14. Des larmes d'argent
L'obsidienne liquide les déposa au centre du Cercle d'Entreterre. Ludmille et Viviane quittèrent la plateforme sans échanger un mot. L'Éclaireuse avait fait son possible pour effacer toute trace d'émotion de son visage d'argent, mais elles savaient toutes les deux que son trouble n'était pas passé inaperçu. Ludmille ignorait si elle devait se comporter comme si de rien n'était, ou tenter de la faire parler. Elle-même s'en trouvait décontenancée.
Le Glaçon n'était-il finalement pas dépourvu de sensibilité ?
— Bonne nuit, Ludmille.
Viviane avait lâché ces quelques mots d'une voix tremblante et commençait déjà à s'éloigner dans le couloir. Ludmille se décida.
— Attendez, Viviane ! l'appela-t-elle en la rattrapant. J'aurais voulu que nous...
— Si vous avez des questions sur votre performance d'aujourd'hui, j'aimerais que vous les gardiez pour demain. Je vais aller me reposer.
Ludmille soupira. Toujours cette manie de lui couper la parole ! La compassion qu'elle avait ressenti l'instant d'avant commençait déjà à s'effilocher.
— Je n'ai pas de question. J'ai juste remarqué que vous aviez l'air... euh... triste ? Lorsqu'Ava a compris que sa maman avait failli mourir ? Et je...
— Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler.
Le corps tout entier de Viviane s'était crispé et ses yeux gris lançaient des éclairs, comme pour mettre Ludmille au défi d'évoquer encore sa vulnérabilité. Celle-ci bafouilla :
— Je, euh... veux dire que... enfin, si vous ne vous sentez pas...
— Je me sens très bien, Ludmille. Juste fatiguée, je vous l'ai dit. Je vais aller...
— C'est marrant, quand la maman d'Ava ne va vraiment pas bien, tout le monde lui dit qu'elle est « juste fatiguée », elle aussi.
Viviane se figea.
— Je ne suis pas une enfant de quatre ans, Viviane, poursuivit Ludmille. J'aimerais que vous me disiez clairement ce qui ne va pas.
L'Éclaireuse détourna le regard et secoua la tête.
— Vous dites n'importe quoi, lâcha-t-elle. Je vais me coucher. J'aimerais dormir quelques heures avant d'aller voir mon propre enfant.
— Vous ne voulez vraiment pas...
— Demain je ne vous accompagnerai pas chez Ava.
— Pourquoi ?
— J'ai à faire. Vous pourrez vous débrouiller sans moi pour cette fois.
— C'est pas comme si votre présence m'était d'un grand secours, de toute façon. Vous ne faites absolument rien pour m'aider.
Viviane serra les mâchoires.
— Dans ce cas, autant que je ne vienne plus du tout. Ça nous arrangera autant l'une que l'autre.
— Mais le Conseil...
— Bonne nuit, Ludmille.
Viviane recommença à s'éloigner, laissant Ludmille bouillonner intérieurement. Même quand elle tentait de se montrer compréhensive envers le Glaçon, elle ne recevait en retour qu'une attitude glaciale et méprisante. C'en était assez ! Avant que l'Éclaireuse ne disparaisse à l'angle du couloir, sans s'inquiéter d'être entendue par les dizaines d'agents qui allaient et venaient dans cette partie du Quartier Général, elle vociféra :
— J'espère VRAIMENT que vous ne vous comportez pas avec votre enfant comme vous vous comportez avec moi ! Vous êtes vraiment la PIRE des Éclaireuses qui soit !
Viviane s'immobilisa, s'appuya d'une main contre le mur. Quelques visages surpris se tournèrent vers elles mais nul ne prit la peine de s'immiscer dans cette querelle qui ne les regardait pas. Ludmille croisa les bras et se campa sur ses pieds, s'attendant à tout moment à ce que son Éclaireuse fasse volte-face pour venir lui remonter les bretelles.
Mais elle ne bougea pas d'un pouce. Viviane garda le dos tourné, toujours une main appuyée contre le mur. La tête basse.
Finalement, Ludmille décroisa les bras, troublée, et s'approcha doucement. Elle posa une main hésitante sur le dos courbé de Viviane qui se crispa aussitôt, puis la contourna pour lui faire face.
