15. Une étincelle d'espoir.
À la sortie de l'école ce vendredi-là, ce fut une Ava hurlant de joie qui déboula hors de la cour de récréation pour se jeter dans les bras de son papa. Celui-ci avait quitté son travail plus tôt et lui avait fait la surprise de venir la chercher à la place de ses grands-parents, pour le plus grand bonheur de la petite fille.
Ludmille, en retrait, regarda sa protégée se faire dévorer de bisous. Elle aussi était venue l'attendre à la sortie de l'école. Comme elle l'avait promis aux membres du Conseil d'Administraterre, elle n'avait accompagné Ava en classe que pour deux jours. Heureusement, après la longue conversation à cœur ouvert avec son Papa le lundi soir, la fillette avait accepté d'y retourner sans trop traîner des pieds et, finalement, tout s'était plutôt bien passé. Ava demeurait, selon les dires de la maîtresse, un peu plus tête-en-l'air et renfermée qu'à son habitude, mais rien qui soit de nature à trop les inquiéter.
– Et en plus, tu es venu avec Ludmille ! s'écria Ava en rebondissant sur ses petits pieds.
– Ah bon ? Eh bien, elle a dû me suivre, je ne m'en suis même pas aperçu.
Il plia un genou pour se baisser à la hauteur de sa fille et passa une main sur sa joue en ajoutant :
– Tu sais, j'ai encore une surprise pour toi. On va aller voir Maman !
Un cri suraigu s'échappa de la gorge d'Ava.
– Quand ? trépigna-t-elle.
– Maintenant.
Nouveau déchirement de tympan. Thomas éclata de rire et lui ouvrit la portière de la voiture.
– Allez, grimpe ! Il faut se dépêcher si on veut en profiter avant la fin des heures de visite.
Ava ne se fit pas prier, et Ludmille se hâta de prendre place à côté d'elle sur la banquette arrière. Elle appréciait de plus en plus les trajets en voitures ; la chaleur de l'habitacle, le paysage qui défile derrière la vitre, le ronronnement du moteur et le bruit de fond de la radio avaient quelque chose d'étrangement apaisant.
Après les tonitruantes démonstrations d'enthousiasme d'Ava, le trajet se déroula dans le calme. Chacun semblait perdu dans ses pensées. Un sourire rêveur collé sur les lèvres, Ava avait laissé sa tête reposer contre la portière. Thomas lui, s'il paraissait concentré sur la route, devait probablement se projeter dans la rencontre à venir, avec moins d'espoir naïf que sa fille. Comment allaient-ils trouver Alice ? Comment allait-elle se comporter avec Ava ? Avec lui ?
Ludmille, elle, se demandait comment allait la Bestiole. Si les soins que recevaient Alice l'avaient affaiblie, ou si elle n'en avait que faire. Inlassablement, ses pensées la ramenaient toujours vers la petite créature irisée, responsable du malheur d'Alice. Malgré les remontrances du Conseil d'Administraterre et la pression qu'ils avaient fait peser sur elle, elle ne parvenait pas à s'en empêcher. Connaître ainsi la raison de mal-être de la maman d'Ava sans pouvoir agir lui était insupportable. Elle ne résisterait pas à l'envie de surveiller encore la Bestiole, d'étudier son comportement. C'était plus fort qu'elle.
Un doux soleil de fin d'hiver les accueillit lorsqu'ils sortirent de la voiture. Sa lumière sublimait les bâtiments blancs aux hautes fenêtres de l'hôpital, disposés de part et d'autre d'un vaste jardin parfaitement entretenu. De timides bourgeons pointaient sur les branches nues des grands arbres, les étendues verdoyantes de gazon invitaient patients et visiteurs à d'agréables promenades. Thomas, Ava et Ludmille s'engagèrent dans l'une des allées bordées de jonquilles, de primevères et de jacinthes mauves, accompagnés par les gazouillis d'oiseaux autour d'eux.
Ludmille balayait l'endroit du regard, fascinée. Elle ne s'était pas attendue à un endroit si lumineux et coloré, si agréable et accueillant, à mille lieux de l'image sinistre qu'elle se faisait des hôpitaux. Elle était contente de savoir la maman d'Ava dans un lieu comme celui-là.
Alors qu'ils se rapprochaient de l'édifice principal, ils croisèrent la route de quelques individus qui retinrent son attention.
