11. Le Conseil d'Administraterre
– Tu veux que je vienne avec toi ? En soutien ?
Alors que Ludmille faisait les cent pas dans le couloir, Yvon, assis sur l'une des quatre chaises alignées contre le mur blanc, faisait son possible pour l'aider à calmer sa nervosité. Elle lui sourit avec reconnaissance.
– C'est gentil, Yvon. Mais je crois que ce n'est pas autorisé, d'assister à ce genre de réunion.
– Dommage.
Ludmille reprit sa marche frénétique, impatiente. Ils étaient en retard. Elle détestait attendre.
Dès son retour au QG de la CAI, après la terrible annonce d'Alice, elle s'était empressée de demander un entretien avec le Conseil d'Administraterre. Chargé de l'organisation interne, de la logistique et du bon fonctionnement de la CAI, c'était ce Conseil qui faisait et défaisait les règle régissant les fonctions des agents. Elle souhaitait donc s'entretenir avec eux afin de leur parler de la délicate mission qui était la sienne, et des limites supposées de son champ d'action.
Elle l'avait bien compris, elle n'avait pas le droit d'intervenir auprès de la Bestiole. De tout son cœur, elle aurait voulu réussir à accepter cette règle sans rouspéter. Mais la Bestiole avait dépassé les bornes. Largement. Il fallait s'en débarrasser, et elle espérait que le Conseil comprendrait ses arguments et la nécessité de transgresser cette règle qu'elle trouvait absurde. Qu'ils la laisseraient intervenir, ou du moins, essayer.
– Tu es vraiment sûre que c'est une bonne idée ? répéta pour Yvon pour au moins la centième fois.
– J'en sais rien, répondit-elle en soupirant, exaspérée. J'en sais rien, mais je veux essayer.
Enfin, la porte s'ouvrit et elle fut autorisée à entrer. Elle serra les poings pour affermir son courage et sa détermination, accueillit le regard encourageant de son ami avec un sourire crispé, et entra dans la pièce.
Les dix membres du Conseil d'Administraterre, se tenaient de part et d'autre d'une longue table blanche rectangulaire. Ils arboraient tous un épiderme doré, signe de la fin de leur service en tant qu'Ami Imaginaire, et étaient vêtus de blazers vert émeraude propres aux conseillers. Ils invitèrent Ludmille à s'asseoir en bout de table en s'excusant :
— Veuillez nous excuser pour ce léger retard, Mademoiselle Ludmille.
— Je vous en prie, répondit celle-ci en croisant les mains sur la table.
— Voulez-vous commencer à nous expliquer la raison de votre venue, ou préférez-vous attendre l'arrivée de votre Éclaireuse ?
Le conseiller qui avait pris la parole la regardait par-dessus ses lunettes rondes, le front plissé par ses sourcils exagérément levés. Il avait une désagréable voix haut perchée qui irrita les tympans de Ludmille. Celle-ci se dandina sur sa chaise, mal à l'aise. Elle n'avait pas pris la peine de demander à Viviane de l'accompagner.
— C'est-à-dire que... Mon Éclaireuse n'est pas avec moi, aujourd'hui. Je suis seule.
Le conseiller aux lunettes pinça les lèvres avec perplexité mais enchaina sans attendre :
— Bien, alors ne trainons pas. Si j'en crois l'objet de votre requête qui nous a été soumise ce matin, la maman de votre enfant a une Bestiole dans le cœur, c'est bien ça ?
– Oui, c'est bien ça.
– Mais arrêtez-moi si je me trompe, Mademoiselle, intervint une conseillère à la chevelure flamboyante. N'est-ce pas l'une de vos premières missions en tant qu'apprentie ?
– Si. C'est même la toute première.
– C'est hautement inhabituel.
– Si vous nous expliquiez exactement la raison de votre venue, Mademoiselle ? reprit le Conseiller aux lunettes.
