12. Un petit coeur noir

— LUDMILLE !

Alors qu'elle s'apprêtait à poser le pied sur le Cercle d'Entreterre ce matin-là, le son fracassant de la voix de son Éclaireuse la fit frissonner des pieds à la tête. Elle se retourna et aperçut Viviane, le visage déformé par la colère fondre sur elle à grandes enjambées claquantes. Ludmille serra les mâchoires et toisa son Éclaireuse.

— Oui ? fit-elle innocemment.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire, Ludmille ? Vous êtes allée vous plaindre de moi auprès du Conseil ? Et qu'est-ce que vous êtes allée leur raconter au sujet de la Bestiole ? Avez-vous complètement perdu la tête ?

Viviane déblatérait ses questions d'une voix si enragée qu'elle en tremblait presque. Ludmille aurait peut-être dû se sentir intimidée, mais elle sentait que son Éclaireuse était en réalité plus ébranlée qu'elle-même par la situation et les remontrances du Conseil.

— Je n'ai pas perdu la tête, répondit-elle avec sang-froid. Seulement comme je ne peux pas compter sur vous, je cherche des réponses là où on peut m'en donner.

La pique tapa dans le mille.

— Vous auriez pu venir me consulter avant.

— J'ai déjà essayé. Vous ne me laissez pas finir mes phrases, vous ne répondez clairement à aucune de mes questions. À chaque fois que je viens vous solliciter, je ne fais que perdre mon temps. Vous avez voulu que je me débrouille seule, c'est ce que j'ai fait.

Ludmille détourna le regard et conclut d'une petite voix :

— Même si ça n'a pas été un franc succès.

Viviane la dévisagea un instant, parut se calmer légèrement mais ne décroisa pas les bras qui restaient crispés contre sa poitrine.

— Bien. Je vous ai probablement surestimée en vous jugeant capable de vous débrouiller toute seule. De toute façon, le Conseil ne m'a pas laissé le choix. Je dois vous accompagner.

Ludmille marqua un temps d'arrêt.

— Tout de suite ? Vous venez avec moi, là, tout de suite ?

— Oui. Croyez bien que ça ne m'enchante pas, j'ai bien d'autres chats à fouetter. Mais grâce à votre petite scène devant le Conseil, nous voilà obligées de faire équipe.

— Et ça ne m'enchante pas non plus, soyez-en certaine.

Ludmille et Viviane se toisèrent un moment, sourcils froncés, puis s'avancèrent ensemble au centre du Cercle d'Entreterre.

— Je me ferai discrète, ne vous en faites pas, lâcha l'Éclaireuse. Faites comme si je n'étais pas là.

— J'en avais bien l'intention.

Ludmille prononça l'adresse de la maison d'Ava sans se départir de son air agacé. Jamais elle n'admettrait devant Viviane qu'au fond, tout au fond d'elle-même, elle était soulagée de ne plus être seule.

***

Le tintement de la sonnette résonna dans toute la maison, annonçant l'arrivée des grands-parents d'Ava. La fillette, qui jouait tranquillement dans sa chambre en compagnie de Ludmille, ne réagit même pas. Dans un coin de la pièce, droite comme un piquet, invisible aux yeux detous les humains, Viviane les observait, impassible.

— Tu n'es pas contente de voir ton Papi et ta Mamie ? questionna Ludmille tout en insérant une pièce du puzzle étalé sur la moquette.

— Si, si.

Les réponses laconiques d'Ava étaient devenues une habitude. Ludmille avait de plus en plus de mal à la faire parler. Le moulin à paroles exalté s'était transformé en mur opaque. Cette situation lui serrait le cœur, et elle redoublait d'efforts pour tenter de mettre des mots sur les émotions de l'enfant à sa place.

— C'est normal de ne pas avoir très envie qu'ils soient là, déclara-t-elle. Parce que ça veut dire que ta maman va partir, et ça te rend triste.

Ava hocha la tête sans répondre, toujours concentrée sur le puzzle qu'elle essayait de reconstituer. Ludmille n'insista pas, s'apprêta à saisir une nouvelle pièce, mais arrêta brusquement son geste au dernier moment ; le papa d'Ava avait passé sa tête dans l'entrebâillement de la porte.

— Ma puce ? appela-t-il. Tes grands-parents sont arrivés. Tu viens leur dire bonjour ?

La petite fille ne répondit pas, n'adressa pas même un regard à son père. Celui-ci passa une main soucieuse dans sa barbe naissante et entra dans la pièce pour s'agenouiller près de sa fille.

— Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il.

— Un puzzle avec Ludmille. Regarde, là y a Polochon, là c'est la queue d'Ariel, et là y a une pince de Sébastien, mais j'arrive pas à trouver sa tête.

— Je vois ça ! Si tu as besoin d'aide, ta Mamie sera ravie de venir jouer avec toi.

— C'est bon, Ludmille m'aide.

— Ah. D'accord.

Une moue embêtée se dessina sur le visage de Thomas. Il cherchait certainement par quel bout prendre sa fille pour l'inciter à sortir de sa coquille, mais finalement, celle-ci reprit la parole d'elle-même :

— Ludmille a dit que c'est normal si je suis triste.

— Bien sûr que c'est normal. Elle a complètement raison. On le comprend, on est triste, nous aussi.

— Toi aussi tu es triste, Papa ?

— Bien sûr. J'aimerais que Maman reste avec nous. Et même si j'adore tes grands-parents, ça ne m'enchante pas non plus qu'ils vivent avec nous pendant plusieurs semaines ! Mais ça, ça reste entre nous, hein ? ajouta-t-il avec un petit clin d'œil.

Ava lui accorda un léger sourire.

— D'accord. C'est un secret.

— Mais c'est très gentil de leur part de venir s'occuper de toi pendant que Maman n'est pas là. Alors on a le droit d'être triste, mais on doit aussi être reconnaissants. Tu crois que tu peux le faire ?

— Oui, je crois.

La petite fille se leva sur ses pieds et passa ses mains autour du cou de son père. Celui-ci enveloppa le corps d'Ava de ses grands bras et plaqua son nez dans ses cheveux bouclés. Un gros câlin qui leur apporta un peu de réconfort, autant à l'un qu'à l'autre.

— Viens, on va leur dire bonjour, chuchota finalement Ava.

Ludmille sourit avec tendresse.

Voilà un papa vraiment très efficace, pensa-t-elle. Il facilite drôlement mon travail !

Elle lança un regard en coin à son Éclaireuse. Aucune réaction. Ni un sourire attendri, ni un signe encourageant. Ludmille haussa les épaules. Effectivement, c'était comme si elle n'était pas là.

Main dans la main, le père et sa fille se dirigèrent vers le salon. Anne et Gilles se tenaient debout au milieu de la pièce et discutaient avec Alice, qui avait fait l'effort de se lever pour les accueillir. Malgré tout, ils se montrèrent soulagés de l'apparition de Thomas et Ava. Il devait être difficile pour eux de savoir comment se comporter, quelle attitude adopter envers leur belle-fille. L'arrivée de leur petite-fille sembla éclipser leur gêne, et leurs regards s'illuminèrent.

— Ah, la voilà ! s'écria Gilles en ouvrant grand les bras. Où est-ce que tu te cachais, petite coquine ?

— Je me cachais pas, je jouais avec Ludmille !

Elle se précipita dans l'étreinte offerte par son grand-père et rit sans retenue lorsqu'il la fit décoller du sol et tournoyer au-dessus de la table basse. Devant ce spectacle, un début de sourire éclaira le visage d'Alice, rien qu'une seconde. Il fut aussitôt effacé par la mélancolie. Ludmille ne put s'empêcher de laisser son regard couler vers son cœur. Sans surprise, elle aperçut la Bestiole qui mâchouillait béatement dans le vide, tout heureuse de se délecter de l'étincelle de joie offerte par son hôte.

Excédée, Ludmille grogna et serra les poings. C'était insupportable d'être témoin d'une telle aberration, et de se sentir aussi impuissante. Mais elle ne pouvait rien faire, absolument rien. Le verdict du Conseil avait été sans appel, et si elle essayait de trouver le moyen de déloger la Bestiole, elle risquait de perdre Ava. Ou Ava risquait de la perdre, surtout. Elle ne pouvait prendre un tel risque, aussi frustrant que ce soit.

Tandis qu'Ava se laissait embrasser par sa grand-mère, Thomas se rapprocha de sa femme et passa une main dans son dos.

— Chérie, il va falloir qu'on y aille.

— Je sais. Je vais chercher ma valise.

L'échange n'avait pas échappé à la petite fille. Elle se détourna de sa grand-mère pour suivre sa maman des yeux. Elle ne broncha pas, mais l'étendue de sa détresse se lisait sur son visage. Ludmille se rapprocha d'elle.