Elle se décomposa.
Viviane pleurait.
De grosses larmes argentées dégoulinaient de ses yeux gris et inondaient ses joues brillantes. Viviane les essuya d'un geste rageur, sans oser affronter le regard de son apprentie.
— Viviane, je... Je suis désolée. Je ne voulais pas...
— C'est absurde, ragea l'Éclaireuse en haussant les épaules. Les Amis Imaginaires ne pleurent pas.
— Ce n'est pas vrai. J'ai déjà eu envie de pleurer.
— Oui. Juste envie.
Ludmille ne répondit rien. Les larmes continuaient de dévaler en cascade le visage crispé de Viviane, qui tentait de les cacher aux regards indiscrets en gardant la tête basse, tournée le mur. Ludmille s'en voulait de l'avoir ainsi forcée à dévoiler sa vulnérabilité en public.
Soudain, d'un signe de la main, Viviane encouragea Ludmille à la suivre. Celle-ci lui emboîta le pas et la suivit en direction des interminables couloirs qui desservaient les bureaux des agents. Elles n'échangèrent ni un mot ni un regard, laissant les portes bariolées défiler en silence jusqu'à celle de Viviane.
Une fois à l'intérieur, Ludmille se tint dos à la porte, immobile, osant à peine respirer. Elle pressentait que cet instant serait important, pour elle, pour son Éclaireuse, pour leur relation, et avait peur de tout gâcher si elle avait le malheur de dire un mot de travers. Elle laissa Viviane prendre le temps de se calmer et de parler en premier. Mais les larmes ne s'étaient pas taries et continuaient de strier les joues d'argent de Viviane, se transformant en sanglots incontrôlés.
— Je ne peux plus, Ludmille. Je n'y arrive plus... Je... Je ne veux plus !
Elle se laissa tomber contre son bureau et sanglota, le regard vissé au sol.
— Quoi donc ? chuchota Ludmille.
— Voir toute leur tristesse, leurs peurs, leur détresse, leurs sanglots, leurs cris, je... Je ne le supporte plus !
— Ceux des enfants ?
— Bien évidemment ! De qui voulez-vous que je parle ?
La colère se mêlait à l'abattement, et Ludmille ne savait que dire. Gérer les émotions en pagaille des enfants humains ? Elle avait appris à le faire. Gérer les pleurs d'un agent au bout du rouleau ? Personne ne l'avait préparée à ça !
Heureusement, maintenant que la brèche était ouverte, Viviane semblait décider à laisser les mots couler aussi facilement que ses larmes. Ludmille n'eut pas besoin de la relancer, et se contenta de l'écouter.
— Je suis vidée, Ludmille. J'ai une longue carrière derrière moi, des décennies de travail dévoué et passionné auprès d'enfants de la Terre... J'en ai vues, des choses, croyez-moi. Des familles détruites, des violences de toutes sortes, des enfants brisés, des malheurs et des traumatismes que je n'aurais même pas pu imaginer... Je pensais avoir les épaules pour encaisser tout ça. Aider ces enfants, c'est notre raison d'exister, mais je... Je ne supporte plus de voir... tous ces petits êtres...
Elle s'interrompit, secouée par les pleurs.
— Les humains adultes sont... parfois... des créatures de la pire espèce. La pire espèce.
Elle s'essuyait les joues au fur et à mesure, comme pour balayer les traces de ce chagrin qu'elle refusait, mais en vain. Les larmes revenaient toujours de plus belle. Les vannes seraient difficiles à refermer.
— Ma dernière mission a duré plus de deux ans, poursuivit-elle. C'était... c'était si difficile, je n'ai pas réussi... Je n'ai pas réussi à l'aider autant que je l'aurais voulu. Le pauvre petit a perdu ses parents, a été baladé d'une famille d'accueil à une autre, maltraitantes ou négligentes, il... Il avait tellement besoin de moi, mais je n'ai pas... C'était trop dur. Il a grandi, et il a cessé de croire en moi avant que je puisse lui donner tout ce que j'avais à lui donner. Il a arrêté de me voir, comme ça, du jour au lendemain. L'Appel s'est éteint, et je... Je n'ai même pas pu lui dire au revoir.