Ludmille opina du chef, se racla la gorge, puis prit la parole. Elle leur expliqua le déroulement de sa mission depuis sa première rencontre avec Ava, la découverte de la Bestiole dans le cœur d'Alice, ses tentatives vaines afin de lui rendre le sourire, et enfin, la terrible annonce de son geste désespéré. Elle décida de commencer par la première de ses requêtes, la plus facilement négociable :
– Compte tenu de la situation sensible et bouleversante, je vous demande de bien vouloir m'accorder l'autorisation d'accompagner Ava à l'école pendant quelques jours, à la rentrée. Selon ses parents, il est possible que des camarades, fils ou fille du voisinage, aient entendu parler de ce qui est arrivé à Alice, qu'ils risquent de lui faire des réflexions. J'aimerais être à ses côtés pour l'aider à faire face aux questions, aux possibles moqueries, aux émotions que cela va soulever chez elle.
La plupart des membres du Conseil affichèrent une moue compréhensive. Certains hochaient la tête, visiblement convaincus. Lunettes Rondes reprit la parole :
— J'aurais aimé avoir l'avis de votre Éclaireuse sur la question. Elle est la plus à même de savoir si vous êtes apte à gérer ce genre de situation particulière. Mais je suppose que si vous avez convenu ensemble de cette requête, c'est qu'elle vous juge suffisamment responsable.
Ce n'était pas une question, Ludmille s'abstint donc de le contredire. Il valait mieux les laisser croire que Viviane était au courant des faits et gestes de son apprentie.
– Cela semble raisonnable, poursuivit le conseiller. C'est accordé. Mais seulement pour un jour ou deux.
– Je vous en remercie.
– Autre chose ?
– Eh bien... Oui. J'aurais aimé vous parler un peu plus en détails de la présence de cette Bestiole.
Elle évoqua la conversation qu'elle avait eu à ce sujet avec le professeur Matigne, et les éclairages que celui-ci lu avait apportés sur la question.
– Le professeur a été parfaitement clair sur le fait que je ne devais pas me préoccuper de la Bestiole. Que ça ne me regardait, que je devais me focaliser uniquement sur Ava...
– Et il a eu parfaitement raison de remettre les points sur les i, Mademoiselle.
– Mais la situation n'est plus la même, désormais. La Bestiole a une emprise tellement forte sur Alice qu'il est possible qu'elle finisse par lui voler la vie. Qu'Ava grandisse sans sa mère ! Si je suis supposée protéger Ava, ne suis-je pas supposée faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que ça n'arrive pas ?
– Et que compteriez-vous faire pour empêcher cela ?
– Je... J'espérais que vous me donneriez votre feu vert et vos conseils pour essayer de déloger la Bestiole.
Un murmure de désapprobation se propagea dans le Conseil. Certains échangeaient des mots outrés à voix basses, d'autres secouaient la tête en susurrant des « tsss tsss tsss », d'autres encore la dévisageaient d'un air apitoyé.
– Mademoiselle, il va nous falloir recadrer les choses, déclara Lunettes Rondes. Le professeur Matigne a pourtant été parfaitement clair à ce sujet, et votre entêtement me parait hautement problématique. Nous vous le répétons ; les soucis et la santé des adultes ne sont pas de notre ressort.
– Oui, mais...
– Qui a-t-il dans cette simple règle qui vous ait échappé ?
– Je la trouve complètement absurde !
Un silence stupéfait accueillit cette déclaration. Chevelure Flamboyante cligna des yeux plusieurs fois, visiblement indignée. Ludmille commençait à sérieusement s'agacer face à cette bande d'anciens agents bloqués dans leurs principes, incapables d'envisager le moindre début d'évolution. Elle prit son courage à deux mains et poursuivit :
– Elle est absurde parce que la vie des enfants est intimement, irrémédiablement liée à celle de leurs parents. Si nous devons faire en sorte que nos enfants aient le meilleur départ possible dans la vie, ne devons-nous pas prendre en considération tout ce qui compose leur univers ?
– Votre rôle est de guider au mieux l'enfant dans son univers, et l'aider à affronter les obstacles qui pourraient apparaitre sur son chemin, répondit Lunette Rondes. Il n'a jamais, jamais été question de faire quoi que ce soit pour lui éviter ces obstacles.
– Mais on parle de la vie de sa maman ! Pas d'un bras cassé ou d'une dispute avec un copain.
– Peu importe, cela fait partie des choses sur lesquelles nous ne pouvons intervenir.
– Mais pourquoi ?