— Ava, tu as envie d'aller voir ta maman ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Ne te retiens pas. Je sais que tu as peur de la déranger, mais tu as le droit de lui montrer ce que tu ressens.

La fillette ne se fit pas prier. Elle faussa compagnie à ses grands-parents pour aller retrouver Alice, qui terminait de boucler sa valise dans sa chambre. Elle se planta dans son dos sans oser la toucher.

— Maman ?

Alice se retourna, et Ava lui tendit les bras en sanglotant, laissant enfin libre cours à sa tristesse.

— Maman, j'ai pas envie que tu partes.

Sa mère s'agenouilla devant elle et laissa sa fille se blottir dans ses bras. Elle répondit à son étreinte du mieux qu'elle le put, mais Ludmille, de là où elle se tenait, pouvait voir le vide intersidéral dans son regard. Alice ne ressentait rien. Ni inquiétude, ni tristesse. Ni amour. Le néant des émotions, toutes englouties soit dans le ventre de la Bestiole, soit dans les effets néfastes des médicaments qu'elle prenait pour se maintenir à flot. La sale bête dévorait la joie, les cachets anéantissaient la tristesse. Il ne restait rien.

Elle laissa sa fille pleurer contre son épaule sans réagir.

— Ma puce, je sais que c'est dur, dit-elle enfin. Mais il faut que j'y aille.

Ava s'agrippa un peu plus fort à la veste en laine de sa maman. Thomas entra dans la chambre au même instant pour voler au secours de son épouse, dont le regard perdu disait toute son impuissance face à cette situation.

Avec toute la délicatesse dont il était capable, Thomas réussit à décrocher sa fille de l'étreinte de sa mère. Les pleurs d'Ava redoublèrent, et Ludmille comprit qu'elle avait besoin de laisser le flot d'émotions qui la submergeait s'évacuer. Alors que son père lui demandait à voix basse de se calmer, de cesser de pleurer, lui répétait que tout irait bien, Ludmille se glissa derrière Ava et chuchota :

— Tes parents n'aiment pas te voir comme ça, c'est pour ça qu'il te demande d'arrêter de pleurer. Mais si tu en as besoin, pleure. Crie. Défoule-toi. Ça ira mieux, après.

Ava se laissa tomber au sol, se roula en boule et continua de sangloter sous le regard impuissant de ses parents. Ils ne purent que s'assoir près d'elle, lui caresser les cheveux en attendant que les pleurs se tarissent d'eux-mêmes.

Un mouvement dans un coin de la pièce attira le regard de Ludmille. Viviane les observait toujours, et son éternelle impassibilité commençait à s'effilocher. Elle observait la tempête émotionnelle de la petite fille en se dandinant d'un pied sur l'autre et détourna soudain le regard, troublée. Était-elle agacée par le boucan retentissant des pleurs d'Ava ? Mal à l'aise ? Attristée ? Ludmille n'aurait su le dire.

Lorsqu'enfin, d'épuisement ou de soulagement, les sanglots d'Ava commencèrent à se calmer, Alice se leva et partit chercher un stylo dans le tiroir de sa table de chevet. Revenue auprès de sa fille, elle lui prit la main, dessina un petit cœur à l'encre noire juste au-dessous de son pouce. Ava la regarda faire, perplexe.

— Là. Tu vois ce petit cœur, Ava ? Il veut dire que je suis toujours là, même quand tu ne me vois pas. C'est la promesse que je reviendrai. Quand tu te sentiras triste, quand je te manquerai trop, regarde-le, et souviens-toi que je ne suis pas loin.

Pour sceller ses paroles, elle déposa un baiser sur le petit cœur, au creux de la paume de sa fille. Celle-ci parut s'apaiser instantanément.

Lorsque les grands-parents d'Ava vinrent prendre le relais afin qu'Alice puisse terminer de se préparer, Ludmille laissa trainer ses oreilles près des parents qui conversaient à voix basse.

— C'était une super idée, Alice, murmura son père.

— J'avais lu ça sur un blog de conseils quand Ava a fait sa première rentrée à l'école. Ça m'est revenu d'un coup.

— Tu as bien fait. Ça va l'aider.

Ça va bien m'aider aussi, pensa Ludmille.

L'intensité des émotions d'Ava l'avait ébranlée. Les semaines à venir s'annonçaient longues et rudes, mais Ludmille demeurait confiante. Elle serait un bloc de béton armé pour soutenir son enfant. Ava pouvait compter sur elle.

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