Ludmille déglutit, chercha ses mots, peinée.
— Vous avez accompagné ce garçon pendant les années où il en a eu besoin, Viviane. Nous ne pouvons pas... réparer les enfants brisés. On les accompagne sur un bout de chemin, on leur donne des outils, de l'amour et du soutien mais... On ne peut pas tout arranger. Ça fait partie des premières choses qu'on apprend en cours de Devoirs des Amis Imaginaires.
Leçon n°2 des Devoirs des Amis Imaginaires :
Les difficultés que rencontrent les enfants de la Terre au début de leur vie les accompagneront durant toute leur existence. Votre devoir n'est pas de tout arranger pour eux, de gommer les difficultés, de supprimer les obstacles. Votre devoir n'est pas de les rafistoler. Seulement de les accompagner.
Le souvenir de cette leçon résonna en elle. L'avait-elle oubliée, en s'entêtant à vouloir débarrasser Alice de la Bestiole ? Était-ce là que se trouvait la limite entre « accompagner » et « rafistoler » ? Était-ce hypocrite de sa part de rappeler cette leçon à son Éclaireuse ?
— Je sais bien, admit Viviane. Je sais, Ludmille. Mais cette dernière expérience m'a... C'était celle de trop. C'est pour ça que j'ai postulé pour devenir Éclaireuse. Je ne voulais plus de ce genre de mission. Je voulais revoir des enfants épanouis, qui ont juste besoin de l'appui d'un Ami Imaginaire pour guider leurs apprentissages, pour les accompagner dans leurs jeux ou leur tenir compagnie quand ils sont trop seuls. Mais quand je... quand j'ai su quelle était la situation de votre petite Ava, j'ai paniqué.
Viviane renifla, passa une main sur ses yeux qui s'asséchaient enfin, puis dans son chignon de travers.
— Je ne voulais pas voir ça. Encore des souffrances, encore des pleurs, encore des parents défaillants. Alors je me suis dégonflée. Je vous ai laissée toute seule.
Enfin, son regard accrocha celui de Ludmille. Un regard qui, pour la première fois, laissait voir autre chose qu'une distance glacée.
Des regrets. Et même un peu de douceur.
— Je suis désolée, Ludmille, vous ne méritiez pas une Éclaireuse aussi pitoyable que moi.
Ludmille ne savait que répondre à ces aveux inattendus. Sa rancœur s'était envolée. Elle murmura simplement :
— Je ne vous en veux pas.
Viviane lui sourit avec tristesse, renifla, s'essuya les yeux une bonne fois pour toutes, puis un silence embarrassé s'installa entre elles. Viviane semblait ne plus savoir comment se dépatouiller de ce trop gros épanchement qu'elle n'avait pas prévu. Elle contourna son bureau, tenta maladroitement de redresser son chignon abîmé et se racla la gorge. Elle fit semblant de parcourir quelques documents et s'apprêta à prendre la parole, mais Ludmille la devança et vola à son secours :
— Vous n'êtes pas obligée de revenir avec moi chez Ava. Je me débrouillerai. Je ne dirai rien au Conseil.
Viviane lui lança un regard sceptique.
— Vous en êtes sûre ? Je ne voudrais pas... Enfin, j'aimerais me montrer un peu plus digne de mon rôle d'Éclaireuse.
— Permettez-moi alors de venir vous solliciter avec des questions plus souvent. De venir vous parler de mes journées en détail, de mes observations, de mes stratégies... Et sans me couper la parole, si possible, ajouta-t-elle avec un sourire. Ce serait déjà très bien.
Viviane s'assit sur son fauteuil avec un soupir de soulagement. Tout son corps semblait s'être détendu d'un seul coup. Son visage était enfin libre de toute tension. On aurait dit qu'un énorme fardeau avait enfin été ôté de ses épaules.
— Oui, ça, je peux le faire. C'est entendu.
Ludmille hocha la tête pour sceller leur accord, satisfaite. Elle venait d'avoir, enfin, une première vraie conversation à cœur ouvert avec son Éclaireuse. Elle espérait que ce ne serait pas la dernière.
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