– Parce que ça ne fait pas partie de la mission des Amis Imaginaires, Mademoiselle, voilà tout !
– Notre mission pourrait parfaitement évoluer. Nous pourrions très bien nous adapter à...
– Si je peux me permettre...
Un conseiller à l'épaisse tignasse vert-pomme lui coupa la parole et se pencha en avant pour attirer l'attention de ses congénères. Tous se turent pour le laisser s'exprimer.
— Mademoiselle, commença-t-il en plantant son regard implacable dans le sien, vous n'allez pas me faire croire que vous avez obtenu l'appui de votre Éclaireuse sur ce sujet ?
— Eh bien, à vrai dire...
— Elle n'est même pas au courant de votre présence ici, n'est-ce pas ? Vous agissez sans aucune supervision ?
Les conseillers la dévisagèrent avec un air si sévère qu'elle se sentit flancher. Elle n'avait pas le courage de leur mentir ouvertement. Ne pas les contredire, c'était une chose, mais affirmer haut et fort des choses fausses... Voilà qui ne pourrait que lui attirer de graves ennuis.
— Non, elle n'est pas au courant, admit-elle. En réalité, Madame Viviane me considère assez mature pour mener à bien ma mission par moi-même. D'un commun accord, nous avons convenu que j'irai la solliciter si besoin, pour lui demander des conseils, mais que sinon... Je me débrouille toute seule.
Lunettes Rondes se figea, la bouche entrouverte, avant de répliquer :
— Ce n'est absolument pas tolérable, Mademoiselle. Vous venez tout juste de démarrer votre Cycle d'Apprentissage, vous avez reçu une mission d'une délicatesse hautement inhabituelle pour votre âge... Votre Éclaireuse doit vous seconder à chaque étape !
Ludmille ne sut pas quoi répondre. Elle les regarda à tour de rôle, sachant pertinemment qu'ils avaient raison. Mais ce n'était pas elle qu'il fallait convaincre. Viviane n'avait pas envie de s'occuper de son apprentissage, et elle était certaine que même des remontrances du Conseil ne suffiraient pas à la convaincre. Elle eut soudain bêtement envie de pleurer et secoua la tête pour se retenir. Un silence embarrassé s'empara de la salle.
— Nous parlerons à Madame Viviane, déclara finalement Lunette Rondes d'une voix plus douce. Son manque d'implication vous a mise dans l'embarras. Vous avez besoin d'être encadrée.
Elle allait répondre que la situation lui convenait ainsi, sans être vraiment certaine d'être très convaincante, mais Cheveux Vert Pomme lui coupa de nouveau la parole :
— C'est précisément pour cette raison que, d'ordinaire, les apprentis ne se voient pas confier des missions aussi délicates, asséna-t-il. Ils ont encore trop de choses à apprendre. Ils ne sont pas encore prêts à conserver le recul nécessaire à leur tâche et prennent les émotions de leur enfant trop à cœur.
Ludmille ne put retenir un petit hoquet ironique. « Trop à cœur » ? Voilà une surprenante façon de voir les choses ! Selon elle, il n'y avait qu'en prenant les choses à cœur que l'on était capable de suffisamment d'empathie, de bienveillance et de détermination pour mener à bien sa mission. Mais cela ne semblait pas être de l'avis des autres Conseillers.
— Je suis d'accord, répondit Chevelure Flamboyante. C'est une preuve d'immaturité, et Mademoiselle Ludmille n'a pas l'air encline à respecter les consignes de ses professeurs. Et comme son Éclaireuse n'a pas l'air très investie dans son rôle... il serait peut-être sage de confier cette mission à un agent plus expérimenté.
À ces mots, Ludmille sentit son cœur dégringoler dans son ventre. Elle ouvrit une bouche toute ronde et fit un gros effort pour ne pas céder à l'affolement.
– Non ! rétorqua-t-elle. Non, je... Je ne veux pas abandonner cette mission. Je veux rester auprès d'Ava, elle a besoin de moi.
– Je ne peux que me joindre à vos inquiétude, reprit Lunettes Rondes à l'attention de ses collègues. Mais la petite Ava souffre déjà d'une situation particulièrement difficile. Doit-on vraiment lui ôter son Ami Imaginaire maintenant ? Elle se sera probablement attachée à elle.
