3. Les talons aiguilles
Hésitante, Ludmila raconte ce qui s'est passé quelques heures plus tôt pendant le cours de biologie. Alors qu'elle termine son récit, les petits pois tombent de la fourchette de Tom, Hans manque de s'étouffer en buvant son eau et Natalia se crispe.
- Ludmila chérie, dit Natalia en serrant les dents. Tu devrais dormir un peu plus la nuit, arrête de te coucher aussi tard. Ton professeur a remarqué que tu dormais ?
- Maman, je ne suis pas certaine de m'être endormie !
- Ecoute, enchaine Natalia en secouant la tête. Ce ne peut être qu'un rêve. Comment peux-tu faire pousser une plante et la pousser à gifler quelqu'un ?
Jouant avec sa purée, Ludmila se rend compte de l'absurdité de ses mots. Sa mère a raison. Comment peut-elle faire ça ? Les sorcières n'existent que dans les histoires, et elle est bien réelle. Après avoir esquissé un petit sourire, elle termine son assiette sans un mot, sentant à plusieurs reprises le regard de sa mère sur elle. Lorsque ce dîner interminable se termine enfin, Ludmila aide à débarrasser avant de rejoindre sa chambre en silence.
Epuisée, elle s'affale sur son lit avant de s'endormir. Mauvaise idée, elle va de nouveau se réveiller en sursaut comme depuis plusieurs mois. Les rêves et cauchemars de Ludmila s'enchainent comme une suite logique, comme les chapitres d'une seule et même histoire. Dernièrement, c'est comme si elle lisait encore une fois le même chapitre. Il y a cette voix, une voix qu'elle a l'impression de connaitre, de l'avoir déjà entendue auparavant. Sans crier gare, elle se retrouve au milieu d'un paysage de verdure qui n'avait aucune limite, aucune fin. Face à elle, s'est dressé un immense chêne qui, au vu de ses nœuds, de sa taille et de ses racines, devait avoir un âge très avancé. Cent ans en seraient le minimum. Une légère brise est venue remuer les branches qui elles viennent chatouiller les nuages par leur taille et défier l'horizon par la place qu'elles prennent. Ludmila s'est sentie impressionnée face à cet arbre jusqu'à ce que cette voix l'interpelle, une douce voix et proche d'elle. « Ludmila tu dois me sauver. »
Sa main s'est alors posée sur le tronc de l'arbre, elle a pu sentir les noues et la rigidité du tronc, elle a ressenti des battements comme celui d'un cœur, mais plus lents, plus faibles. Sans comprendre pourquoi, sans savoir comment sa main s'est retrouvée là, Ludmila avait l'impression de ne faire qu'un avec l'arbre jusqu'à ce qu'une lueur verte aux étincelles dorées se met à traverser son bras pour rejoindre le cœur de l'arbre. Prise de panique, elle tente en vain de s'en détacher, de quitter tout ça jusqu'à ce qu'elle se retrouve propulsée en arrière tandis que le paysage autour d'elle explose en un millier de petits morceaux.
C'est au pied de son lit, au sol, que Ludmila se réveille à chaque fois comme si l'explosion y était pour quelque chose. Les autres rêves se ressemblent quelque peu et si elle n'entre pas en contact avec l'arbre, la présence de ce dernier est toujours là. Des rêves féeriques, d'un autre monde, un monde qu'elle connaît que grâce aux nombreux livres qu'elle lit depuis toute petite.
Ludmila n'a jamais parlé de ses rêves avec quiconque par peur de passer de nouveau pour une folle. Comme cette fois où elle a dit que certaines plantes souffraient lorsqu'on les arrachait à la terre ou qu'on les coupait. Sa mère n'a pourtant jamais contredit ses mots, qui pourtant paraissent totalement fous, alors qu'elle est elle-même fleuriste. Pourtant, ce soir elle a contredit sa fille sans chercher à approfondir. après tout, Natalia a peut-être raison, Ludmila a de nouveau rêvé en cours. Son imagination est importante, en littérature elle a toujours eu des notes élevées pour les devoirs d'invention parce que son imagination n'a aucune limite, alors peut-être que celle-ci vient lui jouer des tours lorsqu'elle dort.