Une femme aux longs cheveux grisonnants et à l'expression lointaine, assise sur un banc bordant l'allée aux côtés d'un homme en blouse blanche qui lui parlait à voix basse. Elle ne paraissait pas vraiment l'écouter.
Un homme d'une trentaine d'années, penché au-dessus des massifs de fleurs, qui parlait fort en agitant ses grands bras d'un air contrarié. Que lui avaient donc fait les jonquilles pour le rendre si mécontent ?
Un autre patient croisa leur chemin, un jeune qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Un sourire juvénile plaqué sur le visage, il portait sur l'épaule un gros poste-radio qui crachait une chanson pop, façon années 90.
Et, un peu partout, des soignants en blouse blanche allaient et venaient.
Ava se serra un peu plus contre son papa en observant tous ces gens avec une lueur d'inquiétude dans le regard. Ce devait être un endroit bien étrange, à ses yeux. Ludmille s'approcha pour lui glisser à l'oreille.
– Ça va ? Tu as peut-être un peu peur, toutes ces personnes te paraissent bizarres ?
Elle hocha la tête pour toute réponse.
– Je comprends. Mais ne t'inquiète pas, tu es en sécurité. Ici, il n'y a que des gens qui soignent et des gens qui viennent se faire soigner.
La petite fille ne paraissait que moyennement rassurée pour autant. Ludmille resta tout près d'elle, afin qu'elle se sente en confiance ainsi entourée de près par son papa et son Amie Imaginaire.
Lorsqu'ils arrivèrent devant la chambre 341, Thomas toqua à la porte après avoir adressé à sa fille un sourire enthousiaste mais légèrement crispé par l'appréhension. Derrière la porte, Alice les attendait, enveloppée de son éternel gilet gris. Ava se précipita pour se lover entre ses bras avec un « Mamaaaaaan ! » joyeux.
La chambre était claire et agréable, baignée dans la lumière solaire qui jaillissait de la grande fenêtre. Alice invita sa fille à s'asseoir avec elle sur l'édredon crème du lit simple, et la questionna d'une voix douce sur sa rentrée, ses copines, ses journées.
Sous le regard attendri de Thomas, Ava répondait aux interrogations de sa mère avec enthousiasme, mais Ludmille nota la légère note d'inquiétude qui traversait de temps à autres ses yeux sombres. Elle devinait que l'enfant, par-dessus tout, avait envie de savoir comment allait sa maman, et si elle reviendrait bientôt à la maison. La fillette n'était pas dupe ; malgré les attentions que lui portait sa mère, elle devait bien s'apercevoir que son sourire était toujours creux, son regard toujours lointain, ses traits toujours creusés par la mélancolie.
– Et si on allait continuer cette conversation dehors ? les interrompit soudain Thomas. Il fait si beau, ce serait dommage de ne pas profiter des jardins sous le soleil, non ?
Ava et sa mère acquiescèrent en cœur. Alice attrapa une couverture et tous trois quittèrent la petite chambre pour se retrouver au grand air. Ava s'agrippait à la main de sa maman comme si elle avait peur de la voir s'enfuir à tout instant.
Une fois qu'ils furent installés dans l'herbe au pied d'un chêne imposant, jouissant de la douce chaleur du soleil, Ludmille s'autorisa à jeter un œil à la Bestiole. Sans surprise, la squatteuse était toujours confortablement enroulée autour du cœur d'Alice et somnolait, paisible. Elle se réveillait de temps à autres, juste le temps d'ingurgiter chaque minuscule étincelle de joie que les élucubrations d'Ava éveillaient chez sa maman. Toujours la même rengaine. Comment était-ce seulement possible de se sortir d'un tel cercle vicieux ?
– Et ma copine Soline va avoir un chaton et elle m'a dit que je pourrai aller jouer avec, ce serait chouette ! On pourrait avoir un chaton nous aussi ? Je suis sûre que Pattenrond il aimerait bien avoir un copain chat. Il a Ludmille qui ressemble un peu à un chat, mais je crois qu'il aimerait mieux un vrai chat.
– Ah oui, tu crois ? répondit Alice d'un ton absent.
– Oui ! Alors, vous croyez qu'on pourrait ?
– On en reparlera quand Maman sera rentrée à la maison, ma puce.
– D'accord.
Ava ne laissa pas passer cette opportunité de poser enfin la question qui lui brûlait les lèvres :
– C'est bientôt, Maman, que tu vas rentrer à la maison ?
