fin de journée, Anne et Gilles reprirent le chemin de leur belle maison afin de laisser la petite famille reprendre ses marques tranquillement. Après un départ ponctué d'effusions de remerciements d'une part et de paroles encourageantes de l'autre, Alice s'installa confortablement dans le canapé avec sa couverture préférée sur les genoux.

Ava s'allongea à plat ventre sur le tapis à l'autre bout du salon, son livre favori grand ouvert devant elle. Vue d'un adulte, cette scène ne représentait qu'une enfant qui regardait tranquillement les images d'une histoire qu'elle connaissait par cœur. En réalité, tout près d'elle, son Amie Imaginaire la lui lisait en prenant toutes les intonations possibles afin de rendre le texte vivant et faire rire la fillette. Celle-ci gloussait doucement, mais lorgnait de temps à autres sur sa maman qui lisait un magazine.

– Tu as vu ? chuchota-t-elle finalement à l'attention de Ludmille. Maman n'est pas allé se coucher de toute la journée.

– Oui, j'ai remarqué aussi. C'est que ça doit être vrai alors ; elle va vraiment mieux.

– Oui, elle est moins fatiguée.

– Tu parles toute seule, ma puce ?

La voix de Thomas qui les rejoignait dans le salon leur fit tourner la tête.

– Mais non, je discute avec Ludmille !

– Ah bien sûr, suis-je bête.

Il s'assit sur le canapé tout près de sa femme et prit sa main dans la sienne.

– Comment tu te sens, chérie ? demanda-t-il à voix basse.

– Ca va. Un peu fatiguée. Mais contente d'être à la maison.

– Les derniers jours t'ont paru long ?

– Oui, un peu. Mais... pas tellement. Enfin, vous me manquiez, mais finalement là-bas je me sentais utile. Parfois j'aidais les infirmières, j'accompagnais certains patients, je discutais avec eux... Ça m'a fait du bien, je crois.

Thomas hocha la tête. Ils devaient avoir l'impression qu'Ava ne les écoutait pas, absorbée par la contemplation de son livre coloré, mais Ludmille ne s'y trompait pas. La petite fille était tout ouïe.

– Ta maman était infirmière avant, c'est ça ? demanda Ludmille.

– Oui. Elle soignait des gens, et elle travaillait beaucoup-beaucoup.

– C'est sûrement pour ça qu'elle a bien aimé son séjour à l'hôpital. Elle a retrouvé l'envie d'aider les autres, peut-être ?

– Peut-être. Une fois je lui ai demandé pourquoi elle rentrait si tard et pourquoi elle avait l'air si fatiguée après le travail. Elle m'avait répondu que c'est parce qu'il y avait beaucoup, beaucoup de gens qui avaient besoin d'elle, que son travail était important. Elle avait l'air d'aimer ça.

– Qu'est-ce que tu dis, Ava ? les interrompit Thomas.

– Rien, j'explique à Ludmille le travail que tu faisais avant, Maman. Que tu soignais les gens.

– Ah, et qu'est-ce qu'elle en pense, Ludmille ?

Ava jeta un œil interrogateur à son Amie Imaginaire, dans l'attente de sa réponse.

– Je pense qu'au fond, ça lui manque, répondit celle-ci.

– Elle pense que ça te manque.

Alice ne répondit pas tout de suite et dévisagea sa fille avec un air sceptique. Pendant un court instant, elle parut se demander si sa fille discutait vraiment avec quelqu'un qu'elle-même n'était pas capable de voir. Mais Ludmille savait bien que le mental terre à terre des adultes finissait toujours par balayer cette hypothèse et la reléguer au rang de simple et absurde fantasme.
Finalement, Alice répondit :

– Elle est bien perspicace, cette Ludmille.

– Qu'est-ce que ça veut dire, pepriscace ?

– Ça veut dire qu'elle comprend bien les choses.