Avant de retourner se coucher, elle écrit son rêve dans son journal, un petit cahier à la couverture en cuir vert foncé. Dedans, elle y raconte tous ses rêves, veillant à n'omettre aucun détail. Chaque détail est important, si important qu'après le rêve de l'arbre, Ludmila se rend compte qu'il est exactement comme les autres, chaque détail est là. Comme un disque rayé qui passe le même passage sans avancer.
*
La voix de Natalia sort Ludmila de son sommeil profond. Pas de grasse
matinée pour aujourd'hui, elle part aider sa mère à la boutique comme promis. Pour certains, ce serait comme une corvée, mais pas pour elle, c'est toujours avec le sourire qu'elle y va et le voir en dehors de sa maison, c'est comme apercevoir une étoile filante : c'est un phénomène rare. Lorsqu'elle passe le pas de la porte, Ludmila laisse tomber ce poids qu'elle a sur les
épaules, cette crainte au creux de son ventre, sa coquille s'ouvre pour laisser sortir l'adorable être qu'elle est.
- Ludmila tu veux bien t'occuper du Kokedama de Madame Houkte, commence Natalia. Puis j'aimerais que tu termines le bassin pour Monsieur Monson. Si tu as des questions, je suis dans l'arrière-boutique en attendant Salomon et Monlosa.
Ludmila se contente de hocher la tête avant de lever tous les rideaux de la boutique grinçants terminent leur course en haut des portes et fenêtres. La lumière pénètre dans la boutique sans pour autant l'éclairé correctement, Ludmila décide d'allumer toutes les lumières avant de ramasser les feuilles tombées.
Les mains dans la mousse, Ludmila choisit les meilleures parties pour couvrir la boule de terre qu'elle a créée quelques minutes plus tôt, lorsque la sonnette de la boutique retentit. Les yeux rivés sur sa mousse, elle ne prend pas la peine de lever la tête laissant sa mère accueillir les clients.
- Bonjour, se contente de dire Ludmila.
- Bonjour je suis Salomon.
La rousse redresse la tête pour se retrouver nez à nez avec un homme assez grand et mince. La première chose qui marque Ludmila est sa mine grisâtre, sa peau semble dure comme du plâtre, ses traits sont figés comme quelqu'un ayant abusé de la chirurgie esthétique. Ses lèvres ne font pas exception, bleue nuit presque noire vers l'intérieur et plus on se rapproche du bord des lèvres plus on tombe sur du bleu clair. Non loin derrière arrive une femme marchant bizarrement dans ses hauts talons. Des talons aiguilles pour travailler dans une boutique de fleurs c'est comme mettre une jupe pour faire une toiture. Alors qu'elle s'approche pour saluer Ludmila, quelque chose la surprend : c'est un homme. Un homme portant un pantalon noir moulant et un petit haut à fleurs. Cette assurance fait chaud au coeur, l'humain peut être si méchant.
- Et vous devez être Monlosa, c'est ça, demande-t-elle.
- C'est moi-même, répond Monlosa d'une voix grave avant de se racler la gorge pour en prendre une extrêmement aigüe.
Après avoir failli perdre un tympan, Ludmila retourne à sa tâche tandis que Natalia arrive. D'un pas pressé et le regard laissant percevoir une certaine colère, elle s'arrête devant ses deux nouveaux employés.
- Vous commencez votre journée avec quinze minutes de retard, se contente-t-elle d'annoncer froidement.
- Mes talons ne s'entendent pas avec les pavés de votre ville, quelle idée saugrenue, s'offusque Monlosa.
Les joues gonflées, Natalia tourne les talons et leur fait signe de la suivre. Salomon la rattrape facilement avec ses grandes jambes tandis que Monlosa tente de ne pas se briser une cheville du haut de ses talons. Salomon attrape discrètement et fermement le poignet de sa nouvelle patronne.
- Attention, je tiens à te rappeler que je reste tout de même ton patron, change de ton, baisse les yeux et tout se passera parfaitement.