Alice pencha la tête sur le côté avec un minuscule sourire triste.
– Je ne sais pas, chérie. Peut-être pas tout de suite.
– Parce que tu n'as pas fini d'être soignée ?
– Non. Pas encore.
– Il me tarde que tu ais fini.
– On a tous hâte que Maman rentre à la maison, ma puce, intervint son père. Mais il va falloir être un peu patients.
– D'accord.
Un silence songeur s'installa entre eux pendant quelques instants. Mais la fillette n'avait manifestement pas encore terminé de questionner ses parents sur la date potentielle du retour d'Alice.
– Maman, quand tu rentreras à la maison, ce sera l'été, encore ?
– Oh, je devrais être rentrée avant l'été ! On n'est même pas encore au printemps.
– C'est quand le printemps ?
– Dans quelques jours, répondit Thomas. Jusqu'à juin. Et après ce sera l'été, et les grandes vacances.
– Donc Maman sera là pour les grandes vacances ?
– Oui, bien sûr ! Pourquoi ?
– Est-ce qu'on ira se baigner à l'Île de Ré, comme l'an dernier ?
Ses yeux pétillaient et elle dévisageait sa maman, pleine d'espoir. En tant qu'Amie Imaginaire, Ludmille avait accès à un certains nombres de souvenirs importants de son enfant. Tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, l'avaient marquée, avaient forgé son caractère. Elle sut immédiatement que cette question était liée à un souvenir tout particulier, celui d'une journée d'août passée à l'Île de Ré en famille, l'été précédent. La dépression d'Alice n'était pas encore aussi avancée, à ce moment-là. Elle avait encore de bons jours, excellents même, où l'angoisse et la tristesse reculaient, où elle était encore capable de rire et d'être à peu près elle-même ; une jeune femme lumineuse, une maman aimante et pleine de ressources. Certainement qu'en ce temps-là, l'appétit de la Bestiole n'était pas aussi vorace qu'aujourd'hui.
En ce jour d'été, Ava et ses parents avaient passé l'après-midi à jouer dans les vagues, construire des châteaux de sable et manger des glaces à la fraise. Une journée ensoleillée qui, à ce jour, demeurait le souvenir le plus heureux de sa courte vie.
Au large sourire qui illumina le visage de Thomas, Ludmille devina sans mal que le bonheur de l'enfant avait été partagé, que cette journée avait été spéciale pour chacun d'entre eux.
Elle reporta son attention sur Alice, qui couvait sa fille du regard avec un sourire qui paraissait sincère.
Ludmille baissa les yeux vers la Bestiole, et quelque chose de surprenant se produisit alors.
La Bestiole s'ébrouait, secouait sa petite tête noire de gauche à droite, comme dérangée. Ce sourire-là, cette étincelle qui éclairait le regard terne d'Alice, elle ne les dévorait pas. Mais pourquoi ?
Alice répondit :
– J'espère, ma puce.
La Bestiole cracha comme un chat qui se sent menacé, et Ludmille se retint de ne pas sautiller d'enthousiasme. C'était donc ça !
L'espoir !
C'était de l'espoir que ressentait la maman d'Ava en cet instant. Un sentiment pur qui avait illuminé son visage durant quelques secondes, lorsqu'elle avait entraperçu au fond d'elle-même une perspective de bonheur retrouvé. Et la Bestiole n'avait pas aimé ça. L'espoir devait être, tout comme l'amour, trop puissant pour son petit estomac.
Ludmille continua d'observer la petite famille qui tentait, tant bien que mal, de renouer des liens abîmés, de se reconnecter en se projetant sur de belles journées d'été à venir. Ava déblatérait sans reprendre son souffle une liste interminable des choses qu'elle avait aimées sur l'Île de Ré, de la chasse aux coquillages à la sensation du sable entre ses orteils, en passant par le chapeau à larges bords de sa maman, bien trop grand pour elle, qui lui donnait un air de starlette.
Le sourire d'Alice, bien que timide, ne fanait pas. Il était bel et bien là, vissé sur ses lèvres, porté par le discret souffle d'espoir qui s'efforçait de balayer la tristesse.
Le but n'était pas encore atteint, loin de là. Mais autour de son cœur, la Bestiole se contorsionnait, mal à l'aise, en proie à une douloureuse indigestion.
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