– Ah ! Alors oui c'est vrai ! Ludmille est très perpiscace. Elle m'explique tout le temps tout plein de trucs.

Les parents d'Ava gloussèrent en chœur. Puis Thomas se tourna vers Alice :

– Tu as envie de retourner travailler ? interrogea-t-il.

– Non. Enfin, pas à l'hôpital en tout cas. Je ne me sens pas capable de reprendre un rythme de travail aussi effréné. Mais l'idée de retrouver un métier épanouissant, au contact des gens qui ont besoin d'aide... ça m'a traversé l'esprit, pendant ces dernières semaines.

– Une reconversion ?

– Peut-être. Toujours dans le domaine du soin, mais... autrement. Je sais pas, j'ai seulement quelques idées floues.

Elle haussa les épaules, et une étincelle d'espoir fit de nouveau briller ses yeux noirs.

– Mais j'espère trouver LA bonne idée. Celle qui me redonnera vraiment envie.

– Ce serait super.

Un cri de douleur attira l'attention de Ludmille. La Bestiole semblait prise de haut-le-cœur. Elle se contorsionnait, mécontente, et releva sa petite tête noire, la gueule déformée par une grimace agacée. Ludmille se leva pour se rapprocher d'elle, étudier sa réaction de plus près. C'était tout bonnement fascinant ! Deux doses d'espoir dans la journée, et la Bestiole en avait de terribles crampes d'estomac. Il ne fallait pas s'arrêter en si bon chemin...

Se sentant observée, la Bestiole lança un regard mauvais à Ludmille. Celle-ci pencha innocemment la tête sur le côté, afficha un sourire niais sous son petit nez de chat et chuchota à son attention :

– Me regarde pas comme ça, sale bête. J'y suis pas pour grand-chose, finalement. Alice commence à ressentir de l'espoir toute seule ! Mais compte sur moi pour l'aider à te rendre la vie de plus en plus insupportable. Tu l'auras pas volé !

Elle lui tira la langue et éclata de rire. Comme Ava la regardait avec une mine surprise, elle lui expliqua ce qu'elle manigançait par un demi-mensonge :

– Je me suis rapprochée de ta maman pour l'observer de plus près. On voit mieux les émotions, de près. Et je crois qu'elle a besoin d'être encouragée !

Ava se redressa aussitôt et grimpa sur le canapé entre ses deux parents. Elle enroula ses petits bras autour du cou de sa maman.

– Je suis sûre que tu vas trouver, Maman ! s'écria-t-elle avec un large sourire. Avec Ludmille, on t'aidera à réfléchir à des idées !

– C'est gentil, ma puce.

– Il y a plein de gens qui aimeraient que tu prennes soin d'eux. Moi, j'adore quand tu t'occupes de moi, et je suis sûre que ce sera pareil avec les autres !

La Bestiole émit un cri plaintif lorsqu'Alice sourit avec tendresse.
Allez, un petit coup supplémentaire, pensa Ludmille.

– C'est une bonne idée ça, Ava, lança-t-elle. Peut-être que ta maman aimerait travailler particulièrement avec des enfants ?

– Ludmille dit que tu devrais travailler avec des enfants.

– Ah oui ? Peut-être... Tu crois que je serais douée, là-dedans ? demanda Alice en calant sa joue contre la tête de sa fille.

– Bien sûr que oui ! Tu es douée pour faire la Maman, donc d'autres enfants auraient de la chance que tu prennes soin d'eux !

La Bestiole cracha avec véhémence et se crispa.

– Décidément, Ludmille dit des choses vraiment sensées, ajouta Alice en fermant les yeux.

– C'est parce qu'elle est très pesripcace !

Lorsque Ludmille laissa de nouveau son rire éclater, la Bestiole ouvrit un œil mécontent puis rabaissa ses paupières pour se rendormir avec un râle de frustration, visiblement épuisée. Elle ne prit même pas la peine d'engloutir le sourire jovial qui avait étiré les lèvres d'Alice.


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