– Bien sûr qu'elle est attachée à moi !
– Les enfants de cet âge-là sont particulièrement résilients et s'adaptent vite, renchérit Cheveux Vert-Pomme sans lui accorder le moindre regard. Un agent expérimenté saura très rapidement gagner son cœur.
Ludmille avait envie de grimper sur la table et de taper du pied pour se faire entendre. La façon dont ils l'ignoraient pour débattre entre eux était insupportable.
– C'est une option qu'il nous faut sérieusement envisager, reprit Chevelure Flamboyante. La petite Ava a besoin d'un Ami Imaginaire fiable et solide pour traverser cette épreuve.
– Si Mademoiselle Ludmille s'entête à accorder plus d'attention à la Bestiole qu'à son enfant, cela peut effectivement compromettre sa mission.
– Ce n'est pas ce que je fais !
– Peut-être pourrions-nous prendre le temps de débattre en privé, ajouta Cheveux Vert-Pomme en lançant un regard en coin à Ludmille, agacé par ses interventions non sollicitées.
La panique commençait à l'envahir. Il fallait absolument qu'elle les empêche de prendre une telle décision, quitte à mentir. Ce serait catastrophique pour Ava, et elle-même ne se remettrait jamais d'un échec aussi cuisant, de cette sensation d'avoir abandonné son enfant. Non. Hors de question.
– Messieurs-dames, s'il-vous-plait ! s'écria-t-elle. Puis-je reprendre la parole ? Pouvez-vous m'écouter une dernière fois ?
Enfin, les regards convergèrent vers elle, emplis de suspicion et de condescendance. Elle lutta contre elle-même pour se plier à leur volonté.
– J'ai bien entendu vos arguments. Croyez-moi, j'ai compris que j'outrepassais mes fonctions, mon rôle, et que je me dirigeais sur une voie qui met en péril le fondement-même de notre raison d'exister. Je vous assure que je respecterai votre refus et me concentrerai uniquement sur mes devoirs auprès d'Ava.
Elle avait déblatéré son petit paragraphe de lèche-pompes d'une seule traite, sans reprendre son souffle, et croisait les doigts pour avoir été suffisamment convaincante. Devant leur silence obstiné, elle insista :
– Laissez-moi une autre chance, je vous en prie. Ava ne mérite pas de subir un nouveau bouleversement dans sa vie par ma faute. Gardez-moi auprès d'elle. Je saurai me montrer à la hauteur.
Les Conseillers échangèrent des regards lourds de sous-entendus, et une délibération silencieuse sembla passer entre eux. Les sourcils se levaient ou se fronçaient, les lèvres se pinçaient ou s'étiraient en un rictus, les têtes se dandinaient en réfléchissant.
Ludmille tapotait des doigts sur la table blanche dans une attente fébrile. Enfin, au bout d'un moment qui lui parut interminable, Lunettes Rondes reprit la parole.
– Bien. C'est votre dernière chance, Mademoiselle. Nous vous laissons l'opportunité de faire vos preuves, mais nous le faisons uniquement pour le bien de la petite Ava.
– Je ne sais pas si c'est bien raisonnable, rétorqua Chevelure Flamboyante d'un air pincé.
– C'est un sursis. Dans l'intérêt de l'enfant, afin de ne pas trop la perturber.
– Vous avez tout intérêt à respecter à la lettre les obligations propres à votre épiderme d'argent, et à vous en montrer digne, asséna durement Cheveux Vert-Pomme. Ce serait dommage de compromettre votre carrière de façon si prématurée.
Ludmille déglutit, partagée entre le soulagement et la nervosité, et répondit d'une voix tremblante :
– Bien sûr. Je vous remercie pour votre indulgence. Et je vous demande pardon de vous avoir fait perdre votre temps.
Elle se leva, les salua d'un signe de tête respectueux et prit la poudre d'escampette, pressée de se sortir de là. Déçue, elle constata qu'Yvon n'était plus dans le couloir. Son enfant avait probablement eu besoin de lui. Elle se retrouvait seule dans les allées de la CAI, en proie à une terrible confusion.
Décidément, rien ne se passait comme elle l'espérait.
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