La femme se dégage de son emprise avant d'entrainer les deux employés dans l'arrière-boutique loin de Ludmila. Cette dernière emballe la commande qu'elle vient de terminer avant d'aller se laver les mains. Pensive, elle savonne ses mains avec insistance tout en se demandant ce que sa mère pouvait bien trouver aux deux nouveaux employés. Ludmila secoue la tête. Non, il ne faut pas juger au physique des gens, ils sont surement adorables, talentueux. Peut-être que les chaussures de Monlosa sont pour épater sa mère. Mais le teint de leur peau ne correspond à aucune couleur de fond de teint, et pourtant la gamme est vaste allant du plus clair au plus foncé, pour les peaux rosées ou encore caramel. La couleur de leur peau ne convient ni au fond de teint le plus clair ni au plus foncé, c'est plus un mélange de gris et de bleu.
- Des aliens, se demande Ludmila dans un chuchotement.
Rapidement, son sang ne fait qu'un tour, son coeur rate un battement, son sang se glace et ses poils s'irissent. Les histoires d'extraterrestres, elle n'y a jamais vraiment crus. C'est comme une religion, chacun y croit ou non. Tout comme la magie, certains pensent qu'elle existe et d'autres non. Ludmila est athée et elle ne croit en aucun cas à la magie, mais pourquoi la Terre serait la seule planète à être habitée ? Pourquoi pas Mars ou Neptune ?
Cette hypothèse devient probable, et Ludmila commence à s'imaginer différentes scènes, comme une invasion d'aliens répugnants ou encore l'arrivée d'un immense vaisseau spatial.
Pendant ce temps, dans l'arrière-boutique, Natalia sort plusieurs pots en terre cuite tandis que Salomon s'adosse au plan de travail. Monlosa reste fidèle à lui-même, curieux, il parcourt la pièce admirant chaque espèce, s'émerveillant comme un enfant dans une boutique de bonbons.
- C'est une très belle jeune fille, commence Salomon.
- Elle ressemble énormément à sa mère, enchaîne Natalia tout en déposant des billes d'argile au fond de chaque pot.
- Ses yeux y sont pour beaucoup, poursuit Salomon. Alors Natalia, quel est ton plan ?
En arrière-plan, la voix presque mélodieuse du second employé provoque chez les plantes un réveil en douceur. Certaines font craquer leur branche pendant que d'autres ouvrent leur fleur, certaines redressent leur feuille instantanément. Il continue à chantonner, laissant les deux autres discuter sérieusement, car les discussions de ce genre l'ennuient profondément.
- Je n'en sais trop rien encore, elle est maligne et lui effacer une nouvelle fois la mémoire ne va pas nous aider tu sais.
- Tu as abusé de ton pouvoir, tu n'as pas réussi à tout gérer, s'agace Salomon. Nous revenons à la même scène encore et encore, je me lasse de répéter les mêmes phrases. Et tu sais très bien ce que je fais quand je m'énerve.
- Difficile d'effacer une partie de la mémoire sans toucher certains souvenirs, tu le sais aussi bien que moi Salomon.
- Pas vraiment, je te rappelle que c'est Ton pouvoir et Non le Miens, dit- il en insistant sur de nombreuses syllabes.
Natalia soupire et verse la terre dans les pots avant de sortir les plantes. Elle profite du silence de Salomon pour demander à Monlosa d'arrêter de chanter au risque de détruire la boutique et de causer - au passage - la mort de tout le monde. Ce dernier tape des pieds tel un enfant capricieux avant de se hisser sur un plan de travail en bois pour s'y asseoir. Il ne compte toujours pas participer à la conversation, de eux deux, c'est Salomon le cerveau, lui il le suit juste.
- Que va-t-elle penser de vous, demande Natalia. Monlosa débarque percher sur des talons aiguilles pour travailler !
- Hé oh, on se calme, intervient le concerner. J'ai toujours rêvé d'essayer ce genre de chaussures, dans notre monde on n'en porte pas, c'est l'occasion rêvée !
- Sauf qu'ici, un homme qui en porte c'est rare et surtout mal vu.
- Les humains sont vraiment bizarres et beaucoup trop conformistes, soupire Monlosa en posant une main sur son front. Ce que portent les femmes vont aussi aux hommes et inversement. Salomon a raison, ils n'ont pas de cerveau.
Natalia lève les yeux au ciel, il n'a pas totalement tort sur le peu d'ouverture d'esprit d'une partie des humains. Elle retire ses gants avant de plaquer ses mains sur le plan de travail. Aujourd'hui, ils ne doivent pas échouer, elle ne doit pas échouer. Le plan entre dès maintenant en action.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top